4.

Après son hospitalisation de deux mois, Sarah Mulstein avait été hébergée par la famille du major George McClintock dans leur vaste propriété au nord de l’Écosse. Là, la jeune femme, entourée de soins et d’affection, avait recouvré sa santé avec une rapidité qui étonnait les médecins. L’un deux, plus perspicace, s’inquiétait de son état mental. Elle refusait obstinément de parler de ce qu’elle avait subi en Allemagne et donnait à tous l’impression de vouloir oublier. Une chose cependant contredisait cela : dès que ses cheveux avaient commencé à repousser et qu’elle en avait eu la force, elle s’était rasé le crâne. Aux questions de ses hôtes, elle s’était contenté, avec une noire ironie, de répondre qu’elle trouvait cela seyant. Lady Mary, la mère de George McClintock, avait fait venir de Londres une superbe perruque ; Sarah l’avait remerciée sèchement en ajoutant qu’il lui était impossible de la porter jamais car cela lui rappelait d’autres chevelures, qui étaient envoyées par ballots entiers des camps vers les fabriques de tissus. Ce fut une de ses rares allusions à l’univers concentrationnaire nazi tant que dura son séjour. Bien que choqués par son attitude, ils surent faire preuve de tact et de compréhension.

À l’automne, elle leur fit part de son intention de retourner en Allemagne pour essayer de savoir ce qu’étaient devenus la sœur de son père et ses cousins et ce qu’il était advenu de la famille de son mari et de ses biens.

George tenta de l’en dissuader.

— J’avais de la famille à Berlin et à Munich, je veux savoir s’il reste des survivants. Par ailleurs les procès des criminels nazis vont commencer. Je ne veux pas manquer ça et je suis prête à témoigner.

— Il n’y a que ruines à Berlin, il doit en être de même à Munich comme dans toutes les grandes villes d’Allemagne.

— Je le sais, mais je tiens quand même à m’y rendre. Ne devez-vous pas aller à Nuremberg ? Emmenez-moi.

— Vous n’êtes pas en mesure de retourner là-bas !

— Détrompez-vous. Si vous ne voulez pas m’y emmener, j’irai seule.

McClintock dut céder et s’occupa des formalités nécessaires.

Il accompagna Sarah jusqu’à Munich avant de rejoindre Nuremberg. Dans l’ancienne capitale de Bavière, elle eut la joie de retrouver un de ses cousins, jeune avocat avant la guerre, Samuel Zederman, échappé par miracle à la police le jour de l’arrestation de toute sa famille : parents, grands-parents, frères et sœurs. Tous avaient été déportés à Mauthausen.

Samuel avait survécu caché dans la cave de sa petite amie non juive qui, pendant deux ans, l’avait nourri et protégé à l’insu de tous. Les bombardements devenant de plus en plus fréquents, ils prirent l’habitude de passer toutes leurs nuits dans la cave. C’est là que naquit une petite file qui mourut à la naissance et qu’ils enterrèrent, désespérés, dans un coin. Un soir son amie ne revint pas ; il attendit en vain plusieurs jours. Quand enfin il se résigna à sortir, fou d’angoisse et de faim, il ne reconnut rien. Autour de lui ce n’était que ruines où erraient des créatures grises fouillant entre les pierres. Il marcha longtemps avant de trouver un immeuble presque intact, se dressant seul au milieu des décombres ; au rez-de-chaussée il y avait un café aux vitres remplacées par du carton. À l’intérieur une unique lampe à pétrole ou à huile éclairait chichement la salle où se tenait une humanité grisâtre, assise sur des bancs devant des récipients hétéroclites d’où montait un filet de vapeur. On se serra pour lui faire une place et, sans rien lui demander, une jeune fille maigre et pâle, posa devant lui un bol ébréché rempli d’un liquide fumant. Il le saisit avec reconnaissance ; cela avait un goût indéfinissable mais c’était chaud. La tête lui tourna ; il perdit connaissance. Quand il revint à lui, la salle était vide, les sirènes hurlaient. Très vite les premières bombes explosèrent. Autour de lui, le sol, les murs tremblaient, sur les étagères les verres s’entrechoquaient avec des sons cristallins aussitôt recouverts par le fracas des explosions tandis que des morceaux de plafond lui tombaient sur la tête. Il fallait fuir, mais auparavant il devait trouver quelque chose à manger. Il passa derrière le comptoir et fouilla dans les placards. Au fond de l’un deux, il trouva un paquet de gâteaux secs et trois boîtes de lait concentré. À l’aide du poinçon de son couteau, il ouvrit l’une d’elles et avala avec délice la sirupeuse boisson. Il eut assez de volonté pour ne pas tout boire et rangea la boîte dans la musette qu’il avait eu la présence d’esprit de remplir d’un peu de linge, d’une timbale en argent, d’un collier de perles ayant appartenu à sa mère et d’une photo le représentant en compagnie de son amie. À peine venait-il de sortir qu’une bombe pulvérisa l’immeuble. Le souffle de la déflagration le projeta en l’air. Il se releva étourdi, toussant, mais indemne, au milieu d’un opaque nuage de poussière. On n’entendait plus que le bourdonnement des avions s’éloignant dans le ciel et le crépitement des flammes s’échappant de l’immeuble effondré. Les mains tendues devant lui, il s’éloigna du brasier, butant sur les gravats. Peu à peu le nuage de poussière devint moins dense. Tels des spectres, il voyait se lever des créatures à l’aspect vaguement humain qui semblaient surgir de l’ombre ; pas un cri, pas un pleur, pas le moindre gémissement, des gestes comme ralentis. Bientôt, il y eut une petite foule s’éloignant lentement, sans bruit. Samuel se mêla à cette foule : des femmes surtout, auxquelles la poussière qui les recouvrait ne permettait pas de donner d’âge, de très vieux hommes courbés et des enfants qui marchaient droit devant eux, sans hâte, comme sans but.

