31.

Une jeune femme blonde, les yeux cachés par des lunettes noires, regardait les groupes d’hommes en chemise se rendant plaza de Mayo. De la place lui parvenait le son sourd et obsédant des bombos.

Rosa Schaeffer avait quitté la rue Esmeralda et était entrée dans l’église de Maïpu. La femme blonde l’avait suivie, mais était ressortie presque immédiatement. Elle avait fait signe à un homme qui était entré à son tour. Peu après, deux religieuses et un prêtre avaient quitté l’église. Malgré le déguisement, Sarah reconnut Rosa Schaeffer qui n’eut pas un regard pour la femme blonde qu’elle frôla presque. Un des deux hommes devait être Barthelemy.

L’avenue de Mayo était noire d’une foule agitant des banderoles et criant des slogans propéronistes. Les bombos donnaient une dimension dramatique à ce rassemblement. L’homme de Mayo ; les vengeurs étaient sur leurs traces. Les cris s’amplifièrent, Juan Perón et Eva venaient d’apparaître au balcon de la Casa Rosada. Les noms du président et de sa femme étaient scandés au rythme des bombos :

— Perón !… Evita !…

La chaleur était épouvantable. Sous sa perruque, Sarah transpirait.

Il y avait à peine moins de monde au parc Colon, Près de Luna Park, Sarah entrevit Samuel. Quelqu’un la bouscula et lui murmura :

— Attention, leurs voitures sont là. Nos indicateurs ont bien travaillé.

— Docteur ! Que faites-vous ici ?

— Je voulais m’assurer que tout se passait bien. Vous voyez la camionnette blanche ? Il y a des gens à nous à l’intérieur. Approchez-vous sans précipitation, frappez deux coups plus un à l’arrière, on vous ouvrira.

— Ne pourrait-on tenter de les arrêter maintenant ?

— Non, il y a des mouchards partout, il vaut mieux les prendre en filature.

Sarah s’engouffra par la porte arrière. À l’intérieur, un homme, casque sur les oreilles, manipulait les boutons d’une radio.

Au volant d’une voiture, derrière la camionnette, se tenait Amos ; près de lui, Uri. Tous deux portaient des chapeaux qui leur cachaient le haut du visage. Samuel et le docteur Lopez montèrent à bord d’un autre véhicule. L’automobile de Rosa Schaeffer démarra. Le docteur Lopez la suivit, puis la camionnette, et enfin Amos.

La circulation était dense, les piétons nombreux ; on roulait lentement. Avenue Corrientes et au-delà de la plaza de la República, on avançait au pas.

Sarah avait retiré sa perruque et ébouriffé ses cheveux courts. À l’intérieur de la camionnette régnait une chaleur circulaire. Le conducteur, un jeune Argentin, tirait nerveusement sur un cigarillo qui empestait. On se dirigeait vers le nord.

— Ils prennent la direction de l’estancia Colomer, dit le docteur Lopez, l’estancia où se rend Remondo Navarro.

— Vous en êtes sûr ? demanda Samuel.

— Une chance sur deux : s’ils continuent tout droit, c’est là qu’ils se rendent, s’ils tournent à gauche, c’est l’inconnu.

— Mais nous ne pouvons pas les suivre longtemps comme ça, ils vont finir par s’en rendre compte.

— Rassurez-vous, au prochain embranchement, nous ne prendrons pas la même route qu’eux. Nous avons un relais. La camionnette et nous, irons dans la même direction. Seuls Amos et Uri les suivront.

La voiture de Rosa Schaeffer continua tout droit. Maintenant la route était en terre et l’on avançait dans un nuage de poussière. Bientôt, Amos dut abandonner un chemin bordé d’arbres et s’arrêta dès qu’il fut hors de portée de vue non sans s’être assuré que le relais poursuivait bien la route. Derrière le relais, une grosse limousine roulait.

— Eux aussi ont pris leurs précautions, dit Uri.

La camionnette les rejoignit peu après, puis le docteur Lopez et Samuel.

— Ils n’ont qu’une seule voiture de protection. Pour l’instant tout se déroule comme prévu, dit le médecin. Dans quinze minutes, nous repartons.

— Conseguí a comunicarme con el señor Tavernier, confirmo que se dirigen a la estancian Castelli. Segun las informaciones, es una verdadera guarida. El Señor Tavernier va al aero-club y llega en avión.[98]

— Gracias Carlos.[99]

La nuit était tombée quand Rosa Schaeffer et ses complices arrivèrent à l’estancia Castelli. Celle-ci, de petite dimension, était entourée d’un bois ; au-delà, la pampa. Il était pratiquement impossible d’y arriver sans être vu. Rik Vanderveen les accueillit :

— Dieser Anzug sitet sehr gut ![100] dit-il en éclatant de rire.

