25.

Léa et Carmen Ortega finissaient de déjeuner au grill du « Plaza ».

— Je ne comprends pas pourquoi Daniel est chez toi. Je ne savais pas que tu le connaissais.

— Che, je ne le connaissais pas ! Des camarades m’ont demandé de le cacher le temps qu’il se rétablisse.

— Des camarades ?…

— Che, des camarades des jeunesses communistes.

— Parce que tu es communiste ?…

— Oui, répondit fièrement Carmen.

— Mais je croyais…

Léa regardait, perplexe, sa nouvelle amie. Jamais elle n’eût pensé cela de la jolie et excentrique animatrice de Radio Belgrano. Des communistes, Léa en avait rencontrés dans la Résistance, mais la plupart étaient des hommes…

— Qu’est-ce que Daniel a à voir avec les communistes ?

— Nous luttons contre les mêmes ennemis et nous échangeons des renseignements.

— Eva Perón sait que tu es communiste ?

— Oui, c’est même une des raisons de nos disputes, mais il y en a tant !

— Ce n’est pas dangereux pour toi d’héberger Daniel ?

— Nous sommes très prudents. L’appartement est surveillé jour et nuit par des camarades. Il y a en permanence quelqu’un auprès de lui. Che ?

— Quand pourrai-je le voir ?

— Pas maintenant, il a besoin de calme et de repos. Tu n’as pas oublié la leçon de tango, ce soir ?

— Non, je viendrai avec Sarah.

— Che, je suis obligée de te quitter, j’ai une émission dans une heure et je dois passer à La Nacion avant.

— Je vais écrire à ma sœur Françoise et ensuite j’irai faire un tour dans les magasins.

— Passe chez « Gath y Chaves », ils ont reçu des robes des États-Unis, pas chères du tout.

— Merci du renseignement, j’irai.

— Plus de souplesse, mademoiselle, plus de souplesse !… les épaules bien droites… Là, c’est mieux, disait Arturo Sabatini avec cet accent qui faisait la joie de Sarah et de Léa. Les deux jeunes femmes dansaient ensemble. Léa arrivait à suivre les circonvolutions de Sarah mieux que celles du professeur.

— Tu danses vraiment bien, tu sais.

— Toi, tu fais des progrès.

— Ne te moque pas de moi !

— Mais je ne me moque pas, je t’assure… à propos, Daniel te réclame.

— Mais… Carmen m’a dit qu’il devait se reposer ?

— Sans doute, mais pour son moral, il faut que tu viennes.

— Je ne demande pas mieux…

— Mademoiselle Léa, on ne parle pas en dansant le tango.

— Excusez-moi, monsieur le professeur, dit-elle en pouffant.

Le cours terminé, Carmen, Sarah et Léa se retrouvèrent sur le trottoir de l’avenida de Mayo.

— Si nous allions prendre un chocolat au café Tortoni ? C’est tout à côté.

— Un chocolat, par cette chaleur !… Tu es folle, dit Léa.

— Le chocolat c’est très… comment dites-vous ?… réchauffant ?… non… restituant ?…

— Reconstituant.

— Che, c’est ça, reconstituant.

— Reconstituant ou non, je préfère une boisson fraîche.

— Tu boiras ce que tu voudras.

Après une longue discussion avec Sarah, Carmen accepta de les emmener chez elle voir Daniel. Elles prirent un taxi, qui les déposa près du cimetière de la Recoleta…

— C’est tout près, allons-y aller à pied, c’est préférable.

Devant l’entrée d’un immeuble bourgeois, Carmen dit quelques mots à un jeune homme. Après avoir dévisagé Léa et Sarah, il fit signe qu’elles pouvaient passer.

Arrivée au troisième étage, Carmen sonna trois coups.

— Abré, soy yo.[34] La porte s’ouvrit.

— ¿ Quien es ?[35]

— Amigas de Daniel, las conozco.[36]

L’homme qui avait ouvert s’effaça pour les laisser entrer.

— ¿ Como signe ?[37]

— Mejor, Ernesto está a su lado.[38]

— Sabés Ernesto, me alegra mucho volver a verte.[39]

Elle poussa une porte. La chambre était fraîche grâce à un ventilateur et plongée dans la pénombre.

