11.

20 juillet 1946

Ma chérie,

Je suis à Paris depuis quelques jours. Le téléphone est encore incertain dans ce pays et les opératrices n’ont guère pitié des amoureux. Il ne me reste que la plume pour te dire que tu me manques terriblement et que je viendrai dans le courant de la semaine avec Laure que j’ai rencontrée avant-hier. Ta petite sœur compte se servir de moi pour éviter un trop long séjour à Montillac… De toi, elle n’a que la chevelure, et c’est dommage !

J’ai revu Sarah. J’ai compris ta réaction quand elle m’a raconté son supplice, et, cependant, elle ne t’a pas tout dit. Tu ne dois pas rester là-dessus ; tu as suffisamment souffert toi-même pour la comprendre. Vous êtes assez semblables sur bien des points. La différence est que toi tu n’as pas été au bout de l’horreur… Il faut que tu saches que Sarah ne sera plus jamais une femme « normale ». Quoi que nous fassions, nous ne pourrons jamais réparer l’irréparable ; mais nous pouvons l’aider. Je te demande de me permettre de venir à Montillac avec elle, elle le souhaite vivement. Si tu refuses, je comprendrai. Mais je te connais, tu es généreuse et tu aimes Sarah. Je pars tout à l’heure pour Londres ; j’y resterai deux jours. Téléphone à Laure ou télégraphie-lui pour donner ta réponse. J’ai hâte de te revoir, de te serrer dans mes bras, de voir tes yeux se refermer sur ton plaisir.

Petite fille, je voudrais que tu sois sûre d’une chose, d’une seule : je t’aime. Ne l’oublie jamais. L’avenir peut nous réserver des surprises, ne pas être celui dont nous aurions rêvé. Je sais cependant que tu es la seule, tu entends bien, LA SEULE, auprès de qui je voudrais vivre, entouré, pourquoi pas ? d’enfants qui te ressemblent,

François.

Le cœur de Léa avait bondi quand elle avait reconnu l’écriture de son amant. Abandonnant à Françoise et à Ruth la surveillance des confitures qu’elles faisaient depuis le matin, elle avait couru s’enfermer dans le bureau de son père pour lire tranquillement sa lettre.

La seule !… elle était la seule avec laquelle il voudrait vivre, avoir des enfants !… « Moi aussi, j’aimerais vivre avec lui », pensa-t-elle. Un sentiment de bonheur, de paix l’envahit : c’était la première fois qu’elle se disait cela. Elle éclata de rire. Pourquoi avait-elle attendu si longtemps pour se l’avouer ?… La réponse lui vint immédiatement : « J’ai peur qu’il ne me fasse souffrir ! » à cette pensée, son corps se couvrit de nouveau de sueur. « Je suis folle de me mettre dans un état pareil parce que l’homme que j’aime – oh oui, comme elle l’aimait, comme c’était bon enfin de le reconnaître – me déclare son amour ! » Elle rit encore, cependant l’inquiétude demeurait. Léa relut la lettre… Puisqu’il le demandait, elle recevrait Sarah, serait tendre et affectueuse. À eux deux, ils l’aideraient à surmonter son chagrin, la feraient renoncer à ses idées de vengeance. Vite, téléphoner à Laure pour lui dire que Montillac les attendait tous les trois… Mais pourquoi écrivait-il : « L’avenir peut nous réserver des surprises, ne pas être celui dont nous aurions rêvé… » ? Il y avait comme une menace dans ces mots… Puisqu’ils s’aimaient, l’avenir serait merveilleux… « L’avenir peut nous réserver des surprises… » Quelles surprises ?… Que voulait-il dire par là ?… Léa porta ses mains à ses tempes pour arrêter ce battement… ferma les yeux… les rouvrit aussitôt… Derrière ses paupières closes, l’espace d’un instant, elle avait vu Sarah lui tendant son enfant mort… Sarah qui riait et la regardait d’un air terrible…

