26.

En rentrant à l’hôtel, Léa trouva un message de François. « Sois à 21 heures au théâtre Colon, prends un taxi, passe par l’entrée latérale. Dis que tu es attendue à la loge spéciale numéro vingt-cinq. J’y serai. » Qu’est-ce que c’était encore que ce rendez-vous mystérieux ? Ne pouvait-il agir plus simplement ? « Qui sait si je ne vais pas encore le trouver assommé dans cette loge… » Elle monta dans sa chambre et se fit couler un bain.

— Señorita, la entrada es acá.[43]

— Ya lo sé, dit Léa devinant le sens de la phrase. Palco especial veinticinco[44], parvint-elle à dire, se sentant ridicule.

L’homme la regarda d’un air entendu et, avec un sourire égrillard, lui fit signe de la suivre. Il descendit quelques marches, prit un couloir, puis un autre plus étroit et mal éclairé, passa devant deux portes portant des numéros et s’arrêta devant la troisième. On entendait la musique du Lac des cygnes.

— Es acá señorita,[45] dit-il à voix basse, en frappant doucement à la porte.

— ¿ Quien es ?[46]

— Es el portero, estoy con una señorita qui dice tener cita en el palco número veinticinco.[47]

La porte s’entrouvrit. Tavernier lança un regard rapide dans le couloir et s’effaça pour laisser entrer Léa.

— Bueno, gracias,[48] dit-il à l’homme en lui tendant un pourboire. Que no me molesten.[49]

— Quedese tranquilo Señor. Luigi vigila.[50]

Léa ramassa les plis de sa robe de rayonne rouge sombre et s’assit sur une des banquettes recouvertes d’un velours de la même teinte, placées de chaque côté de l’entrée. Un rideau du même tissu refermait l’endroit, où régnait une chaleur étouffante. François poussa le verrou.

— On se croirait dans une boîte.

— Attends, tu n’as rien vu, dit-il en écartant le rideau.

Deux chaises capitonnées, encore un rideau.

— Viens voir.

Elle s’approcha, il entrouvrit légèrement la tenture ; une épaisse grille de fer forgé fermait la loge.

— De mieux en mieux, maintenant, on se croirait en prison.

— Chut, regarde.

Ils se trouvaient au ras du sol de l’orchestre avec vue sur les pieds des spectateurs. De la scène, on ne voyait rien. François ferma soigneusement le rideau et tourna un interrupteur. Une sorte de veilleuse fit surgir les contours de son visage. Dans cette pénombre, elle le trouva beau et inquiétant.

— Embrasse-moi… arrête… Qu’est-ce que tu fais ?… pas ici, tu es fou !…

— Pourquoi ? Non, ce genre d’endroit a été conçu pour les rendez-vous galants des couples adultérins ou de ceux qui veulent voir sans être vus.

— François !…

Leur étreinte fut rapide, violente et… délicieuse.

Elle gisait à demi couchée sur l’étroite banquette, indifférente à l’ouverture indécente de ses jambes, le cœur battant, les yeux clos, décoiffée. François sentit son désir renaître et dut faire un véritable effort pour ne pas la reprendre dans ses bras. A regret, rageusement il rabattit la robe. C’était pour l’amour qu’elle était faite et non pas pour ce vers quoi il l’entraînait. Face à tant de tranquille impudeur, il se haïssait.

— Tu as vu Daniel ?

— Oui, fit-elle d’une voix languissante.

— N’y retourne pas, c’est trop dangereux.

Elle ouvrit les yeux et se redressa.

— Et pour Carmen et les autres, ce n’est pas dangereux ?

— Si, mais ils savent ce qu’ils font.

— Parce que moi, je ne le sais pas ?

— Je ne veux pas que tu sois mêlée à tout cela.

— Tu me l’as déjà dit. Mais je suis jusqu’au cou mêlée à vos affaires, ce n’est pas la peine de se mentir.