— Mir ist nicht zum lachen[101], dit le docteur Schaeffer en arrachant sa cornette.

Il ne restait plus grand-chose de sa beauté brutale. Son visage s’était épaissi et ses yeux avaient une expression traquée. Ses cheveux prématurément blanchis et décoiffés lui donnaient l’air d’une vieille femme.

Ils se dirigèrent vers la maison.

Rosa Schaeffer se laissa tomber sur un vieux canapé.

— Geben sie mit zu trinken, danach werde ide eingutes bad nehmen.[102]

— Zu trinken ist einfach, das bad… es gibt nur eine miese brause die nur verrostetes wasser gibt. Da müßen sie sich damit abfinden.[103]

Elle eut un geste fataliste.

— Wo kann ich mir dieser grotesken verkleidung entledigen ?[104]

— Folgen sie mir.[105]

Quand elle revint, elle avait tiré ses cheveux en un chignon bas sur la nuque et troqué son habit religieux contre un pantalon et une chemise d’homme. Ainsi son caractère violent ressortait… Elle prit le verre que lui tendait Vanderveen.

— Hat sie gesprochen ?[106]

Depuis son arrivée, il redoutait cette question.

— Ich glaube, sie weiß nichts.[107]

— Das würde mich wundern. Wo ist sie ?[108]

— In einem der Zimmer.[109]

— Begleiten Sie mir.[110]

— Später, wir haben en sprecben.[111]

Le soldat qui n’avait pas connu la peur devant Leningrad frissonna sous le regard que lui lança Rosa Schaeffer.

— Wie sie wollen.[112]

Pendant le dîner, ils mirent au point la poursuite du voyage qui devait les conduire au Brésil. La soirée était avancée quand elle dit :

— Setat geben wir au der kleinen.[113]

— Je n’ai repéré que trois sentinelles à l’extérieur ; l’une d’elle est dans l’éolienne, une devant la maison, l’autre à l’arrière, dit Uri.

— Et à l’intérieur, combien sont-ils ? demanda le docteur Lopez.

— Pas moins de cinq, peut-être plus.

— Tavernier est-il arrivé ?

— Oui, son avion s’est posé à trois kilomètres, il ne devrait pas tarder.

— Tout à l’air calme.

— Trop calme. Jusqu’ici tout a été facile, trop facile.

— Amos a réussi à se glisser sous le hangar, je vais essayer de le rejoindre.

— Je viens avec vous, dit Sarah.

— Il faudrait que l’un d’entre nous puisse neutraliser la sentinelle qui est à l’arrière de la maison.

— Docteur, laissez-moi m’en charger, j’ai l’habitude de ce genre d’action, dit Uri.

La sentinelle grimpée sur l’éolienne alluma une cigarette, cela fit un bref éclair dans la nuit.

— Ils sont bien imprudents, marmonna Samuel.

Uri rampa vers la maison, il se confondait avec le sol. Il atteignit la zone lumineuse qu’il contourna jusqu’à se trouver à l’arrière du bâtiment. Là, il disparut aux yeux de ses camarades.

— Depuis combien de temps sont-ils là-dedans ? demanda François Tavernier en arrivant.

— Deux heures environ.

— Rien de suspect ?

— Aucun bruit, en tout cas. Uri s’occupe d’une des sentinelles. Tiens, regardez, le voilà.

L’ombre du Palestinien se découpa un bref instant dans la lumière puis se confondit avec l’herbe sombre. Dans l’estancia, personne ne bougea.

— C’est fait, dit simplement Uri en revenant.

— N’avez-vous rien remarqué ?

— Léa est dans une pièce à l’arrière, j’ai reconnu sa silhouette…

— Elle était seule ?

— Je crois. Il y a un grillage épais à la fenêtre. Où est Sarah ?

— Elle est sous le hangar.

— Tavernier, pensez-vous pouvoir nous débarrasser de la sentinelle qui est devant la porte ? demanda Samuel.

— Ce n’est pas facile, il faut trouver le moyen de l’attirer par ici…

— ¿ Pedro, todo está bien ?[114] cria l’homme de l’éolienne.

— Muy bien Marcello.[115]

— Tendras que ir a ver Henrique, vigilo por vos.[116]

— De acuerdo.[117]

Pedro quitta son poste, fusil en main, poncho sur l’épaule.

— Voilà notre chance, dit François, en rampant dans la direction prise par Pedro.

Quelques instants plus tard, on vit revenir Pedro, enveloppé de son pancho, qui reprit sa faction.

— ¿ Marcello ?

— Sí.[118]

— Todo está en orden.[119]

— Bién.[120]

Pedro alluma une cigarette.

