17.

Rassurée sur l’état de sa sœur, Léa accepta d’aller prendre un peu de repos. Rue de l’Université, François fit couler un bain. Après l’avoir déshabillée lentement, il la porta dans la baignoire et, avec des gestes de nourrice, la lava. La douceur des mains de son amant l’apaisa. Enveloppée dans un peignoir, il l’allongea sur le lit et la recouvrit d’une couverture de fourrure.

— Dors, ma chérie.

— Ne me laisse pas, dit-elle d’une voix ensommeillée.

— Ne t’inquiète pas, je veille sur toi.

Elle s’endormit en serrant sa main.

Quand elle se réveilla, la nuit était tombée, elle était seule.

— François ! cria-t-elle en se redressant.

La porte s’ouvrit, un rai de lumière éclaira légèrement la pièce.

— Je suis là.

— J’ai eu si peur que tu ne sois parti.

— J’ai passé la journée ici. Maintenant je dois partir, Daniel va passer la soirée avec toi.

— A-t-on des nouvelles de Laure ?

— Franck a appelé, elle va bien. Tu pourras aller la voir demain. Au revoir, mon amour, ne pense à rien.

— C’est facile à dire. Et Sarah ?

— Pour l’instant, hors d’atteinte. Ne t’inquiète pas, je reviendrai dans la nuit.

Léa se rendormit. Quelques heures plus tard, elle se réveilla en sursaut.

— François, c’est toi ? dit-elle dans l’obscurité.

— Non, c’est Daniel.

— J’ai fait un horrible cauchemar.

— C’est pour ça que je suis entré, vous avez crié, j’ai craint qu’il ne vous soit arrivé quelque chose.

— François n’est pas revenu ?

— Non, je l’attends. Voulez-vous que je vous fasse du café ? Il y en a du vrai dans la cuisine.

— Je veux bien, merci.

Léa se leva, se rafraîchit le visage dans la salle de bains et brossa ses cheveux.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent dans la cuisine. Ils burent leur café en silence. Léa alluma une cigarette.

— Savez-vous où est François ?

— J’en ai une vague idée.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient seuls, en tête à tête. Ils ne savaient quoi se dire.

— Quelle heure est-il ? demanda Léa.

— Quatre heures du matin.

Ensemble, ils entendirent la clef tourner dans la serrure de la porte d’entrée. François Tavernier et Samuel Zederman entrèrent. François avait le visage mangé de barbe et les traits tirés, Samuel était très pâle.

— Comment cela s’est-il passé ? demanda Daniel.

— Bien, répondit François. Nous ne nous étions pas trompés. Ce sont bien ces deux femmes qui ont tenté de faire assassiner Sarah et blessé Laure. Elles ont pu échapper, mais nous avons eu deux de leurs complices. Ils sont entre les mains des services secrets qui les interrogent. Un autre a été tué. Il était connu de la police, c’était un tueur de la bande de la rue Lauriston recherché depuis la Libération.

— Mais si ces deux femmes sont encore en liberté, Sarah n’est pas à l’abri, dit Daniel.

— Si, nous avons démantelé leur réseau, elles sont maintenant seules. Elles vont avoir du mal à passer inaperçues. Aucune d’elles ne parle français et leur signalement a été diffusé. Pour ce soir, vous allez dormir ici. On avisera quand il fera jour. Viens Léa, allons nous coucher.

Léa remarqua l’expression de douleur qui se peignit sur le visage de Daniel.

« Françoise devait avoir raison, pensa-t-elle, il est amoureux de moi. »

Dans la chambre, François se jeta sur le lit tout habillé.

— Viens, dit-il.

Léa s’allongea sur lui. Comme il avait l’air fatigué ! Elle remarqua quelques fils blancs dans sa chevelure et en fut émue. Elle embrassa ses paupières fermées, caressa son visage d’une main fraîche. Peu à peu, ses traits se détendirent. Il soupira. Il lui fit l’amour, lentement, presque tristement. Leur plaisir fut lent à venir.

Des coups frappés à la porte les réveillèrent ; la voix de Samuel :

— Levez-vous, il est bientôt onze heures.

— Onze heures ! fit François en se levant d’un bond.