Léa se réfugia sur le vieux canapé de son père et, recroquevillée sur elle-même, se mit à trembler. L’odeur de la sueur froide, qui sourdait de son corps grelottant, lui donnait la nausée. « Il faut que je me calme… je dois me calmer… Maman… Camille… j’ai peur, si vous saviez comme j’ai peur… » Le souvenir apaisant des mains de sa mère et de celles de Camille sur son front, quand les mauvais rêves venaient hanter ses nuits, peu à peu la rasséréna. Elle se releva péniblement, la bouche amère. Le miroir de la salle de bains lui renvoya le reflet d’une noyée. Avec rage, elle retira ses vêtements et se jeta sous la douche. Ah, se laver de tous ces souvenirs, de toutes ces images, ne penser qu’à la joie d’être vivante, d’avoir un corps fait pour le plaisir !… Ce plaisir que François savait si bien lui dispenser. Retrouver enfin ce bonheur d’être soudée l’un à l’autre… L’avenir, avec lui, ne pouvait être fait que de bonnes surprises, c’était cela qu’il avait voulu dire. Ensemble, ils redonneraient à Sarah le goût de vivre ; ils sauraient l’entourer de toute leur tendresse ; leur amour ne pouvait qu’être bénéfique à tous. Tous ceux qu’elle aimait, Léa les voulait heureux autour d’elle. La guerre était finie, le temps de la paix et du bonheur était revenu.

C’est en chantant qu’elle sortit de la douche, s’essuya, se regarda avec complaisance dans la haute glace de la salle de bains, se parfuma et s’habilla d’une légère robe de toile.

Des rires et des exclamations joyeuses provenant de la terrasse la firent descendre en courant le long des charmilles ; ce n’était pourtant pas l’heure de l’apéritif du soir, mais celle précédant le déjeuner. À l’ombre de la glycine, Alain Lebrun débouchait une bouteille de champagne en compagnie d’Albertine, de Lisa, de Françoise et de Ruth encore enveloppées de leurs tabliers de cuisinière.

— Que se passe-t-il donc ? Que fêtez-vous sans moi ?

— Charles et Pierre sont partis te chercher, dit Françoise avec un sourire taquin.

— Je ne les ai pas vus. Me dira-t-on enfin ce qui se passe ?

— Françoise… commença Lisa en pouffant derrière sa main.

— Quoi, Françoise ?

— … vient de nous annoncer, continua Albertine en s’arrêtant pour essuyer les larmes qui coulaient de ses yeux.

— Tu pleures ! Est-il arrivé quelque chose ?

— Non… enfin oui, mademoiselle Léa, dit Alain en faisant sauter le bouchon.

— Allez-vous me dire… Oh, je crois comprendre !… vous et Françoise ?… Oui ?… Oh, petite sœur, que je suis heureuse ! s’écria Léa en embrassant Françoise. Mes félicitations, Alain, dit-elle en l’embrassant à son tour.

— Merci, mademoiselle.

— Il n’y a plus de mademoiselle. Ne suis-je pas votre belle-sœur ?

— Merci, Léa.

Souriante, Léa prit le verre de champagne qu’il lui tendait.

— On n’a pas trouvé… Ah, tu es là !… Pierre et moi, on t’a cherchée partout, dit Charles essoufflé.

— Tenez les enfants, venez trinquer avec nous.

— Alain, juste un doigt, ils sont encore petits, dit Françoise.

Quand chacun fut servi, Alain Lebrun leva son verre.

— Je bois au plus beau jour de ma vie. Je bois à la femme que j’aime, à Montillac et à tous ceux qui l’habitent. A votre santé à tous et à toutes.

— Comme votre papa et votre maman seraient heureux, dit Ruth en pleurant.

— Allons ma bonne Ruth, ce n’est pas le jour pour pleurer, dit Albertine en se mouchant bruyamment.

— Non, ce n’est pas le jour, hoqueta Lisa.

Elles étaient si comiques toutes les trois, leurs mouchoirs à la main, que Françoise, Alain et Léa éclatèrent de rire.

— C’est ça, moquez-vous, bougonna Ruth.

En fin de journée, tous trinquèrent dans les chais en l’honneur des fiancés, en compagnie de Jean Lefèvre et du père Henri.

— à quand ton tour ? dit Jean à Léa d’un air entendu.

— Plus tôt que tu ne le penses, fit-elle d’un ton léger.

Devant son air épanoui, elle s’en voulut de sa réponse. Comment rattraper sa bévue ? Heureusement, Françoise fit diversion.