Il eut un geste de découragement.

— Il est encore temps pour toi de partir.

— Je ne partirai pas, je veux vous aider.

Des applaudissements éclatèrent dans la salle. On frappa à la porte.

— ¿ Quién es ?[51]

— Un mensage para usted, Señor.[52]

— Páselo por debajo de la puerta.[53]

François prit le papier, le déplia et le lut.

— C’est de Sarah.

— Comment sait-elle que nous sommes ici ?

— Nous utilisons cette loge comme boîte aux lettres.

— Que dit-elle ?

Il hésita.

— Que c’est pour ce soir.

— Déjà ? Allons-y.

— Mon amour, je t’en supplie…

Il y avait du désespoir dans sa voix ! Elle en fut émue.

— Je veux être avec toi, tu peux comprendre. Je t’aime, l’idée que tu me laisses seule alors qu’il y a du danger pour toi, pour Sarah, m’est insupportable.

François la prit dans ses bras, l’embrassa dans les cheveux et dit :

— Alors, viens.

Sa voiture était garée près du palais de justice.

— Où allons-nous ?

— Au parc Palermo, Amos m’attend.

Il y avait encore beaucoup de circulation dans l’avenue de Libertador, ils traversèrent la roseraie, contournèrent le lac et s’arrêtèrent avenue de l’Infanta Isabel. François lança trois appels de phare suivi de deux autres. Plus loin une voiture répondit.

— C’est lui, dit-il en redémarrant lentement.

Arrivé à la hauteur du véhicule, il s’arrêta.

— Que fait-elle ici ? demanda Amos.

— Elle remplace Daniel.

— Ce n’était pas prévu.

— Je sais, mais nous avons besoin de quelqu’un pour faire le guet.

— Comme vous voudrez, vous savez ce que vous faites. Les deux femmes quitteront l’hôtel à pied accompagnées d’un policier argentin. Tous les trois se dirigeront vers la plaza de Mayo. Une voiture les attendra près de la cathédrale. Samuel est sur place. Carmen est dans le hall de l’hôtel avec Uri, ils les prendront en filature jusqu’à la place. Vous les suivrez en voiture pour parer à toute éventualité.

— à quelle heure ?

— Vingt-trois heures trente. Soyez garé avenue Corrientes à une vingtaine de mètres de l’hôtel. Vous êtes armés ?

— Évidemment.

— Bien, à plus tard.

Sous un lampadaire, Carmen et Uri s’embrassaient, tandis que Rosa Schaeffer et Ingrid Sauter montaient dans le taxi garé devant la cathédrale. Les portières refermées, le policier continua son chemin vers la Casa Rosada. Il passa en sifflotant, sans un regard pour l’automobile dans laquelle s’enlaçait un couple.

— Maintenant, rejoins Carmen, elle sait ce qu’il y a à faire. Uri nous suit à moto.

— Où allez-vous ?

— Elles vont probablement tenter de s’embarquer au milieu de la nuit pour Montevideo. On se retrouvera tout à l’heure sur le port. Sois prudente, je t’aime, mon amour.

Léa descendit et se dirigea vers Carmen et Uri. S’il fut sur- pris de voir Léa, il ne manifesta rien, enfourcha sa moto et s’en alla avec un geste d’adieu.

La jeune Argentine saisit son amie par le bras.

— Je n’ai pas pu prévenir les autres à part Uri : Daniel a disparu…

— Enlevé ?

— Non, il est parti rejoindre Sarah.

— Comment le sais-tu ?

— Vers vingt et une heures ce soir, je suis sortie faire une course. Quand je suis revenue, j’ai trouvé le camarade de garde devant la porte assommé et celui de l’appartement enfermé. Sur la table, un mot de Daniel disant qu’il rejoignait Sarah.

— C’est tout ?

— Che ! il ne m’a pas écrit un roman !

— Mais blessé comme il l’est !… et Sarah, où est-elle ?

