— Pardonnez-moi, chère petite amie, de ne pas avoir été là lors de votre arrivée, mais des affaires importantes m’appelaient à Mar del Plata. Bien entendu, vous venez vous installer à San Isidro.
— Pour quelques jours seulement. Si cela ne vous ennuie pas, je préfère rester au « Plaza ».
— Comme vous voulez. Après les fêtes de Noël, je retourne à Mar del Plata et vous viendrez avec moi, dit Victoria Ocampo en ajustant ses lunettes à monture blanche.
— Vous passerez les fêtes à Buenos Aires ?
— Oui, je réunis quelques amis dont votre ambassadeur, Vladimir d’Ormesson. Le connaissez-vous ?
— Pas encore.
— Vous verrez, c’est un homme charmant, très cultivé, fidèle en amitié, il a beaucoup aidé mon ami Roger Caillois. Il y aura également ma sœur Angelica, ma sœur Silvina et son mari, l’écrivain Adolfo Bioy Casares, mon cher Jorges Luis Borges, Jose Bianco et Ernesto Sabato. Peut-être quelques autres personnes, peu nombreuses, comme monsieur et madame Tavernier. Je ferai prendre vos bagages dans la soirée. Je vous emmène déjeuner au « London Grill ». C’est un peu ma salle à manger quand je suis en ville. Après nous partirons pour San Isidro.
Au « London Grill », une foule d’hommes se pressait au bar dans l’attente d’une table. Un maître d’hôtel s’avança, empressé.
— Señora Ocampo, que alegría de verla otra vez, nos echo de menos.[18]
— Gracias, Hector.[19]
Le déjeuner fut très agréable bien que souvent interrompu par des connaissances de Victoria Ocampo venant la saluer.
Chaque samedi et chaque dimanche après-midi, Victoria Ocampo recevait à l’heure du thé, amis, écrivains, collaborateurs de la revue Sur, intellectuels étrangers de passage. Léa, depuis deux jours installée dans la grande maison de San Isidro, aidait la maîtresse de maison et Angelica à accueillir ses invités. Elle s’étonnait de voir Jorge Luis Borges engloutir de telles quantités de dulce de leche, cette confiture de lait qu’elle trouvait particulièrement écœurante et qui faisait les délices des Argentins. Nora, la sœur du poète, parlait de sa peinture tandis que Adolfo Bioy Casares le photographiait, Sarah et Silvina Ocampo étaient lancées dans une conversation passionnée tandis que Vladimir d’Ormesson et François Tavernier discutaient à voix basse dans un coin du salon ; tout le monde parlait français. Léa se sentait un peu à l’écart de tous ces gens brillants qui s’entretenaient avec aisance de surréalisme et de politique, de poésie et d’ésotérisme, de péronisme et de syndicalisme. Elle descendit les marches de la véranda et se dirigea vers la terrasse qui dominait le fleuve. Il faisait très chaud, elle releva la jupe de sa robe de toile blanche pour s’asseoir à l’ombre sur un banc de pierre vert de mousse et regarda machinalement les voiliers qui se balançaient sur l’eau. L’un d’eux était immobile face à la villa Ocampo. Cette immobilité attira l’attention de Léa. Trois hommes se tenaient dans l’embarcation ; l’un d’eux regardait dans sa direction à l’aide de jumelles. Instinctivement, elle se rejeta dans l’ombre, n’osant plus bouger. Le temps commençait à lui sembler long quand un bruit de pas, derrière elle, la fit sursauter. Elle se retourna vivement.
— Oh ! François, tu m’as fait peur… Fais attention qu’on ne te voie pas du fleuve… regarde ce voilier, il y a au moins une vingtaine de minutes qu’un homme observe la maison à la jumelle.
— Tu as raison, c’est étrange.
— J’ai peur. Je n’ai pas eu de nouvelles de Sarah depuis l’autre jour, je ne l’ai revue qu’aujourd’hui. J’ai cru comprendre qu’elle avait retrouvé la trace de ces deux femmes.