— Mon père, nous serions très heureux Alain et moi que vous acceptiez de nous marier.

— Ce sera un grand plaisir pour moi.

— Pour la noce, vous attendez la fin des vendanges ? demanda Jean.

— Non, répondit Françoise, nous tenons, Alain et moi, à nous marier le plus vite possible, après la publication des bans.

— Nous n’allons pas avoir le temps de tout préparer, de faire faire la robe, d’envoyer les invitations, d’organiser la fête…

— Il n’y aura pas de fête, Léa, dit Françoise. Je tiens à me marier dans la plus stricte intimité.

— Mais…

— Tu dois bien comprendre pourquoi ?

Oui, bien sûr, elle comprenait. Elle n’était qu’une sotte !

— François m’informe de sa venue avec Laure et une amie. Peut-être seront-ils là pour le mariage, dit-elle.

— Quelle bonne nouvelle, dit Lisa, j’aime beaucoup monsieur Tavernier.

La nouvelle ne plaisait pas à Jean Lefèvre, qui lança à Léa un regard rapide.

— Toi et Jean, si vous le voulez bien, serez mes témoins. Alain a demandé à son oncle et à un ami.

Tout le reste de la semaine, jusqu’à l’arrivée de Laure et des invités de Léa, la vie à Montillac retrouva une effervescence qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Ce n’étaient que cavalcades à travers la maison, déplacements de meubles, livraisons diverses en vue de l’emménagement des nouveaux mariés. Il avait été décidé qu’ils occuperaient l’ancienne chambre de monsieur et madame Delmas qui était la plus belle de la maison et qui avait un petit salon et une salle de bains attenants. Les récents travaux avaient rendu cet appartement encore plus agréable. Pierre aurait sa chambre auprès de celle de sa mère.

L’annonce de ce mariage avait rajeuni Lisa et Ruth ; elles discutaient trousseau, argenterie, linges, vaisselle. La couturière de Langon vint prendre les mesures des dames de Montillac pour les toilettes. Les choix donnèrent lieu à des discussions animées. Françoise opta pour un simple tailleur jaune pâle, Léa pour une robe manteau d’un rouge sombre, Lisa pour une robe en foulard imprimé avec le paletot assorti, Albertine pour un ensemble gris perle ; Ruth dit qu’elle n’avait besoin de rien. Étant donné le peu de temps dont disposait la couturière, on se mit d’accord sur le fait qu’un seul essayage suffirait. Il fallut toute la persuasion câline de Léa pour faire accepter cette décision à madame Larcher, qui pensait qu’il en fallait au moins trois. Il fut convenu que ces dames se rendraient à Langon pour gagner du temps. Maintenant, il fallait penser aux chapeaux, aux chaussures, aux sacs et aux gants. Munies d’un échantillon du tissu de leurs vêtements, elles prirent la direction de Bordeaux la veille de l’arrivée de Laure.

Épuisées après leurs courses, elles s’étaient installées dans un salon de thé face au théâtre, entourées de paquets. À une table voisine, elles aperçurent leur cousine Corinne Delmas, qui venait d’épouser un riche propriétaire de Pauillac, et deux de ses amies. Les trois jeunes femmes chuchotèrent vivement en reconnaissant Léa et Françoise. Cette dernière rougit et baissa la tête, tandis que Léa les regardait d’un air effronté.

— Quel culot ! s’exclama une des amies de Corinne à haute voix.

— Comment osent-elles se montrer ? fit l’autre.

— Nous ne les voyons plus, s’empressa de dire Corinne.

— Partons, dit Françoise devenue très pâle.

— Pas question, fit Léa, les yeux assombris.

— Mes enfants, pas d’esclandre, murmura Albertine.

Léa se leva et se dirigea vers la table des trois jeunes femmes.

— Bonjour, Corinne. Le mariage semble te réussir, tu as une mine superbe. La dernière fois que je t’ai vue avec oncle Luc, tu étais plus maigre. Bonjour, mesdames.

— Bonjour.

— Françoise se marie dans trois semaines, bien entendu tu es cordialement invitée avec ton mari.

— Félicitations, balbutia Corinne, je ne sais pas si ce sera possible.

— Essaie, ma chérie, cela nous ferait tellement plaisir. Au revoir, je te laisse, nous avons tant à faire. À bientôt, tu recevras un faire-part.

