8.

Deux ou trois des amis de Laure pensaient que le désenchantement de la jeune fille n’était qu’une façade, d’autres étaient convaincus du contraire, la plupart ne se posaient pas de questions, trop occupés de marché noir, de trafics et de fêtes.

Il ne restait plus grand-chose de la candide provinciale, admiratrice du maréchal Pétain et se croyant amoureuse de Maurice Fiaux, le jeune milicien responsable de la mort de Camille. Sa rencontre avec les zazous de Saint-Germain-des-Prés et une bande de jeunes trafiquants du marché noir avait rapidement fait d’elle une femme capable de se débrouiller seule. Elle n’avait pas son pareil pour trouver les échanges intéressants : beurre contre tabac, livres contre chaussures, disques de jazz américain contre savon ou la revente de ces produits rares à ceux qui avaient de l’argent. L’argent… cela était devenu le but principal de sa vie ; avec de l’argent on se procurait nourriture, vêtements, plaisirs, amis… on n’avait plus peur, on était libre. Au début, les remontrances d’Albertine la touchaient, elle se disait que son père et sa mère auraient été cruellement peinés. Mais la vieille demoiselle, tout comme ses sœurs, avait accepté ses « ravitaillements » providentiels sans trop de façons… Maintenant, non seulement le moindre reproche sur ses activités illégales l’agaçait, mais lui faisait hausser les épaules : ce n’était pas à ceux qui avaient perdu la guerre, s’étaient tus pendant quatre ans, avaient collaboré avec l’ennemi, dénoncé leurs voisins juifs ou résistants, qui avaient acclamé Pétain puis le général de Gaulle, tondu des femmes, précipité dans des puits de vrais comme de prétendus traîtres et qui maintenant se jetaient dans les bras des Américains, non, ce n’était pas à eux, ces Français lâches, hypocrites, vaniteux et stupides, de lui donner des leçons. Les jeunes de vingt ans ne voulaient pas se reconnaître dans ces étrangers ; ils les rejetaient en bloc, ces adultes qui leur renvoyaient une image dont ils avaient honte ; des héros, il y en avait eu, ils étaient morts ou dans un si triste état qu’il valait mieux détourner les yeux, les ignorer. Laure avait de l’admiration pour Léa mais la jugeait idiote d’avoir risqué sa vie pour un pays qui n’en valait pas la peine. Plus que jamais, il fallait vivre vite, vivre pour soi. La libération des camps et son cortège de fantômes, les photos de monceaux de cadavres décharnés, d’enfants brûlés, de femmes torturées, complaisamment répandues dans la presse, ces témoignages de survivants étaient insupportables. Quel choc pour les Parisiens, dont Laure et ses amis venus accueillir les premiers déportés à l’hôtel Lutétia. La rencontre avec ces êtres venus d’ailleurs, squelettes sans poids vêtus de défroques rayées, posant sur tout des regards ternes, vides, tentant de grimacer un sourire de leur bouche édentée, déplaçant leur frêle carcasse avec précaution… En les voyant, on se disait qu’ils allaient se briser là, devant ces jeunes filles souriantes aux bras chargés de fleurs, ces mères incrédules face à ces vieillards qui les appelaient : « Maman ! », ces hommes d’âge mûr, combattants d’une autre guerre laissant couler leurs larmes sur leur visage ridé… C’était une chose que de lire les horreurs subies par ces malheureux – les journalistes exagèrent toujours… – et une autre que de voir ces revenants d’un autre monde où, avec une logique implacable, des hommes comme eux, et c’était bien là que résidait toute l’horreur, s’étaient appliqués à détruire non seulement les corps et les âmes mais l’idée même d’« humanité ».

La bombe atomique d’Hiroshima n’avait pas uniquement anéanti des dizaines de milliers de Japonais par un clair matin du mois d’août 1945, mais tué tout espoir d’un avenir possible. Le monde était devenu fou, l’homme avait enfin inventé l’arme capable non seulement de le détruire, mais d’annihiler toute existence sur la planète. Alors, à quoi bon la morale des grands sentiments, tout était faux, tout n’était que mensonge ! Pour survivre, il fallait non pas être comme eux, il fallait être pire qu’eux. Pire qu’eux ? Ce serait difficile…

Laure et ses amis passaient des soirées entières au « Flore », au « Montana », au « Bar Vert », au « Tabou » ou assis sur le bord du trottoir à discuter de leurs difficultés d’être en fumant des Lucky Strike ou des Camel. Leur grande affaire : comment se procurer une voiture, américaine bien sûr, décapotable si possible.