— Oui, c’est pour cela que je suis rentré plus tôt que prévu de Montevideo. Nous les surveillons. Je ne crois pas qu’elles se soient rendu compte que nous les avions repérées. Par contre leurs amis s’intéressent beaucoup à nous…
— à moi aussi ?
— Oui, grâce à ceux du Cabo de Buena Esperanza. Par chance, ils ne semblent avoir localisé ni Samuel et Uri ni Daniel et Amos qui sont installés dans le même hôtel que ces femmes, au « Jousten » dans Corriente, et dont la plupart des clients sont allemands…
— Quelle idée d’aller se jeter dans la gueule du loup ?
— Ils sont plus en sûreté sur le terrain des nazis que nous à l’extérieur. Je suis inquiet pour toi, ma chérie, j’aimerais te savoir loin de tout cela, ce n’est pas ton affaire.
— Comment, ce n’est pas mon affaire ?… N’ont-ils pas assassiné Laure ?
— Nous la vengerons, mais cela ne lui rendra pas la vie.
— Je le sais bien, mais je ne peux pas vivre avec cette idée que ses assassins soient en liberté et vivent insouciants.
— Ils ne le seront pas longtemps.
— Qu’allez-vous faire ?
— Encore une fois, ne t’occupe pas de tout ça. Moins tu en sauras, mieux cela vaudra.
Doucement, il la prit dans ses bras et l’attira à lui. Elle se laissa faire sans résistance, rassurée d’être contre sa poitrine. Pourquoi tout était-il si compliqué ? C’était si simple de se laisser aimer sans penser au lendemain. Elle releva la tête et tendit ses lèvres. Ils s’embrassèrent avec gourmandise, affamés. Un bourdonnement de rires et de voix les sépara. Sarah et Victoria venaient vers eux, suivies de Borges et de Bioy Casares. Ils se levèrent à leur approche.
— Léa, je me demandais où vous étiez passée, dit Victoria d’un ton de reproche.
— Ce parc est si beau et ce fleuve si grand. J’étais venue les admirer.
— Oui, cet endroit est beau. Pour combien de temps encore ? Après moi, que deviendra cette maison ?
Sarah s’approcha et la prit par le bras.
— Chère madame, vous avez le temps d’y penser.
Là-bas, sur le Rio de la Plata, le voilier s’éloigna. Léa fut la seule à le remarquer et en éprouva du malaise.
Ils remontèrent lentement vers la maison. François prit le bras de Léa.
— J’ai envie de toi. Pourquoi ne viendrais-tu pas à Buenos Aires demain ? Tu as toujours ta chambre au « Plaza » ?
— Oui.
— Je vais demander à Sarah de t’inviter, cela surprendra moins que si c’est moi.
— Décidément, tu penses à tout, dit-elle d’un ton acerbe. D’accord, je viendrai demain.
La plupart des invités prirent congé. Il ne resta que Silvina Ocampo, Bioy Casares et Borges.
Pendant le dîner, dans l’immense salle à manger aux lourdes chaises, Léa faisait un effort pour suivre la conversation de Borges qui passait d’un sujet à l’autre avec virtuosité, sans se soucier de son interlocutrice.
— Aimez-vous les ponts ?… Il faudra que je vous emmène voir le pont Alsina, c’est un des endroits de Buenos Aires que je préfère.
— Jorge, vous n’allez pas emmener cette petite dans cet horrible quartier, sale et lugubre, dit Victoria.