— Qu’est-il arrivé à Tavernier ? demanda le docteur Lopez.

— Rien, c’est lui qui monte la garde, répondit Samuel.

— Bravo.

À peine entrée dans la pièce où se tenait Léa, Rosa Schaeffer demanda pourquoi elle n’était pas attachée.

— Die estancia ist gut bewackt, sie kann nicht entfliehen,[121] répondit Rik Vanderveen.

Celui-ci n’avait pas remarqué que Rosa avait une cravache à la main. D’un geste brutal, elle l’abattit sur Léa qui cria en se protégeant le visage de ses bras nus. Trois coups de la plate lanière l’atteignirent avant que Rik réagisse et saisisse le bras de la nazie.

— Was ist mit Ihnen los, laß mich los ![122]

— Laßt sie los, ich sage Ihnen, daß sie nichts weiß.[123]

Un pistolet apparut dans la main de Rosa Schaeffer.

— Raus, sie sind ein Weibchen. Ich bin sidrer, dafi dieses Mädchen etwas weiß und sie wird es mir Sagen… Raus oder ich schiefie.[124]

— Rik, ne me laissez pas. Attention !

Les boleadoras, lancées par le faux prêtre, s’enroulèrent autour des jambes de Vanderveen qui tomba.

— Hauptsturführer Van Severen, ich habe Ihnen Schon seit einger zeit nicht mehr vertraut. Bringer sie ihn unter Bewachung.[125]

Le faux prêtre et la fausse religieuse traînèrent Rik Vanderveen hors de la pièce après lui avoir immobilisé bras et jambes.

Pétrifiée, Léa regardait s’avancer vers elle celle qui avait tué l’enfant de Sarah et tant de femmes innocentes. Elle savait qu’elle n’avait nulle pitié à en attendre.

François Tavernier avait sursauté en entendant crier Léa.

— ¿ Marcello, oiste ? ¿ Creo que nos necesitan ?[126]

— ¿ Te parece ? Nos dijeron de no mover de aqui.[127]

— ¿ Veni, te digo, aca dentro hay pelea ?[128]

Marcello descendit avec souplesse de l’éolienne et s’approcha de Tavernier.

— Pero nos sos…[129]

— No[130], dit François en lui enfonçant un poignard dans le cœur.

L’homme s’effondra sans un bruit.

Samuel Zederman et le docteur Lopez le rejoignirent en courant. Un nouveau cri précipita Tavernier sur la porte.

— Doucement, dit Ricardo Lopez. S’ils nous entendent ils risquent de l’abattre sur-le-champ…

François transpirait à grosses gouttes, il essuya ses mains moites sur son pantalon sans lâcher sa Kalachnikov. Doucement, il tourna la poignée de la porte. La grande salle mal éclairée paraissait vide… Des rires leur parvinrent, puis des gémissements…

— Regardez, s’écria à voix basse Samuel.

Un homme attaché et bâillonné gisait dans un coin.

— Mais c’est notre ami Van Severen ! s’écria à voix basse Uri qui venait de les rejoindre.

Il lui retira le bâillon, un doigt sur les lèvres. L’autre acquiesça.

— Léa est là, dépêchez-vous, dit-il en s’adressant à Tavernier.

— Salaud, fit-il en lui donnant un coup de crosse qui lui brisa le nez, c’est vous qui l’avez amenée ici.

— Peu importe, dépêchez-vous, bredouilla-t-il, le visage en sang.

Léa cria une nouvelle fois. François, fou de peur, se jeta sur la porte désignée par Rik.

Torse nu, suspendu par les poignets attachés à une poutre, les chevilles entravées, le corps de Léa se balançait. François eut un rugissement animal et tira sur la femme qui se baissait pour prendre l’arme gisant à ses pieds. Rosa Schaeffer lâcha le cigarillo allumé qu’elle tenait et se rejeta derrière un fauteuil dont le dossier vola en éclats. Le docteur Lopez tomba, touché par Barthelemy ; celui-ci s’élança vers la fenêtre, mais une rafale de mitraillette interrompit son élan, le couchant, mort, en travers de la pièce. Par le grillage en partie arraché surgit Amos, suivi de Sarah.

— Où est la grosse Bertha ?… qu’on ne la tue pas !… elle est à moi !

Des coups de feu éclatèrent dans la grande salle, suspendant les gestes des vengeurs. Amos enjamba le cadavre de Barthelemy et bondit dans la salle. Un inconnu gisait en travers de la porte, le visage défoncé. Non loin de lui, blessé à l’épaule, Samuel tentait de se relever.

— Combien sont-ils ? hurla Amos en abattant son pied sur le nez cassé de Rik Vanderveen.