Dans l’après-midi, Léa se rendit à l’hôpital. L’état de sa sœur était stationnaire, aux dires du médecin. Franck, qui n’avait pas quitté le chevet de Laure, ne tenait plus debout. Léa le renvoya se reposer avec ordre de ne revenir que le lendemain. Épuisé, il acquiesça. Dans la nuit, Laure se mit à délirer, appelant sa mère, Léa, Franck et Daniel. Affolée, Léa sonna l’infirmière de garde. Celle-ci dit que ce n’était rien ; elle fit cependant une piqûre à la malade. Le reste de la nuit fut calme. Au matin, Léa fut réveillée par des pleurs.

— Tante Albertine… J’ai mal… je ne veux pas…

D’un bond, elle fut au chevet de Laure.

— Je suis là, ma petite chérie, je suis là.

Le front brûlant de fièvre, Laure ne semblait pas la reconnaître.

— J’ai mal… j’ai froid… oh !…

Un flot de sang jaillit des lèvres pâles. Léa cria.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi avez-vous crié ? dit le policier en entrant brusquement. Oh ! mon Dieu !…

Il se précipita dans le couloir.

— à l’aide !… Venez vite, ma sœur.

La religieuse entra, suivie d’une assistante.

— Vite, allez chercher le docteur et sœur Joseph.

— Ma sœur, elle ne va pas mourir ?

— Priez, mon enfant.

Ils ne savaient donc dire que ça, ces gens d’église : « Priez. » Comme si la prière pouvait arrêter le sang qui coulait de la bouche de Laure.

— J’ai peur… Léa, j’ai peur…

— Non, non… ne dis rien… Je suis là… le docteur arrive…

— Maman… maman…

Transportée en salle d’opérations, Laure mourut à six heures du soir.

La nuit était noire, les rues à peine éclairées. Léa marchait seule. En longeant les grilles du Jardin des Plantes, elle sursauta au hurlement d’un loup. Le cœur battant, elle accéléra le pas. Ne pas penser… surtout, ne pas penser… Ce n’était pas vrai, cela ne pouvait pas être vrai… Pas Laure, pas la plus petite… c’était trop injuste… Tout ça à cause d’un tailleur bleu… Léa haïssait le tailleur bleu… C’est elle qui aurait dû se vider de son sang… pas Laure… Comment annoncer cela à Françoise, à Albertine ?… et Franck ?… que dirait Franck ?… ma petite sœur, pardonne-moi… Je commence à comprendre Sarah et les autres… Pourquoi tuent-ils des innocents ?… on ne peut pas accepter cela… Aujourd’hui Laure, demain ?… Elle pensa à Charles et le sentit menacé. Vite, appeler Montillac, s’assurer que tout allait bien… elle se mit à courir.

La place Saint-Michel était déserte, le bruit de sa course résonnait sur les pavés des quais. La rue des Saints-Pères était vide, comme abandonnée… Cet abandon lui donna le vertige. Elle tourna rue de l’Université, une voiture passa, rapide.

Personne dans l’appartement, des tasses sales traînaient dans l’évier de la cuisine, une odeur de tabac froid. Léa demanda le numéro de Montillac. À la huitième sonnerie, l’opératrice dit :

— Ce numéro ne répond pas.

— Insistez, supplia Léa.

La sonnerie reprit.

— Allô !

— Allô, c’est Léa, qui est à l’appareil ?

— Alain Lebrun… Ah, c’est vous, mademoiselle Léa…

— Ne m’appelez pas mademoiselle… Comment va Charles ?

— Bien, très bien.

— Ma tante Albertine va mieux ?

— …

— Allô, Alain, vous m’entendez ?…

— Oui.

— Comment va ma tante ?…

— Made… je vais vous passer Françoise.

— Allô Léa ?…

— Qu’est-ce que tu as ?… tu pleures ?…

— Tante Albertine…

Elle se laissa tomber sur une chaise, saisie par une folle angoisse.

— Quoi, tante Albertine ?

— Elle est morte…

Non, hurla Léa en silence.

— Elle est morte cet après-midi.

Comme Laure !… mon Dieu, pourquoi elles deux dans la même journée… comment dire à Françoise ?…

— Léa… Léa… tu es là ?… Réponds-moi… parle, je t’en supplie… Je comprends ce que tu ressens… Elle n’a pas souffert… cela s’est passé très vite… elle était très gravement malade… c’est mieux ainsi…

C’est mieux ainsi… Se rendait-elle compte de ce qu’elle disait, la tondue ?… Et Laure, c’était mieux ainsi ?… Prise de rage, elle s’entendit crier :

— Laure aussi est morte…

— Quoi !…

— Tu as bien entendu : Laure aussi est morte.

— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle… Tu as perdu la tête ?…

Une grande lassitude s’empara de Léa.

— Je ne plaisante pas.

— Ce n’est pas vrai !… Dis-moi que ce n’est pas vrai…

— Si, c’est vrai.

— Mais comment ?… pourquoi ?…

Pourquoi ?… comme s’il était possible de répondre… Aujourd’hui une jeune fille et une vieille femme, demain…

— Un accident… je t’expliquerai… je suis fatiguée, Françoise, si fatiguée…

— Moi aussi je suis fatiguée ! je veux savoir ce qui est arrivé.

— Demain… je te le dirai demain…

Léa coupa la communication et laissa retomber le combiné ; elle ne voulait plus rien entendre. Lourdement, elle se leva de la chaise, alla fouiller dans l’armoire de la salle de bains à la recherche d’un somnifère. Pas le moindre médicament, pas même de l’aspirine ; François n’était pas homme à abuser de produits pharmaceutiques. Une obsession, dormir… tuer toute pensée… Boire, il lui fallait boire comme à Nuremberg, comme à l’arrivée de la nuit sur les routes allemandes, boire… Dans le salon, sur une table basse, plusieurs bouteilles : whisky… cognac… Suze… Marie-Brizard… gin… Elle se versa un verre de gin, but d’un trait. C’était fort !… un verre, puis un autre… Titubant, la bouteille à la main, elle s’effondra en travers du lit… La bouteille lui échappa et roula sur le tapis… Léa sombra dans une sorte de coma.

Pourquoi lui cognait-on sur la tête ?… Aïe !… Cette lumière éblouissante !… Arrêtez !… et ce tournoiement qui l’emportait…

— Daniel, as-tu appelé le médecin ?

— Non, elle est soûle, elle n’a pas besoin d’un médecin, mais d’une bonne douche froide.

— Va préparer du café.

Daniel referma la porte avec humeur. François entreprit de déshabiller Léa. Ce n’était pas facile. Il avait l’impression de manipuler une poupée de chiffons. Elle était enfin nue quand Daniel revint avec une tasse de café. Il resta sur le seuil, immobile, à contempler ce corps abandonné.

— Comme elle est belle ! murmura-t-il.

D’un geste rageur, Tavernier la recouvrit.

— Laisse-nous.

Il redressa Léa et entreprit de la faire boire ; du café coula sur le menton puis le long du cou ; elle gémit. Il la rallongea, alla chercher une serviette mouillée et lui bassina le visage et la poitrine ; ses yeux s’ouvrirent sur un brouillard tournoyant.

— Laure…

De lourdes larmes se mirent à glisser sur ses joues.

— Je sais, mon petit, pleure.

Pendant quelques instants, il la tint serrée contre lui, secouée de sanglots.

Impuissant, il était impuissant à consoler celle qu’il aimait.

— Tante Albertine…

— Mon amour, bois, cela va te faire du bien.

Léa repoussa avec violence la tasse de café qui se renversa sur le lit.

— Elle est morte, hurla-t-elle, tante Albertine est morte !… Tu entends ? Morte !… comme Laure !

Un grand découragement envahit cet homme fort. Pourquoi tant de souffrances, tant de morts autour d’elle ? Il ne pouvait rien faire, il la laissa pleurer. Peu après, elle se leva et, nue, se dirigea vers la salle de bains ; il l’entendit vomir, puis ouvrir le robinet de la douche sous laquelle elle resta longtemps. Quand elle revint, les cheveux ruisselants, il fut effrayé de sa pâleur et des cernes qui marquaient son visage ; ses larmes ne coulaient plus. C’était pire, il la sentait désespérée.

Trois jours plus tard, ils partirent accompagner le corps de Laure. Dans le salon de Montillac, le cercueil d’Albertine attendait. Françoise et Léa s’étreignirent, en silence, sans pleurs. À pied, elles suivirent les corbillards jusqu’à l’église. La basilique était pleine d’amis, de voisins, de gens du coin, venus, bouleversés par tant de malheur, témoigner leur sympathie. Le père Henri prononça des mots d’amour et de paix. Françoise y fut sensible, le cœur de Léa resta fermé.