Combien de temps dura son périple à travers l’Allemagne dévastée, à fuir les bombardements, les hordes de pillards, les soldats déserteurs ? Il ne le sut jamais. Il se réveilla un jour sur le bord d’une route, soutenu par un grand soldat noir américain qui lui donnait à boire.

Quand Sarah et lui se retrouvèrent, le jeune et brillant avocat servait d’interprète aux troupes françaises et américaines tout en cherchant à savoir ce qu’était devenue sa famille. Il réussit à convaincre le commandement français de la région de la nécessité d’avoir une interprète féminine pour s’occuper plus particulièrement des enfants. Un jour, ils suivirent un convoi de la Croix-Rouge Internationale chargé de rapatrier de nombreux orphelins qui voyageaient accompagnés de médecins et d’infirmières allemands. A la descente du train, chaque enfant recevait un verre de lait chaud et une tablette de chocolat. Les pauvres petits, pour la plupart habillés de mauvais vêtements aux couleurs indéfinissables, certains les pieds enveloppés de chiffons, maigres, les yeux immenses mangeant leur visage pâle et sale, en état de choc, regardaient ces friandises avec appréhension avant de les engloutir en un tour de main avec dans le regard un bref éblouissement.

Samuel interpella l’un des deux médecins reconnaissables à leur brassard et demanda lequel était responsable du convoi.

— Das bin ich[4] répondit une forte femme assez belle.

Sarah, en entendant cette voix, s’immobilisa, saisit d’épouvante. Au prix d’un incroyable effort, elle parvint à se retourner mais ses yeux, troublés de larmes, n’arrivaient pas à distinguer les traits du visage : elle remarqua seulement, comme dans un brouillard, que celle qui avait parlé portait l’uniforme bleu de la Croix-Rouge… Elle devait rêver, ce n’était pas possible.

— Die Kinder sind blutarm aber im algenmeinen ziemlich gesund, nicht wach Inge ?[5]

— Ja, Frau Doktor, wie haben unser Bestes getan, um sie zu pflegen[6], dit une infirmière qui se tenait près d’elle.

Cette autre voix ?… non !… non !…

Elle avait dû crier car Samuel revint vers elle précipitamment.

— Qu’as-tu ? Tu n’as pas l’air bien, qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Sarah tremblait, incapable de parler, suffoquante, livide. Il la gifla.

— Ces auxiliaires de la Croix-Rouge, parvint-elle à articuler en désignant le médecin et l’infirmière.

— Eh bien quoi, ce sont des personnes compétentes chargées par les alliés de retrouver les enfants égarés à travers l’Allemagne.

— Mais ce n’est pas possible, pas elles !

— Que veux-tu dire, je ne comprends pas ?

Les convoyeuses avaient remarqué le bouleversement de cette femme en tenue vaguement militaire coiffée d’un bonnet qui dissimulait ses cheveux. Ce visage leur disait vaguement quelque chose. Soudain, celle qui se nommait Inge pâlit et, se penchant vers sa compagne, lui murmura :

— Ich erkenne sie, sie war diejenige, die Ihren in Ravensbrück widerstand leistete.[7]

— Spricht nicht so laut, du Idiotin !… Du hast recht ![8]

Un train entra en gare sur l’autre voie, les infirmières américaines rassemblèrent les enfants pour les éloigner de la bordure du quai, créant un moment de confusion dont profitèrent les deux Allemandes pour, passant derrière le groupe agité, se diriger vers la sortie. Les passagers du nouveau train descendirent, provoquant une cohue qui permit aux deux femmes de s’échapper avant que Sarah et Samuel eussent pu réagir. Quant à leur tour ils atteignirent le parvis de la gare, elles avaient disparu. Il ne leur restait qu’à faire leur rapport aux autorités américaines.