— Votre sœur ne pense pas comme vous. Souvent, Silvina et moi, nous marchons sans but dans les rues de notre ville cherchant à nous égarer. Hélas ! sans succès. « J’aime la laideur de ma ville natale presque autant que sa beauté. C’est très important de marcher dans une ville, dans sa banlieue, d’écouter la nuit. Je me souviens d’une longue promenade dans la banlieue de Buenos Aires avant la guerre avec Drieu la Rochelle, il était un peu tard, nous avions marché et nous étions arrivés tout près de la province. On sentait la plaine qui grandissait, les maisons devenaient de plus en plus rares, de plus en plus basses. Alors Drieu a trouvé une façon précise d’exprimer cela. Ce que nous, poètes argentins, cherchions depuis des années, il l’a trouvé tout de suite. Nous regardions, il était une heure du matin. Il m’a dit : “Vertige horizontal.” C’était exactement cela. Il fallait être français pour exprimer si clairement ce que nous, Argentins, ressentons. La France est le pays littéraire par excellence. Je crois que c’est le seul pays où les gens s’intéressent à des questions littéraires. Ce n’est pas une question de cénacles ou de divergence d’écoles. Cela fait peut-être partie de l’esprit historique des Français, cette façon de voir toutes choses en fonction de l’histoire, ce qui n’arrive pas ailleurs, non ? »
Léa aurait bien été incapable de dire si cela arrivait ailleurs ou pas. Maintenant Borges parlait de Flaubert, de Schopen-hauer, de Stevenson, de Kipling, d’Oscar Wilde… De Flaubert elle n’avait lu que Madame Bovary et de Kipling, Le Livre de la jungle !… pas assez pour soutenir une conversation avec ces gens qui jonglaient avec le français, l’espagnol, l’anglais et l’italien. Léa se sentait sotte et ignorante… et elle n’aimait pas cela. Peu à peu, elle s’évada de l’assemblée, revoyant les dîners à Montillac, quand son père et son oncle Adrien parlaient des livres qu’ils aimaient. La petite fille alors les écoutait, heureuse quand le nom d’un écrivain lui rappelait quelque chose – ne fût-ce que la place qu’il occupait dans la bibliothèque paternelle. Enfant, elle était la seule à aider son père à ranger les livres. Plus tard, elle avait commencé à les lire en partant de la première lettre de l’alphabet. C’est ainsi qu’elle avait lu plusieurs romans d’Edmond About : Maître Pierre, sur l’assèchement des Landes, Le Roi des montagnes, et L’homme à l’oreille cassée… Les dix-huit volumes des Mémoires de la duchesse d’Abrantès, Les Poésies philosophiques de Louise Ackermann, Irène et les eunuques de Paul Adam. Dans les B, après avoir dévoré Les Époux malheureux puis Les Amants malheureux de Baculard d’Arnaud, elle s’était jetée sur Balzac et avait lu La Comédie humaine avec gourmandise. De Constant elle avait aimé Adolphe et de Farrère, Fumée d’opium ; sans oublier Delly, Corneille. C’est à la lettre F qu’elle s’était arrêtée de lire dans l’ordre alphabétique de la bibliothèque de son père et avait puisé, au hasard de son inspiration, dans les M, ce qui avait amené Mauriac et Montaigne, dans les R, Rimbaud et Paul Reboux… Quand on s’étonnait qu’elle puisse passer ainsi de Paul Bourget à Voltaire, elle répondait, agacée : « Ce sont des livres. » Car pour elle, en ce temps-là, la lecture était avant tout un dépaysement, une évasion. Le style, le sujet, l’époque n’avaient pas d’importance, seul existait le plaisir de la lecture, de la découverte. Ce n’est que bien des années plus tard qu’elle fit la différence entre la bonne littérature et l’autre – mais jamais elle ne voulut renier celle-ci.
— … Pour que quelque chose soit vraiment écrit, on doit l’écrire corps et âme et on ne sait pas ce que cela peut donner comme résultat…
Qui disait cela ? Léa sursauta, semblant émerger d’un rêve.
— Eh bien, Léa, où étiez-vous ? Perdue dans vos pensées ?
— Je pensais à mon père et aux livres que j’ai aimés.
Elle dit cela comme quelqu’un réveillé d’un songe. Pendant ces quelques instants d’absence, elle s’était évadée loin de l’Argentine, des rues sombres évoquées par le poète, de cette somptueuse maison, de ses hôtes diserts et cultivés, des menaces rôdant autour de ses amis, du souvenir de Laure morte… Elle revenait à regret mais apaisée.