— Che, Ernesto como andas.[40]

Un jeune homme aux cheveux bruns coupés court, au beau visage où brillaient des yeux noirs magnifiques, se leva du lit sur lequel il était assis.

— Muy bien, Carmen, me dijeron que Daniel estaba en tu casa y que quería verme.[41]

— Bonjour Daniel, tu as l’air en pleine forme. Je t’amène de la visite.

— Léa !… Sarah… cela me fait plaisir de vous voir. Samuel est passé ce matin, puis Ernesto, maintenant vous deux, je suis comblé. Si j’avais su que deux jolies femmes venaient me rendre visite, je me serais rasé.

— La barbe t’ira très bien quand elle sera plus longue, dit Sarah. Je ne te trouve pas mal du tout comme cela. Tu n’es pas de cet avis, Léa ?

— Non, je n’aime pas les barbus.

— Demain, c’est promis, je me raserai.

— Tu te raseras quand tu iras mieux, che, dit Carmen.

— Jamais je ne me suis senti aussi bien.

Puis, d’un ton plus sérieux, il demanda à Sarah :

— As-tu des nouvelles ?

Le visage de sa cousine se contracta.

— Oui, fit-elle d’une voix étouffée.

— Vivement que je sois sur pied… Ernesto, voici ma cousine Sarah dont je t’ai parlé et notre amie Léa Delmas. Lui, c’est Ernesto, je l’ai rencontré à Cordoba à une conférence sur l’archéologie précolombienne. Nous avons sympathisé. C’est lui qui m’a servi de guide à Cordoba.

— Et de traducteur aussi, malgré mon mauvais français.

— Qu’est-ce que tu racontes, ton français n’est pas pire que le mien, dit Carmen… Mais pourquoi riez-vous ? Ah ! je vois, c’est à cause de mon accent…

— Un peu, mais il est ravissant ton accent et, accent ou pas accent, on se comprend, c’est l’essentiel, dit Léa en embrassant son amie.

— Je dois partir, mon frère Roberto m’attend, dit Ernesto. Je reviendrai demain. Au revoir, mademoiselle, au revoir madame.

Le jeune homme était parti depuis quelques instants à peine quand on sonna trois coups.

— Ce doit être Samuel, il avait dit qu’il repasserait ce soir.

Léa, assise sur le lit, paraissait songeuse et inquiète.

— Qu’as-tu ? demanda Sarah.

— Je pensais que cela fait beaucoup d’allées et venues dans ce quartier et cet immeuble tranquilles. Pendant la guerre, beaucoup de résistants se sont fait prendre comme ça.

— Tu as raison, dit Sarah. C’est pour cela que demain, au plus tard après-demain, Daniel ira ailleurs. François a trouvé quelque chose près du port.

Samuel entra et se dirigea immédiatement vers son frère.

— Tu as l’air d’aller mieux, j’en suis bien heureux.

— Ça va… Comment vont Amos et Uri ?

— Bien. Ils me chargent de tous leurs vœux pour toi.

— Léa et Carmen, pouvez-vous nous laisser seuls ?

— D’accord, mais ne le fatiguez pas, che ? Tu viens, Léa ?

Quand elles furent sorties, Daniel demanda :

— C’est pour quand ?

— N’y pense pas, tu dois d’abord te rétablir.

— Mais je me sens très bien. Je sais que c’était prévu cette semaine… Pas question que vous passiez à l’action sans moi.

— Rassure-toi, Daniel, il n’en est pas question, dit Sarah, nous attendons le moment propice. En principe, elles doivent quitter l’hôtel Jousten vendredi. Cela te laisse trois jours pour retrouver ta forme.

— C’est plus qu’il n’en faut. Bien entendu, Léa reste à l’écart de tout cela.

— Bien entendu, dit Sarah d’un ton hésitant.

— Elle a déjà risqué beaucoup pour moi, je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose. Tu me le promets, Samuel ?

— Ma parole, tu es amoureux ?

Le jeune homme rougit.

— Oui, j’ai beau me dire que c’est idiot, qu’elle en aime un autre, je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Il y a chez elle quelque chose de libre et de fier et cependant de tendre et de fragile qui me donne envie de la prendre dans mes bras, de la protéger… Tu comprends, Sarah ?