— Vous êtes sûre qu’il s’agit bien du docteur Rosa Schaeffer, médecin au camp de Ravensbrück et de l’infirmière Ingrid Sauter ? demanda à Sarah le commandant qui les reçut.

— Aussi sûre que je vous vois. En tant que médecin, elle est responsable de la mort de centaines de déportées. Elle a pratiqué sur des dizaines de femmes des expériences qui, quand elles ne les ont pas tuées, les ont mutilées à vie. Je suis l’une d’elle et je suis prête à témoigner.

— Merci, madame. Elles figurent bien sur nos listes de personnes à arrêter. Nous allons mettre tout en œuvre pour les retrouver.

— Mais comment se fait-il qu’elles aient réussi à s’infiltrer dans les rangs de la Croix-Rouge ?

— Je n’en sais rien, tout ce que je peux dire c’est que nous avons dû faire appel aux médecins et infirmières allemands qui étaient disponibles, nos équipes médicales étant débordées. Ce n’est pas le premier cas qui nous est signalé de médecins nazis ayant profité de l’occasion. Certains réseaux se sont constitués pour la fabrication de faux papiers, d’hébergements sûrs parmi la population. Des filières se mettent en place pour faire sortir les plus compromis du pays. Toute une partie des services alliés travaillent à démanteler ces réseaux. Ce n’est pas facile car ils bénéficient non seulement de la complicité d’une partie de la population, mais d’aides étrangères. Dans le cas qui nous intéresse, cela ne devrait pas être trop difficile de mettre la main dessus.

Durant les deux jours qui suivirent cette sinistre rencontre, Sarah resta prostrée dans sa chambre, refusant de parler. Samuel Zederman, conscient du choc subi par sa cousine, la laissa tranquille, jusqu’au moment où il éclata.

— Tu ne vas pas rester à te morfondre ainsi sans rien faire en attendant qu’on te les amène. D’ailleurs, qui te dit que les Américains vont les retrouver, ils sont des milliers dans ce cas, autant chercher une aiguille dans une meule de foin. C’est à nous de partir en chasse, c’est à nous de nous venger. Mais avant, nous devons savoir si nous avons une chance de retrouver les nôtres. Beaucoup de survivants de Mauthausen se trouvent près de Linz dans des camps pour personnes déplacées. Nous allons y aller, Linz n’est qu’à trois heures de Munich.

Ils mirent deux jours pour faire le voyage dans un train bondé qui s’arrêtait parfois pendant plusieurs heures. À leur arrivée, après de minutieux contrôles d’identité, ils se précipitèrent, affamés, sur un marchand ambulant de boissons chaudes et de saucisses. Leur fringale calmée, ils demandèrent au marchand s’il y avait une possibilité de loger dans la ville. Il leva les bras au ciel mais leur souffla à l’oreille que sa sœur pourrait peut-être les dépanner, moyennant un loyer honnête.

Le loyer honnête s’avéra coûter le prix d’une suite dans un palace parisien. Mais la chambre avait deux lits, un lavabo derrière un paravent et un poêle ; le comble du luxe en ces temps difficiles. Après une rapide toilette, ils se rendirent au Comité juif de Linz récemment organisé. Une foule d’hommes et de femmes aux visages maigres et pâles d’où ressortait le brun des cernes de leurs yeux, vêtus de pauvres vêtements trop grands ou trop petits, se pressait dans les deux pièces et sur le seuil du bureau du Comité pour consulter les listes des survivants. Cris, rires, pleurs, embrassades, imprécations, injures… Sarah assourdie par le bruit, bousculée, sortit. Elle s’appuya contre le mur et alluma une cigarette. Des mains se tendirent auxquelles elle abandonna son paquet. Un turban de laine cachait son crâne chauve, son manteau de gabardine était d’une bonne coupe, ses chaussures et son sac de vrai cuir. Ceux qui entraient la dévisageaient, les femmes surtout. Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite qu’un homme, très grand, très maigre, s’était arrêté devant elle.

— Puis-je vous être utile, madame ?

Elle releva la tête et fut saisie par le regard de son interlocuteur, un regard intense, profond, inquisiteur, qui semblait lire en elle, un regard bon mais triste, immensément triste.