— Si vous le permettez, Victoria, je vais me retirer, je tombe de sommeil. Vous ne m’en voulez pas ?
— Non. Nous devons vous paraître bien ennuyeux avec nos péroraisons sur la littérature.
— Ne croyez pas cela, mais en vous écoutant je sens toute mon ignorance.
Elle ne remarqua pas la brève lueur d’intérêt qui s’alluma dans les yeux myopes de Borges.
Le lendemain, Victoria Ocampo la déposa rue Florida devant le « Jockey Club ». Sans se presser, Léa remonta la rue vers le « Plaza » en regardant les vitrines. Il faisait chaud, les femmes étaient vêtues de courtes robes fleuries, les hommes les regardaient, l’air avantageux, sirotant le maté ou fumant de courts cigares noirs. Léa était l’objet de regards appuyés, de propos qu’elle devinait canailles, de frôlements indiscrets. Cela ne lui déplaisait pas, c’était comme un hommage de la rue tendu à sa beauté. Les désirs qu’elle pressentait excitaient le sien ; dans quelques instants, elle serait dans les bras de l’homme qu’elle aimait, le reste n’avait pas d’importance. Elle s’arrêta longuement devant un magasin qui présentait des « modèles de Paris » ; cet ensemble vert bordé de blanc était ravissant, quant à cette robe bain de soleil à rayures multicolores, vraiment très jolie mais… ce visage reflété près de la jolie robe ?… Pourquoi cette angoisse ?… il y avait de la haine dans le regard de l’homme fixé sur son reflet… elle se retourna… L’homme eut l’air surpris et recula puis, sans la lâcher du regard recula, se retourna et partit rapidement. Il passa devant le siège du journal La Nacion et bouscula un passant qui lisait les feuilles imprimées exposées à l’extérieur. Ce fut très bref, mais Léa eut le temps de reconnaître monsieur Barthelemy. Les deux hommes se perdirent dans la foule.
Le temps semblait moins beau, les boutiques moins attrayantes, la rue moins gaie, recelant des dangers. Léa se retint de courir. Pour la première fois depuis qu’elle était à Buenos Aires, elle ne s’arrêta pas pour admirer les bouquets du magnifique magasin de fleurs installé dans l’angle du « Plaza ».
— Il y a un message pour vous, mademoiselle, dit le concierge en lui tendant sa clef.
Le taxi déposa Léa à l’angle de Suarez y Necochea dans le faubourg de la Boca. Quelle idée de lui donner rendez-vous dans un quartier pareil ! Elle regarda autour d’elle, essayant de s’orienter. Pas facile, dans cette ville où les rues se coupaient à angle droit, de s’y retrouver ; autant elle était à l’aise dans celles, tortueuses, de Paris ou de Bordeaux, autant à Buenos Aires elle avait l’impression de se retrouver toujours au même endroit. Là, c’était un peu différent : pas de boutiques, un quartier misérable aux maisons basses, aux trottoirs défoncés, encombrés de gravats et de détritus, quelques bars ou cafés fermés. À cette heure du début de l’après-midi, tout semblait dormir dans la chaleur de l’été. Un chien famélique vint renifler ses pieds et s’enfuit devant son geste menaçant. Elle buta contre les racines d’un gros arbre qui déformaient la chaussée et jura entre ses dents. Malgré son chapeau de paille, la lumière lui blessait les yeux ; la sueur coulait le long de son dos et entre ses seins. Il n’y avait donc personne dans ce maudit quartier ? D’une fenêtre basse, au ras du sol, munie de barreaux, montait une chanson de Carlos Gardel. Léa se pencha. Malgré la pénombre du lieu, elle entrevit des tables et des chaises. Sur les tables, des verres et des assiettes sales, dans le fond un comptoir au-dessus duquel brillait une rangée de bouteilles. Près de la fenêtre un escalier étroit et raide de cinq marches descendait. Elle le prit en se tenant aux murs noirs de crasse. Pendant quelques instants, elle ne vit rien. Après la chaleur du dehors, l’air de la salle brassé par un grand ventilateur lui sembla délicieux. Hormis la voix de Carlos Gardel et le couinement du ventilateur, il n’y avait aucun bruit dans le café. Peu à peu ses yeux s’habituèrent au demi-jour. La pièce était vide, ni clients ni patron. Comment disait-on en espagnol : « Il y a quelqu’un ?