Une fille de la bande, Claudine, une de ces femmes que les G.I. appelaient sign language girls[12] avait pour amant un sergent noir qui sortait pour elle du centre d’approvisionnement de Versailles de nombreux jerricans d’essence qu’elle revendait avec un gros profit. Par gestes, elle lui avait fait comprendre qu’elle voulait une voiture. « No problem », avait-il répondu. Depuis, Claudine et les autres rêvaient de cette voiture, Chevrolet ou Cadillac, aux couleurs rutilantes, aux chromes étincelants… Ils se voyaient déjà remontant les Champs-Élysées, tournant autour de l’Arc de Triomphe, s’arrêtant devant la terrasse du « Fouquet’s » ou stationnant devant les « Deux Magots » sous les regards envieux de ces Français trop ballots pour rouler ces lourdauds d’Amerloques !

Mieux vêtue, mieux nourrie, grâce au marché noir, que la plupart des filles de son âge, Laure, outrageusement maquillée, allant d’aventure en aventure, cherchant dans de brèves et décevantes étreintes un plaisir qui lui échappait, désabusée déjà, se jugeait sans indulgence mais sans une excessive sévérité ; vivant au jour le jour, incapable de se projeter dans l’avenir, impitoyable en affaires, tour à tour désespérée et drôle, boute-en-train et pauvre petite chose entourée de copains, elle n’avait que Franck pour ami et confident. Dès que ces deux-là s’étaient rencontrés, ils s’étaient aimés… aimés comme frère et sœur. Aucun trouble sexuel entre eux, rien qu’une franche camaraderie faite de fous rires, de complicités, de blagues. Aucun secret entre eux, ils connaissaient tout l’un de l’autre et savaient que quoi qu’il arrive, ils seraient solidaires. Cette amitié était, sans qu’ils le sachent vraiment, leur raison d’exister.

Ils étaient ensemble et venaient de se réveiller vers deux heures de l’après-midi quand on sonna à plusieurs reprises à la porte du studio de la rue Grégoire-de-Tours.

— Voilà, voilà, on arrive ! cria Franck en enfilant son pantalon.

Une femme portant un turban d’un vert vif qui faisait ressortir celui de ses yeux et un jeune homme blond, tous les deux grands et beaux, se tenaient sur le seuil. En le voyant, la femme eut un sourire ironique qui le fit rougir.

— Je suis bien chez mademoiselle Laure Delmas ?

— Oui, madame.

— Qui est-ce, Franck ?

Ébouriffée, Laure apparut dans un déshabillé de soie chiffonné, trop chargé de dentelles. Bien que n’ayant jamais vu Sarah Mulstein, elle la reconnut immédiatement et se sentit mal à l’aise.

— Je suis une amie de Léa, j’ai appris qu’elle était malade, j’ai appelé, jamais je n’ai pu l’avoir au téléphone. Puis-je entrer ?

— Bien sûr. Ne regardez pas le désordre, nous nous sommes couchés tard. Vous êtes Sarah ?

— Oui. Voici mon cousin, Daniel Zederman.

— Bonjour monsieur, je vous présente Franck Baudeleau, un ami.

— Bonjour. Léa est-elle toujours à Paris ?

— Non, elle est retournée dans le Bordelais.

— Je lui ai écrit chez vous à deux reprises. Avez-vous fait suivre mes lettres ?

— Naturellement.

— Je n’ai eu aucune réponse. J’ai été absente plus d’un mois, peut-être a-t-elle essayé de me joindre ?

— Je ne crois pas, fit Laure d’un ton involontairement sec.

— Pourquoi dites-vous cela ?

Laure se renfrogna, ce fut Franck qui répondit à sa place.

— Nous ne savons pas ce qui s’est passé entre Léa et vous, mais après votre rencontre, Léa est tombée malade. Dans ses accès de fièvre, tour à tour elle vous suppliait de vous taire puis essayait de vous consoler en pleurant. Ce qu’elle disait était si incohérent, si épouvantable que Laure et moi avons cru qu’elle devenait folle. Quand elle a été mieux et que vous avez appelé, Léa s’est mise à pleurer et à trembler, refusant de vous parler. À peine guérie, elle a pris le premier train pour Bordeaux.