— Merci, monsieur, je ne crois pas. Mon cousin est à l’intérieur.

— Vous recherchez des parents, des amis ?

— Moi, je ne recherche rien, mon père et mon mari sont morts. Toute ma famille a disparu sauf mon cousin Samuel qui lui espère encore retrouver les siens.

— Il a raison d’espérer, l’espoir fait vivre. Certains arrivent à se retrouver.

Sarah répondit par un ricanement.

Au même moment, Samuel dégringola les marches le visage couvert de larmes, un sourire radieux aux lèvres traînant derrière lui un tout jeune homme d’une effrayante maigreur.

« Il est devenu fou », pensa Sarah.

— Daniel… j’ai retrouvé Daniel, mon petit frère… Dieu est bon, Sarah… mon petit frère !…

Dieu est bon !…, où allait-il chercher ça lui, le brillant avocat athée ! Elle sentait monter en elle une froide colère. Son regard croisa celui du garçon, elle y lut la même colère.

— Vous voyez bien qu’il ne faut pas désespérer, dit l’inconnu.

— Oui, sans doute, dit-elle sèchement.

Samuel venait vers eux sans lâcher son frère.

— Daniel, tu ne la connais pas, c’est notre cousine Sarah Mulstein, embrasse-la.

Ils s’embrassèrent sous l’œil attentif de l’étranger.

— Simon, dépêche-toi, on a besoin de toi, lui dit une femme sortant du bureau.

— J’arrive. Au revoir et bonne chance.

Sarah l’arrêta.

— Excusez-moi, connaissez-vous le responsable du Comité ?

— C’est moi.

— J’aimerais vous parler, c’est important. Quand pourrais-je vous voir ?

— Venez ce soir chez moi dans la Landstrasse vers huit heures.

— Merci. Mon nom est Sarah Mulstein.

— Moi, c’est Simon Wiesenthal.

Pendant le déjeuner, Daniel raconta brièvement, froidement, sans détails, son arrestation et celle de leurs parents. Leur arrivée au camp où les grands-parents avaient été immédiatement gazés. Un jour, leur mère et leurs sœurs avaient disparu, pour Ravensbrück, croyait-il. Quant à leur père, il était mort d’épuisement dans ses bras.

Il avait un peu plus de dix-huit ans, il parlait d’un ton détaché, sans émotion apparente. Sarah avait éprouvé une attirance immédiate en le voyant mais lui s’était méfié de cette femme trop belle malgré les marques de ses joues, trop élégante lui semblait-il. Ce ne fut que plus tard, quand elle retira son turban et qu’elle lui montra le tatouage de son bras, qu’il cessa d’être sur la défensive et se jeta contre elle en pleurant. Là, pendant quelques instants, il s’abandonna comme un petit enfant sur le sein de sa mère. De ce jour naquit entre eux un sentiment de fraternité, une complicité, une compréhension totale du caractère de l’autre. Ce fut la seule fois où il pleura sur lui-même.

Sarah insista pour se rendre seule au rendez-vous de Simon Wiesenthal.

L’appartement se composait d’une seule pièce meublée très modestement dont les fenêtres donnaient sur un petit jardin. C’est ce jardinet qui avait séduit Wiesenthal.

— Que puis-je pour vous ?

— M’aider à me venger.

— Je savais que c’était cela que vous vouliez me demander. Je l’ai vu à vos yeux. Je comprends votre sentiment, je ne l’approuve pas. Ce que je veux, moi, c’est la justice.

— Comment pouvez-vous parler de justice, vous qui comme moi avez connu l’horreur nazie ! s’écria Sarah exaspérée.

— Justement. Nous devons porter témoignage devant le monde. Je ne crois pas à la responsabilité collective du peuple allemand. Personnellement, je peux témoigner de soldats SS ayant eu un comportement humain envers les détenus juifs…

— Ils ne devaient pas être nombreux, l’interrompit Sarah avec un ricanement mauvais.

— Il suffit d’un juste, rappelez-vous Sodome et Gomorrhe…

— Ah non ! je ne suis pas venue vous trouver pour vous entendre citer la Bible. Si Dieu a jamais existé, il est mort dans les camps.

— Vous en êtes sortie et moi aussi. Pourquoi ? Pourquoi avons-nous été épargnés alors que des centaines de milliers d’autres ont été assassinés ?… Qu’avons-nous fait qui nous donne le droit de survivre ? Ne devons-nous pas tout faire pour justifier cette faveur du destin ? Moi aussi, dans un premier temps, j’ai pensé à la vengeance ; toute ma famille a été exterminée, ma mère emmenée sous mes yeux, ma femme que je croyais morte… pour qui vivre, pour quoi vivre, me disais-je ? Plus le temps passe, plus la liste des disparus s’allonge… c’est par millions qu’ils ont tué…

— Et ces millions de morts ne crient-ils pas vengeance ?