— Oui, je comprends, mais tu ferais bien de n’y plus penser. Elle aime François et François l’aime. N’oublie pas que pour notre cause ces deux-là se sont sacrifiés. Nos motifs de vengeance ne sont pas les leurs.

— Je le sais bien, mais je me sens presque capable de tout laisser tomber pour qu’elle soit à moi.

— Que je ne t’entende plus jamais dire une chose pareille. Rappelle-toi notre serment après ma rencontre avec Simon Wiesenthal : nous en tuerons autant que nous le pourrons et rien ni personne ne pourra nous écarter de notre route… Tu as juré sur la mémoire de tes parents, de tes sœurs… Tu as juré par leur mort de racheter ce que tu avais commis…

— Je t’en prie, ne me parle plus de cela, fit Daniel en cachant son visage entre ses mains.

Très pâle, Samuel les regardait d’un air profondément malheureux.

— Je t’en reparlerai si tu restes dans cet état d’esprit. Toi et moi, nous avons beaucoup à nous faire pardonner.

Daniel se mit à sangloter.

— N’auras-tu pas pitié ?…

— Je ne connais plus le sens de ce mot.

— Arrête, Sarah, tu es cruelle ! Il est jeune, il peut oublier.

— Oublier !… tu parles d’oublier !… Oh ! Samuel, comment peux-tu ?

— Pour moi, oublier est impossible, mais pour lui ?…

— Pas plus pour lui que pour aucun d’entre nous. Tu ne comprends pas que c’est là-dessus qu’ils comptent, sur notre paresse, notre lâcheté ?… Ne commencent-ils pas à dire que les chambres à gaz n’ont jamais existé, que les documents photographiques sont truqués…

— Mais tout le monde sait bien que ce sont des mensonges, il y a des dizaines de milliers de témoins !

— Oui, mais dans dix ans, dans vingt ans, où seront-ils, ces témoins ? Morts ou ayant « oublié », comme tu dis. Je te dis, moi, que nous avons le devoir de faire qu’on se souvienne de l’horreur nazie et que les châtiments infligés aux survivants plongent les assassins cachés à travers le monde dans une angoisse quotidienne et dans l’impossibilité de connaître un seul jour de repos, une seule nuit d’un sommeil tranquille… Je ne peux continuer à vivre que si je fais tout pour qu’il en soit ainsi.

Sarah se tut, essoufflée. Elle était terrible à voir dans sa colère vengeresse : le visage rouge sur lequel se détachaient, livides, les marques de ses joues, ses traits crispés, sa bouche tordue, ses courts cheveux hérissés sur sa tête… l’air d’une gorgone…

Le silence qui suivit avait quelque chose de brutal.

On frappa à la porte ; la voix de Carmen se fit entendre :

— Vous avez fini ?… On peut entrer ?

Dès que Carmen et Léa furent dans la chambre, elles furent sensibles à l’atmosphère tendue et restèrent un bref instant interdites sur le seuil. Samuel, prenant sur lui, fit diversion.

— Nous allons laisser Daniel se reposer. Tu viens Sarah ?… Vous venez, Léa ? À demain, petit frère.

— À demain… au revoir, Léa, dit-il d’un ton las.

Léa se pencha sur lui et l’embrassa avec tendresse.

— Merci, murmura-t-il.

— Je m’occupe de lui. À demain, dit Carmen.

— Je te dépose, Léa ?

— Non, merci Sarah, je vais marcher.

— Comme tu voudras.

Léa resta un long moment à regarder le taxi emmenant Sarah. Elle marcha droit devant elle et arriva sur une place animée où couraient des enfants sous de gros arbres. En face, un très haut mur derrière lequel on apercevait des croix et des toits de chapelles : le cimetière de la Recoleta. Elle entra par une porte monumentale. « Ce ne doit pas être le cimetière des pauvres », pensa-t-elle en parcourant les larges allées bordées de monuments funéraires attestant de la richesse des familles des défunts. Rien à voir avec l’humble cimetière de Verdelais où reposaient ses parents et sa sœur. Mais, comme à chaque fois, la présence des morts lui fut douce. Dans un cimetière, elle se sentait, comment dire ? protégée… oui, c’est cela, protégée. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi et cependant… Les morts, eux, ne pouvaient pas lui faire de mal.