Franck se tut ; un silence gêné s’installa. Daniel regardait sa cousine, surpris de remarquer une émotion qui lui paraissait excessive chez cette femme si terriblement maîtresse d’elle-même. Sarah se reprit très vite.

— Comment va-t-elle maintenant ?

— Très bien, il y a beaucoup à faire à Montillac et ça ne lui donne pas le temps de trop penser, dit Laure.

— J’en suis heureuse. Si vous lui écrivez dites-lui qu’elle me manque. Au revoir.

La porte refermée, Laure et Franck restèrent un moment sans échanger une parole. La sonnerie du téléphone les arracha à leur mutisme. La jeune fille décrocha.

— Allô, je suis bien chez Laure Delmas ?

— Oui, c’est moi. Qui est à l’appareil ?

— Bonjour, ma petite Laure, c’est François Tavernier. Comment allez-vous ?

— François !… Je suis bien contente de vous entendre. Où êtes-vous ?

— Pas très loin, à l’hôtel du Pont-Royal. Léa est-elle à Paris ?

— Non, elle est à Montillac. Une de vos amies sort d’ici…

— …

— … Sarah Mulstein.

— Que voulait-elle ?

— Voir Léa. Je lui ai dit que ma sœur ne voulait pas la revoir. J’ai bien fait, n’est-ce-pas ?… elle me fait peur cette femme… allô, allô… vous êtes toujours là ?… Vous m’entendez ?… allô…

— Oui, je vous entends. Je vais essayer de joindre Léa. Je passerai vous voir un jour prochain. À bientôt, petite fille.

— Mais je… allô !… il a raccroché.

Laure reposa le combiné d’un geste agacé.

— Il m’énerve, il continue à me traiter comme une gamine !

— C’est vrai que tu es si vieille ! dit Franck en la prenant par la taille et en la faisant tournoyer jusqu’à ce que sa mauvaise humeur fût dissipée.

Essoufflée, elle se laissa tomber sur le lit en riant.

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures.

— Allez, sauve-toi, j’ai juste le temps de me préparer.

— Pour aller où ?

— Voir François Tavernier, lui demander de m’accompagner à Montillac et de me trouver une excuse pour ne pas y passer l’été. Je préfère partir avec toi dans ce petit village du Midi où tes parents ont une maison. Comment s’appelle-t-il, déjà ?

— Saint-Tropez. Tu sais, ce n’est pas très folichon. À part la pêche et la baignade, je ne vois pas très bien ce qu’on peut y faire.

— Ne t’inquiète pas, on trouvera bien. En attendant, il nous faut absolument une voiture. C’est idiot, on a de l’essence à ne savoir qu’en faire mais rien dans quoi la mettre. Tu crois que Claudine, ça va marcher avec son Américain ?

— Je pense… Pourquoi tu n’en parlerais pas à ce Tavernier, tu m’avais bien dit qu’il était un peu louche pendant la guerre ?

— Oui, mais c’était pour donner le change. Tu oublies qu’il était à la Libération auprès du général de Gaulle.

— Tu sais, par les temps qui courent on a vu des choses plus bizarres…

— C’est vrai, malgré tout, je ne risque rien à le lui demander maintenant, laisse-moi. On se retrouvera au « Flore » comme d’habitude ?… Vers huit heures ?

— D’accord, j’y serai. Sois sage.

Franck évita de justesse la chaussure lancée par son amie.

— Oh, pardon monsieur !

Laure, dans le hall de l’hôtel Pont-Royal, venait de bousculer un homme vêtu avec recherche ayant à son bras une jeune femme non moins élégante.

— Ce n’est rien, mademoiselle.

— François !… vous ne me reconnaissez pas ?… Laure… la sœur de Léa !…

— Laure ! la petite Laure !… Ma chère, je ne vous aurais pas reconnue. Vous voici devenue une vraie Parisienne ! Quel chic, n’est-ce-pas ? dit-il en se tournant vers sa compagne.

— Tout à fait, fit celle-ci avec un sourire moqueur.

— Laure, je ne vous présente pas madame Mulstein. Vous vous connaissez, je crois ?

— Oui, murmura-t-elle en rougissant sous son épais maquillage.

— Vous avez rendez-vous avec quelqu’un ? demanda Tavernier.