— Je n’en sais rien.

— J’ai l’impression que l’on nage en pleine incohérence… Attention, le taxi démarre.

Elles le suivirent des yeux : il fit le tour de la place et passa devant les deux jeunes filles qui se rejetèrent dans l’ombre.

— Carmen…

— Oui ?

— L’homme qui est à côté du chauffeur…

— Che ?

— C’est Jones, un de ceux qui ont torturé Daniel.

— Tu es sûre ?

— Oui, il était à bord du bateau. Que doit-on faire maintenant ?

— On prend un taxi et l’on va avenida de Los Immigrantes dans une esquina.

Les dockers et les marins buvant dans l’esquina restèrent bouche bée en voyant entrer deux belles filles seules.

— ¡ Que churrasca !

— ¡ Que taquerea !

— ¡ Que hembraje !

Mains sur les hanches, Carmen fit face :

— Hijos de puta impotentes, callensse la boca bastardos solo tierren huevas para insultar a las imperes…[54]

— Dejá, Carmen, no son mala gente. Señores, esta chica es mi Sobrina y su amiga es… mi sobrina también.[55]

— Discúlpanos Juan, no to podíamos adivinar.[56]

— Tienes suerte de tener sobrinas tan bien rellenas.[57]

Les buveurs retournèrent à leurs verres. Juan fit passer « ses nièces » derrière le comptoir.

— ¿ Y esta, quién es ?[58]

— Note te preocupes, es una amiga.[59]

Elles passèrent dans une arrière-salle encombrée de caisses. L’homme désigna une lucarne.

— Da a la calle que es perpendicular a la avenida de Los Inmigrantes. De allí preden vigilar todo.[60]

— Gracias.[61]

L’homme sortit, refermant la porte derrière lui.

— Ils ne vont pas tarder à arriver. Au bout de l’avenida c’est le quai d’embarquement. Les voilà.

Un taxi venait de s’arrêter. Le chauffeur et Jones descendirent et regardèrent autour d’eux puis se dirigèrent vers l’esquina. Les portières arrière restèrent fermées.

— Que font-elles ? demanda Léa. Pourquoi ne descendent-elles pas ?

— Tais-toi, laisse-moi écouter… Le chauffeur parle à quelqu’un, ce n’est pas au patron… Ils ont un complice dans la salle…

— Alors, il nous a vues ?

Une moto s’arrêta… une silhouette traversa la rue… une voiture freina, puis une autre… un bruit de chaises renversées, de verres brisés… des cris… une femme sortit du taxi… un coup de feu… elle s’écroula… la voix de François Tavernier…

— Attention, ils s’enfuient…

Le chauffeur et Jones coururent vers le taxi, pistolet au poing… dans la lumière d’un réverbère, Sarah avec une mitraillette… une rafale… Jones tomba… le chauffeur démarra… on se battait dans l’esquina… Tavernier tirait en direction du taxi… Jones se redressa… Daniel…

— Daniel ! cria Léa.

Jones tira… un coup de feu l’abattit… Daniel à terre… François se penchait vers lui… bousculant Carmen, Léa ouvrit la porte… un homme tenta de la retenir, elle s’arracha à son étreinte… Uri monta sur sa moto et se lança à la poursuite du taxi… Samuel tomba à genoux… des hommes quittaient l’esquina à toutes jambes… Sarah s’approcha, mitraillette tendue près du corps de la femme allongée sur le ventre… du pied, elle la retourna…

— Non, Sarah !

…Elle n’entendit pas Léa… elle n’entendait plus rien… tirait par rafales… le corps sursautait… monstrueuse danse de saint Guy… Sarah riait… pétrifiée, Léa regardait… oubliant le danger… fascinée par le ballet affreux exécuté sous ses yeux… des sirènes…

— Vite, la police !…

Léa s’arracha à sa morbide contemplation… François tirait Sarah par le bras… Sarah qui riait, riait… pourquoi Samuel portait-il Daniel ?…

— Carmen, anda con el.[62]

Sur la banquette arrière de la voiture de Tavernier, Sarah continuait de rire…

— Fais-la taire, supplia Léa, fais-la taire.