— Au revoir.

Contente d’elle, Léa regagna sa table.

— Je l’ai invitée à ton mariage.

— Tu n’as pas fait ça ?

— Rassure-toi, elle ne viendra pas ; mais je ne suis pas mécontente d’avoir mis cette pimbêche dans l’embarras.

— C’est moi que tu mets dans l’embarras, dit Françoise tristement.

— Pardonne-moi, petite sœur, je n’ai pas voulu cela.

— Garçon, l’addition, demanda Albertine.

Parties dans la joie et les bavardages, elles rentrèrent en silence, chacune perdue dans ses pensées.

Enfin, le lendemain, en fin de journée, François Tavernier et Laure arrivèrent en compagnie de Sarah Mulstein et de Daniel Zederman. Depuis le début de l’après-midi, Léa guettait leur arrivée, postée à l’entrée de Montillac, au bord de la route… Quand la voiture entra, dans sa hâte, elle faillit passer sous les roues. Le conducteur l’évita de justesse et sortit furieux du véhicule :

— Mademoiselle, vous êtes complètement folle, j’aurais pu vous écraser.

La déception se peignit sur les traits de Léa.

— Mais ce n’est pas…

— Je suis là.

— Oh, François, j’ai cru que tu n’étais pas venu !…, Qu’as-tu ? Tu as mal à la tête ?

— à cause de ta précipitation et du coup de frein de Daniel, je me suis cogné contre le pare-brise.

— Oh, je suis désolée, dit Léa en éclatant de rire.

François lui lança un regard furieux.

— C’est tout l’effet que cela te fait ?

Léa rit de plus belle, imitée par Laure et Daniel puis par Sarah qui venaient de descendre à leur tour. Tavernier prit un air menaçant ce qui redoubla l’hilarité. Bientôt lui aussi fut gagné par le fou-rire. C’est en riant qu’il prit Léa dans ses bras.

— Petite emmerderesse, toujours à te mettre en travers de ma route, dit-il avec tendresse.

Sarah s’avança vers eux, souriante sous son turban noir.

— Léa, je te remercie, c’est la première fois que je ris de bon cœur depuis la guerre. Viens que je t’embrasse.

Les deux amies s’étreignirent sans chercher à dissimuler leur émotion.

— Je comprends votre préférence, murmura Daniel à François. Votre amie est magnifique.

— Attention, ne tombez pas amoureux, sinon vous aurez affaire à moi.

— Pour une femme comme celle-ci, je serais capable d’affronter pire que vous.

Le ton avec lequel il prononça ces paroles, les regards émerveillés qu’il lançait à Léa lui furent désagréables. « Il ne manquerait plus que je sois jaloux », pensa-t-il.

— Ma chérie, j’ai amené mon cousin Daniel Zederman. C’est un peu cavalier. J’espère que tu ne m’en veux pas.

— Mais non, la maison est grande.

Laure courait déjà vers la propriété. Accrochée aux bras de Sarah et de François, Léa allait rayonnante vers la maison.

— Je suis heureuse de connaître enfin ce Montillac dont tu me parlais tant. Je comprends que tu l’aimes, tout est si harmonieux, si évident, si naturel avec cependant comme une sorte de réserve. C’est une demeure qui ne doit pas se donner à n’importe qui, dit Sarah.

Léa la regarda attentivement : comment une étrangère à ce pays avait-elle si bien deviné l’esprit des lieux ?