— Non, c’est vous que je venais voir… mais cela peut attendre…

— Sarah, voulez-vous m’excuser quelques instants ?

D’un signe de tête elle donna son assentiment.

François prit Laure par le coude et l’entraîna vers un canapé.

— Asseyons-nous, je n’ai pas beaucoup de temps. Dites-moi ce qui vous amène ?

— Oh rien ! pas grand-chose.

— Mais quoi encore ? S’agit-il de Léa ?

— En quelque sorte… voilà… j’avais pensé que nous pourrions aller ensemble à Montillac. Ainsi mes tantes n’oseraient rien dire en me voyant repartir avec vous.

— Vous n’avez donc pas envie d’y demeurer ?

— Oh, surtout pas !

Cela fut dit avec une telle conviction qu’il ne put s’empêcher de sourire.

— C’est pourtant un bel endroit, la maison de votre enfance…

— C’est un trou !… C’était très bien quand j’étais enfant !… à l’idée de m’enterrer là-bas, je me sens mourir.

— Léa y est bien.

— Léa, ce n’est pas moi. Qui vous dit d’ailleurs qu’elle y soit si bien ?… Moi, je suis sûre du contraire. Léa n’est bien nulle part. Il y a trop de mauvais souvenirs à Montillac. Elle fait les gestes de la vie quotidienne, mais je sens bien qu’elle fait semblant.

— Vous êtes sûre de ce que vous dites ?

— Presque. Pourquoi n’allez-vous pas la chercher ? Vous êtes le seul à pouvoir lui faire oublier…

— Oublier !… C’est un mot qu’on emploie beaucoup depuis un an ! Oublier ! Vous ne croyez pas que moi aussi je voudrais oublier et Sarah, celle qui vous fait peur, vous ne pensez pas qu’elle aimerait oublier ? Mettez dans votre cervelle d’oiseau qu’il est des choses que l’on ne peut oublier, que l’on ne doit pas au prix de sa vie, de l’amour même…

Laure connaissait mal François Tavernier et ne l’avait jamais vu en colère. Très pâle, il l’avait prise par le bras pour mieux lui faire entendre ce qu’il disait et la serrait si fort qu’elle ne put retenir un gémissement.

— Excusez-moi, je vous fais mal. Je suis un vieil imbécile. Pardonnez-moi, c’est normal qu’une gamine cherche l’oubli des horreurs commises par les adultes. Nous sommes mal placés pour vous donner des leçons.

— C’est exactement ce que nous pensons, mes copains et moi. Nous n’avons de leçons à recevoir de personne, dit-elle en se frottant le bras. Hitler est mort, n’est-ce-pas ?

— Lui, peut-être, le nazisme, non.

Les clients de l’hôtel, qui passaient devant cette jolie fille mise à la dernière mode et cet homme si bien habillé malgré les restrictions, ne pouvaient en aucun cas imaginer la teneur de leur conversation. Ils pensaient à une querelle d’amoureux.

— Et alors, ce n’est pas une raison pour m’empêcher de vivre.

Quelle enfant ! son air boudeur la faisait ressembler à Léa, mais une Léa égoïste et futile.

— Votre guerre, continua Laure, nous a appris que la vie était courte et fragile. Je ne veux pas d’une vie aussi ennuyeuse que celle de mes sœurs.

— Vous croyez que Léa s’ennuie ? dit-il, soudain inquiet.

— Ça ne vous paraît pas normal qu’une fille de son âge s’ennuie dans ce coin avec pour seule compagnie mes tantes qui sont bien gentilles mais pas très rigolotes, Françoise qui pleure tout le temps et deux mômes braillards et insupportables ? Je voudrais bien vous y voir ! Heureusement que Jean Lefèvre est revenu et qu’il vient à Montillac presque tous les jours.

Pas dupe de la perfidie, François Tavernier sourit.

— C’est heureux pour elle. Je vois mal Léa se passer de la compagnie des hommes…

— C’est tout l’effet que ça vous fait, dit Laure d’un ton dépité de petite fille. Et en plus, ça vous fait rire !…

— C’est vous qui me faites rire.

— Oh !…

— Je règle quelques affaires à Paris et jeudi ou vendredi prochain, j’irai à Montillac.

— Vous m’emmenez ?

— Promis. Je vous fais signe dès que je suis prêt.

— Merci, je compte sur vous.