… » Pour signaler sa présence, elle toussa, heurta les chaises… à la radio la voix du Toulousain s’était tue, remplacée par les glapissements d’une présentatrice. L’image de Carmen Ortega debout devant le micro surgit à son esprit… Sur les murs d’un blanc sale, des portraits de vedettes de cinéma dans des cadres d’un doré éteint : l’un d’eux lui rappela quelqu’un… sans aucun doute, il s’agissait d’Eva Perón… brune sur la photo et le visage plus arrondi, quelques mots manuscrits d’une grande écriture, signés « Eva. »
Léa remonta les marches, la rue était toujours déserte et blanche de chaleur ; elle redescendit et se laissa tomber sur une chaise. À tout prendre, on était mieux ici que dehors, quelqu’un finirait bien par arriver. Elle avait faim. Elle se leva et remarqua derrière le comptoir un rideau rougeâtre qui dissimulait à moitié une ouverture, sans doute la cuisine. Elle écarta le rideau, une odeur graisseuse lui chatouillait désagréablement les narines. Pas d’autre lumière que celle tombant d’un soupirail sale, il faisait très sombre. Marchant à tâtons elle s’avança, oppressée par le silence. Son pied heurta quelque chose de mou, elle retint un cri, saisie de terreur. Tremblant, elle se baissa. Sa main rencontra un corps étendu ; sous ses doigts un cœur battait. Agrippant le corps par les épaules, elle le tira dans la salle.
— François !
Ses yeux étaient dos, du sang poissait ses cheveux. Sur le comptoir elle prit un pichet d’eau. Elle en versa doucement sur son front… il bougea la tête de droite et de gauche en gémissant puis ouvrit les yeux.
— François !
Péniblement, il se redressa.
— Donne-moi quelque chose à boire.
Toutes ces bouteilles ! laquelle prendre ?… Au hasard elle en déboucha une, sentit le liquide : cela ferait l’affaire. Au goulot, il but une rasade, s’étrangla, toussa, cracha, pesta.
— Mais ce n’est pas de l’alcool, c’est du vitriol ! s’écria-t-il avant d’avaler une nouvelle gorgée.
Sans lâcher la bouteille, il se mit debout, la chemise salie de sang et d’alcool.
— Il y a longtemps que tu es là ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, vingt minutes, peut-être. Que t’est-il arrivé ?
— Je t’avais donné rendez-vous dans ce quartier car je pensais l’endroit plus discret que le « Plaza ». J’ai eu soif, je suis entré dans ce café, des marins, des gens du port déjeunaient…
— Je n’ai vu personne !
— Ils se seront enfuis. Je n’étais là que depuis quelques instants quand j’ai été attaqué par derrière. Ils ont dû me croire mort, ce qui expliquerait pourquoi ils ont tous disparus. Tu m’as trouvé ici ?
— Non, dans la cuisine.
— Je ne comprends pas… Ne restons pas là, ils peuvent revenir, à moins qu’ils n’aient été prévenir la police, ce qui ne vaudrait pas mieux.
— Tu ne peux pas sortir comme ça, il te faut un médecin.
— On verra plus tard. Viens.
Rue Necochea, à part quelques chiens, ils ne virent personne ; le quartier semblait vidé de ses habitants.
— Allons vers l’avenue Don Pedro de Mendoza, elle longe le fleuve Miachulo, on y trouvera un moyen de transport.
Sur l’avenue, un autobus brinquebalant tentait d’éviter les nids-de-poule de la chaussée. Tavernier lui fit signe de s’arrêter. Le véhicule ralentit dans un grincement de ferraille.
— Monte, dit-il en poussant Léa.