Ils passèrent devant la façade nord, puis le long des hangars de bois abritant les charrettes tandis que le soleil déclinait dans un rougeoiement d’apocalypse, donnant un aspect irréel aux bâtiments de Bellevue qui semblaient fondre dans la fournaise. Le coucher du soleil avait toujours été pour Léa un moment intense. Toute petite fille, marchant à peine, elle s’échappait vers la partie ouest de la maison pour regarder l’astre brillant se « mettre au lit ». À chaque fois qu’il disparaissait derrière la colline de Verdelais, elle avait un pincement au cœur et sentait monter en elle une vague inquiétude. Cette inquiétude était toujours présente. Là, aujourd’hui, entre l’homme qu’elle aimait et l’amie retrouvée devant un ciel tourmenté de pourpre et de noir et ce soleil d’un éclat de feu, l’inquiétude, fut non seulement présente comme à chaque fois, mais forte, très forte. Ses compagnons s’étaient arrêtés et faisaient silence devant cet instant de beauté qui absolvait, l’espace de cet instant, toute laideur sur terre. Pourquoi cette angoisse soudaine ?… Oh, que le soleil ne se couche pas, que ne vienne pas la nuit porteuse de rêves sombres !… Appuyée contre son amant, elle frissonna longuement. Sentir un corps aimé vibrer contre le sien, partager avec lui l’émotion du moment, cela seul était vrai, se dit Tavernier en l’enlaçant. Léa leva les yeux vers lui, éblouissante, irréelle, nimbée de l’éclat du soleil couchant. Leurs ombres enlacées se projetaient, presque palpables, sur le mur du chais où fleurissaient d’odorantes roses blanches. Leur désir montait dans l’odeur des roses, si fort qu’ils éprouvèrent une brusque jouissance qui les laissa tremblants, bouleversés par cette reconnaissance de leurs corps. Sarah et Daniel les regardaient, traversés de sentiments divers ; ces deux-là étaient faits évidemment l’un pour l’autre, complémentaires. « Ai-je le droit ? » pensait Sarah. « Je veux que cette fille m’aime un jour comme elle l’aime. » se disait Daniel.

Toujours enlacés, Léa et François se dirigèrent lentement vers l’entrée sud de la maison. Là, ils gagnèrent le salon où les attendaient les demoiselles de Montpleynet, Françoise et Laure bavardant avec animation, le père Henri, Jean Lefèvre et Alain Lebrun fumant en devisant. Charles se jeta dans les bras de son « ami François ».

— Te voilà un homme maintenant, mon garçon, dit-il en le reposant à terre.

Quant à Pierre, peu habitué à tant de monde, il se cacha derrière sa mère.

Léa fit les présentations. Après avoir bu un verre d’un vin vieux de Montillac, ils passèrent à table.

Le repas fut gai et animé. Ruth avait mis les petits plats dans les grands et fut chaudement félicitée par Tavernier. Sarah, assise entre le père Henri et Jean Lefèvre, paraissait souriante et détendue, écoutant attentivement ses voisins à tour de rôle ; Alain Lebrun ne quittait pas Françoise des yeux, Daniel et Laure parlaient avec animation, Albertine et Lisa surveillaient les enfants. Après le dîner, hormis les enfants et les tantes, on descendit vers la terrasse.

La nuit était noire maintenant, chaude et étoilée. En fumant ils contemplaient, accoudés au parapet le sombre paysage égayé de rares lumières du côté de Langon. Un train passa sur le pont métallique tel un serpent lumineux. Une étoile filante tomba ; Léa fit un vœu.

Fatiguée du voyage, Sarah demanda à se retirer. Ils remontèrent vers la maison. Jean et le père Henri prirent congé.

— Laure, tu t’installes dans ta chambre, je pense ? J’ai mis Sarah dans celle du fond et Daniel dans la petite chambre à côté de la tienne, dit Léa.

— Bonne nuit, ma chérie, dit Sarah en l’embrassant.

— Bonne nuit, mademoiselle.

— Bonne nuit Daniel, je m’appelle Léa. A demain.

Enfin seuls !

— Viens, la nuit est trop douce pour aller se coucher, je veux marcher avec toi.

En se tenant par la taille, ils descendirent en contrebas de la terrasse. Le chemin longeant les vignes était mœlleux à leurs pieds. Ils tournèrent dans celui de gauche qui allait vers les saules.

— Je reconnais cet endroit.

— C’est la Gerbette, nous y sommes venus le soir de l’enterrement de mon père.

— Je m’en souviens, dit-il en l’attirant à lui.

— Viens, dit-elle en se dégageant.

Comme la première fois, il dut ouvrir la porte d’un coup d’épaule. Comme la première fois, elle dit :

— Ce n’est pas très beau. Dans mon souvenir, ça l’était beaucoup plus.

Et comme la première fois, il étendit sa veste sur le foin.

Le jour se levait quand ils rentrèrent à Montillac fourbus et heureux. À peine couchés dans le lit étroit où dormait Léa, ils sombrèrent dans un sommeil profond.