— Huit, mais nous attendons du renfort. Détachez-moi, je vais vous aider…

— Tu te fous de notre gueule, fumier.

Sous les coups, le Flamand perdit connaissance.

Sans plus s’occuper de Rosa Schaeffer et de Sarah, François détachait Léa. Il jura entre ses dents en voyant les brûlures et les meurtrissures de ses seins. Avec précaution, il la posa sur un divan à demi dissimulé dans une alcôve.

— Mon amour, pardonne-moi, murmura-t-il en la recouvrant.

Vite, trouver de l’eau, la soigner. Il sortit sans un regard pour Sarah et Rosa.

— Détachez-moi, je veux vous aider, parvint à dire Rik Vanderveen malgré ses lèvres éclatées.

— Où trouverai-je de l’eau et des pansements ? demanda Tavernier.

— Dans le bahut près de la porte… détachez-moi, j’irai chercher de l’eau… comment va-t-elle ?

Un bref instant les deux hommes se regardèrent dans les yeux. François se pencha et avec son poignard, trancha les liens de Rik. Des coups de feu, tirés dans leur direction, les jetèrent à terre.

— Les renforts sont arrivés, souffla Vanderveen en prenant le pistolet que lui tendait Samuel.

En rampant ils se rapprochèrent de l’entrée ; un homme tomba en travers de la porte. Toujours à plat ventre, Tavernier se fit un rempart du corps ; il tira à plusieurs reprises, atteignant deux hommes. Sautant par-dessus le corps, il rechargea son arme en courant.

— Par ici ! cria une voix venant du hangar.

Il obéit, suivi de Samuel.

Une grenade lancée par Uri explosa sur une voiture, qui prit feu immédiatement. Du véhicule sortirent trois silhouettes en flammes qui se mirent à courir vers le bois : une à une elles s’effondrèrent. Dans les lueurs de l’incendie, ils virent Amos se diriger vers eux en zigzaguant. Il allait atteindre le hangar quand une grenade explosa près de lui.

— Amos ! cria Uri en se précipitant vers lui.

Samuel se cacha les yeux de sa main valide. François, impuissant, regardait Uri serrer contre lui le corps déchiqueté de son ami. Vanderveen tira en direction de l’éolienne ; quelqu’un tomba en hurlant dans le brasier.

On n’entendait que le crépitement des flammes et les sanglots d’Uri. François Tavernier et Rik Vanderveen s’approchèrent. Uri se redressa, le visage sali, barbouillé de larmes. Il releva sa mitraillette et s’avança vers le Flamand qui, lentement, leva les mains. Une rafale interrompit son geste. Il tomba, mort, aux pieds de François.

Telles deux fauves, les deux femmes tournaient en silence sans se quitter des yeux ; une même haine les habitait, annihilant toute peur. Elles étaient effrayantes à voir, les cheveux hérissés, la face grimaçante, la bouche bavante. Sarah avait une arme, l’autre n’en avait plus. On n’entendait que leur souffle haletant.

Dans l’alcôve, Léa reprenait connaissance. Tout à l’heure, elle avait cru voir François… Elle avait rêvé, elle était seule. Seule ?… non !… Sarah souriait et c’était terrifiant. Rosa souriait également et c’était horrible… folles, elles étaient folles… Sarah lâcha une rafale de mitraillette qui pulvérisa la jambe droite de son ennemie… le sourire sinistre disparut… Sarah riait en tirant sur l’autre jambe… l’Allemande ne criait pas… sur le dos, elle ressemblait à un insecte mutilé…

— Jetzt gehörst Du mir,[131] cracha Sarah.

— Scher Dich zum Teufel, du Hure ![132]

— Wie in Ravensbrück, wird’s lange dauern. Erinnere Dich dran…[133]

Une rafale arracha la main gauche, puis la main droite… Sarah riait, un air de bonheur répandu sur son visage redevenu lisse et beau… « Comment cela est-il possible », se demandait Léa, fascinée… il y avait du sang partout… Sarah en était tout éclaboussée… elle riait… elle jeta la mitraillette inutile… et tira de la poche de sa robe un couteau dont elle fit jaillir la lame puis, se ravisant, le referma… Léa s’était redressée, à genoux sur le divan, les mains pressées contre sa poitrine… Sarah se penchait vers l’insecte mutilé… se mit à califourchon sur sa proie… un hurlement jaillit de la carcasse sanglante… Léa hurlait… Sarah riait… comme elle riait… un œil roulant entre ses doigts… Léa s’était rejetée en arrière… un coup de feu claqua…

— Non… elle est à moi !

D’une balle entre les deux yeux, Tavernier venait d’abattre Rosa Schaeffer.

La voix de Samuel :

— Mon Dieu !…