Des fanfreluches ornaient le pare-brise, des breloques, des images de saints, de la Vierge, de vedettes de football, des photos d’enfants, de pin-up, s’entrechoquaient au rythme des cahots.
— ¡ Che ! ¿ Señor, fue su mujer que lo puso en tal estado ?[20]
— Es muy celosa.[21]
— Ya veo,[22] fit le conducteur d’un air compréhensif, en vendant les tickets sans cesser de conduire.
Ils allèrent s’installer dans le fond de l’autobus, coincés entre deux matrones encombrées de paquets. Durant tout le trajet, ils n’échangèrent pas un mot. Blottie contre lui, Léa sentait la peur la quitter peu à peu.
Le chauffeur s’arrêta devant un grand bâtiment et cria dans leur direction, en montrant le bâtiment du doigt.
— Señor, tendría que es a curarse al hospital[23].
— Gracias. Es una buena idea[24].
François et Léa descendirent.
— Hep, taxi !
— Et l’hôpital ? dit Léa.
— Une autre fois, monte… à l’ambassade de France.
— Tavernier, vous êtes sûr que vous ne me cachez rien ?
— Monsieur l’Ambassadeur !…
— Bon d’accord, gardez vos secrets, mais ne comptez pas sur moi pour vous venir en aide si vous vous mettez la police péroniste sur le dos. Le général Velazco n’est pas un rigolo. Si vous et vos amis tombiez entre leurs mains, je ne pourrais rien faire. Les instructions du Quai sont formelles : pas d’anicroches avec les Argentins.
— Rassurez-vous, monsieur l’Ambassadeur, nous n’avons rien contre le gouvernement argentin…
— Je ne veux pas savoir contre qui vous en avez…
— Mais, cher ami, contre personne.
— Ne me prenez pas pour un idiot, Tavernier, j’ai mes informateurs, moi aussi. Et cette jeune fille qui est actuellement chez ma femme ?…
— Mademoiselle Delmas ?… C’est une amie de Sarah, d’une excellente famille bordelaise…
— Bordelaise ?… Bon… Mais que faisiez-vous avec elle dans ce quartier louche ?
— à cette heure de la journée, la Boca est plutôt calme. Je voulais lui montrer un quartier pittoresque de Buenos Aires.
— Pittoresque, pittoresque… la place de cette jeune fille est plutôt dans les magasins de la rue Florida que dans la Boca, même à une heure de l’après-midi… Qu’est-elle venue faire seule, ici, en Argentine, sans chaperon ?…
— Vous êtes démodé, Vladimir, les jeunes filles voyagent sans chaperon de nos jours, dit Tavernier en éclatant de rire.
— C’est une erreur. Quoi qu’il en soit, dites-lui de se montrer prudente. Elle est descendue chez madame Ocampo, m’a-t-on dit ?
— Oui, elles se sont connues à Nuremberg.
— à Nuremberg ?… Mais que diable une jeune fille comme mademoiselle Delmas faisait-elle à Nuremberg ?
— Elle assistait au procès des criminels nazis.
— Des criminels !… les bras m’en tombent !… Ne me dites pas qu’elle a été déportée ?… Pauvre enfant.
— Non, elle était dans la Croix-Rouge. Si cela vous intéresse, vous n’aurez qu’à le lui demander.
— Je m’en voudrais de ranimer de mauvais souvenirs. Ce sont des moments terribles que je n’aime pas évoquer.
— Ils me semblent plutôt difficiles à oublier.
Le ton sec avec lequel François Tavernier prononça ces mots fit hausser d’étonnement les sourcils de Vladimir d’Ormesson.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Vous pensez sans doute à votre femme ?… J’admire beaucoup le courage de madame Tavernier et je suis très sensible à la confiance que vous m’avez témoigné tous les deux en me racontant ce triste passé… Mademoiselle Delmas est-elle au courant ?
— Oui. Mais dans notre entourage, elle est la seule.
— Je m’en souviendrai. Allons rejoindre ces dames.