Elle s’amusa de ce raisonnement enfantin.

— C’est rare de voir quelqu’un sourire dans un cimetière…

Tout à ses songeries métaphysiques, elle n’avait pas remarqué qu’un jeune homme la regardait. De quoi se mêlait-il ?…

— J’étais tout à l’heure chez Carmen… Vous ne vous souvenez pas ?

Oui, bien sûr le beau garçon aux yeux de fille.

— Excusez-moi, j’étais dans la lune.

— Che !… c’est surprenant de rencontrer une una chica linda[42] se promenant dans un cimetière. Vous n’avez pas peur des fantômes ?

— Non, et vous ?

Il éclata d’un rire gamin qui aussitôt se transforma en une quinte de toux sifflante. Quand il réussit à reprendre son souffle, de la sueur perlait à son front.

— Je suis désolé… c’est mon asthme.

— Une de mes sœurs avait de l’asthme quand elle était petite : chaque année nous allions à La Bourboule pour elle. Je lui en voulais beaucoup au point de la faire enrager pour provoquer une crise. Je sais, ce n’était pas très gentil, mais… je détestais La Bourboule.

— Ce n’était pas très gentil, en effet. Comment va-t-elle ?

— Elle est morte.

— Oh ! pardon…

— Rassurez-vous, elle n’est pas morte de sa maladie.

— De quoi est-elle… ?

— Assassinée… parlons d’autre chose, voulez-vous ? Il y a longtemps que vous connaissez Daniel ?

— Non, un mois à peine. Comme il vous l’a dit, nous nous sommes rencontrés au cours d’une conférence sur l’archéologie précolombienne…

— Je ne savais pas qu’il s’intéressait à l’archéologie…

— J’ai été surpris, car manifestement il ne comprenait pas un mot de ce que disait le conférencier. Alors, je lui ai traduit…

— Comment saviez-vous qu’il parlait le français ?

— Je ne le savais pas, une intuition. Il a eu l’air surpris et m’a regardé droit dans les yeux, tendu. Je le trouvais sympathique, je lui ai souri et… lui aussi. À la fin de la conférence, nous étions devenus amis. Nous avons pris un verre ensemble et nous avons parlé de poésie, de Rimbaud, surtout.

Comment Daniel, si méfiant, s’était-il lié aussi vite avec un inconnu ? Cela est surprenant, se dit Léa. Quoique… ce garçon avait une manière si directe, si franche et si séduisante de regarder son interlocuteur qu’on avait envie de lui faire confiance immédiatement. Et ce sourire, désarmant de tendresse et d’ironie…

— Et Carmen ?

— Ses parents sont des amis de ma tante Beatriz chez laquelle je loge. C’est une fille amusante et gaie, ma tante l’aime beaucoup.

— Et vous ?

Ernesto rougit.

— Moi aussi… Vous, vous devez être la jeune fille dont m’a parlé Daniel, che ?

Léa ne répondit pas. Elle prit une allée latérale et s’assit sur les marches d’une chapelle. Il vint auprès d’elle.

— Que faites-vous ?

— Je suis étudiant en médecine… première année.

— Vous êtes communiste ?

— Non, je ne suis pas communiste. La politique ne m’intéresse pas. Par contre je suis contre l’injustice, toutes les injustices et contre l’argent qui salit tout. Et vous, que faites-vous ?

— Je ne sais pas très bien. Je suis venue en Argentine sur l’invitation de Victoria Ocampo.

— Victoria Ocampo ?… La directrice de la revue Sur ?

— Oui, nous avons fait connaissance en Allemagne.

— En Allemagne… fit-il d’un ton songeur. Pendant la guerre, mon père m’a emmené dans des réunions contre les nazis. J’étais très jeune, mais très impressionné. Là, j’ai compris qu’il fallait tout faire pour que les Allemands perdent la guerre. Il faut partir, les portes du cimetière vont fermer. Où allez-vous ? Je vais vous raccompagner.

— Au « Plaza hotel ».

— Che, ça tombe bien, j’habite à Arenales, c’est tout près du « Plaza ». Venez, il y a un tramway qui va par là…