Il ne répondit pas, roulant à vive allure le long des quais. On n’entendait plus les sirènes. Il s’arrêta, se retourna et gifla Sarah à plusieurs reprises… enfin le rire dément cessa.

Il repartit… derrière, Sarah essayait de retrouver sa respiration.

— Attention !…

De justesse, il évita une charrette tirée par un âne. Ils entendirent les imprécations du charretier.

L’automobile roulait à vive allure le long des docks. Ils traversèrent un quartier misérable.

« Le faubourg est le reflet de la fatigue du voyageur », murmura Léa.

— Que dis-tu ? demanda François.

— C’est un vers de Borges qui me revient en mémoire.

Il lui lança un regard surpris.

— Tu lis Borges ?

— Non, mais à Mar del Plata, Victoria a dit ce poème, je trouvais le rythme très beau, je lui ai demandé de me le traduire.

Ils s’arrêtèrent dans une rue sombre bordée de hauts murs, couverts d’affiches déchirées et barrées de hautes lettres noires : « VIVA PERÓN ». À l’aide d’une grosse clef, François ouvrit une porte de fer disparaissant sous les lambeaux de papier. Ils entrèrent. Un chat détala avec un miaulement rageur. Une lumière s’alluma dans le bâtiment d’en face, éclairant une cour encombrée de détritus divers ; un chemin sillonnait au milieu, l’endroit puait la désolation.

— Où sommes-nous ?

— Chez des amis, les autres doivent nous rejoindre ici.

Dans la lumière se découpa la silhouette de Uri.

— Daniel est sérieusement touché, il n’arrête pas de demander après Léa.

— Je suis là.

— Je vous conduis près de lui.

Il gisait dans un coin, étendu sur des sacs, Samuel et Carmen auprès de lui. Samuel pleurait.

— Ne pleure pas, mon frère… j’ai froid… Léa, où est Léa ?…

— Je suis là, Daniel… on va te soigner… oh !…

Elle se rejeta en arrière, les mains sur les lèvres : le bas du ventre du jeune homme n’était qu’une bouillie.

— Léa…

Surmontant sa peur et son dégoût, elle s’assit près de lui et caressa ses cheveux. Son visage en sueur exprima un tel bonheur que Léa faillit éclater en sanglots.

— Je suis heureux… tu es là… penche-toi… j’ai du mal à parler… sois bonne pour Samuel… il n’avait plus que moi… je n’ai pas peur de mourir… mais c’est un peu tôt… jamais je n’ai connu de femme… quand je t’ai vue… j’ai su que c’était toi… Sarah ?…

— Oui, je suis là.

— … Je n’ai plus de haine… je suis en paix… je vais rejoindre mes parents… Léa ?… je t’aime… Sarah… pas Léa… pas Léa… Léa…

Sa tête s’inclina contre son épaule.

Léa poussa un cri, arracha sa main de celle de Daniel et se jeta contre François.

— Non !… Oh ! non… non !

Samuel se pencha sur le corps de son frère, lui baisa le front et lui ferma les yeux. Lentement, péniblement, il se redressa, contempla le cadavre… il sortit son mouchoir de sa poche, le déplia soigneusement, le déposa sur sa tête et, d’une voix ferme, prononça les paroles du kadish.

— Yithgaddal weyitkkaddash Shemèh rabba beolmâ di-verâ’khire’outhé wegamli khmal khouthê be’hayye’khôn ouveyome’kkôn ouve’hayyé dékhol beth Yisraël ba’agalâ ouvizman gariv weïmeron Amên… Ossé schalom btmerôman hou ya’assé schalom’alenou we’al kel Yisraël weïmeron Amên.[63]