— Non, ils demandent justice. Ils demandent que leurs assassins soient jugés et condamnés, ils demandent que leurs crimes soient dénoncés à la face du monde entier, ils nous commandent de ne jamais oublier, de faire que nos enfants et les enfants de nos enfants entretiennent à jamais leurs mémoires afin que pareille chose ne se reproduise pas dans vingt ans, dans cent ans…

La pièce était trop petite pour cet homme maigre et grand qui marchait de long en large en faisant de grands mouvements avec ses bras, lui, si calme au début de l’entretien, laissait percer une violente émotion.

— … Un Juif qui croit en Dieu et en son peuple ne peut pas croire à la culpabilité collective du peuple allemand. Bien sûr, il n’était pas totalement ignorant des atrocités qui se commettaient derrière les barbelés des camps de la mort, mais par peur, par honte, il préférait détourner ses regards devant les magasins juifs dévastés, leurs voisins juifs emmenés, leurs enfants chassés des écoles, les croix gammées salissant les vitrines juives…

— Tout ce que vous dites montre que les Allemands savaient et vous soutenez que leur culpabilité n’est pas collective ?

— N’avons-nous pas souffert, nous autres juifs, pendant des milliers d’années, parce que l’on nous accusait d’être « collectivement coupables », tous, même les enfants à naître, de la mort du Christ, des épidémies du Moyen-âge, du communisme, du capitalisme, des guerres désastreuses et des traités de paix également désastreux ? Tous les maux de l’humanité, de la peste à la bombe atomique, sont « la faute des Juifs ». Nous sommes les éternels boucs émissaires. Nous savons bien, nous, que nous ne sommes pas collectivement coupables ; alors comment pourrions-nous accuser aucun autre peuple de l’être, quels que soient les crimes commis par certains de ses enfants ? Cependant, je prie Dieu de me donner la force de mener à bien la tâche que je me suis imposée ; qu’aucun criminel ne se sente à l’abri, qu’il sache que partout où il se trouvera et ce jusqu’à la fin de sa vie nous le traquerons afin qu’il réponde devant les tribunaux de ses crimes contre l’humanité.

Épuisé, Wiesenthal se laissa tomber sur une chaise. Sarah le regardait, bouleversée. Comment cet homme déchiré pouvait-il parler de justice ? Elle éprouvait une admiration incrédule devant cette confiance en la justice, devant ce courage d’homme tranquille. Rien de ce qu’il avait vu et vécu n’avait pu ébranler ni tuer en lui cette croyance en l’homme.

L’atmosphère de la petite pièce était chargée d’une telle émotion qu’ils restèrent longtemps l’un et l’autre plongés dans leurs pensées. Sarah réagit la première.

— Monsieur, je vous admire mais je ne peux pas vous suivre. Je sais que je ne pourrai vivre si je ne me venge pas non seulement du mal que l’on m’a fait mais de celui fait aux autres. Je sais que vous avez des listes de criminels, de témoignages que vous avez transmis à Nuremberg pour la préparation des procès. Moi, ce que je vous demande, ce sont les noms de ceux de Ravensbrück.

— Ces noms sont entre les mains des autorités alliées. Ces gens seront jugés et punis en fonction de leurs crimes. Vous n’êtes pas la première et vous ne serez pas la dernière à venir me faire cette demande. Nous, les victimes, nous devons accepter de déléguer notre volonté de vengeance aux tribunaux et de respecter leur jugement quel qu’il soit. Nous, juifs, ne nous comportons pas comme des nazis qui ont tué des hommes parce qu’ils pensaient en avoir le droit. En les tuant sans jugement vous agiriez comme eux.

— Non ! jamais je ne croirai cela ! Jamais ! Je ne peux pas attendre sinon ils se fondront dans la masse « innocente ». J’ai vu il y a quelques jours deux des monstres de Ravensbrück en uniforme de la Croix-Rouge. Je vous jure que je vais mettre tout en œuvre pour les retrouver et les tuer car seule la mort peut empêcher cette vermine-là de propager l’épidémie nazie.

— Vous n’en retirerez que de nouvelles souffrances.

— Qu’importe. J’ai perdu mon âme là-bas. Vous, vous avez toujours la vôtre… C’est toute la différence.

Sarah sortit sans un mot d’adieu. Sur sa chaise, Simon Wiesenthal pleurait.