12.

La semaine passa comme dans un rêve tant Léa avait de choses et de lieux à montrer à ses amis. Laure ne quittait plus Daniel, le dévorant des yeux, lui la trouvait charmante, un peu collante, rien à voir avec sa sœur qui accaparait toute son attention et devant qui les autres femmes avaient bien du mal à exister – à part Sarah, mais Sarah, c’était autre chose. Sarah, c’était son double femelle. Ils avaient souffert les mêmes tourments, les mêmes angoisses, la haine les avait soutenus ; du fond de l’épouvante, ils s’étaient juré de vivre pour témoigner de l’horreur, pour se venger. Ce qu’ils avaient fait pour survivre, ils en éprouvaient de la honte et cette honte aussi méritait vengeance. Ils s’étaient tout dit et s’étaient reconnus. Il avait dix-huit ans, elle bientôt trente, mais ils étaient plus vieux qu’un homme de quatre-vingt-dix ans. Françoise se disait qu’elle pourrait aimer Alain, Léa et François étaient si manifestement épris l’un de l’autre que c’en était gênant. Gênant et douloureux pour Jean. Il comprenait le choix de son amie : Tavernier, c’était l’aventure, Paris ; lui, c’était la vie calme et bourgeoise, la province et cependant, il était convaincu que toute une part d’elle-même était faite pour une vie paisible dans ce pays qu’elle aimait.

Sur la terrasse, marchant de long en large, le père Henri et Sarah poursuivaient une discussion animée.

— … Les vrais combattants ont peur d’être des tortionnaires. Ils méprisent, dans un égal dégoût, celui qui parmi eux se laisse enivrer de fureur guerrière jusqu’à devenir un tueur…

— Vous avez raison, mon père, nous ne sommes pas de vrais combattants et pourquoi le serions-nous face à ceux qui ont été, eux, des tortionnaires ? Ce n’est pas de fureur guerrière que nous sommes ivres, mais de vengeance. Et vous me parlez bonté, amour, justice, pardon !… Comment voulez-vous que nous comprenions ces paroles ?

— Vous le devez pourtant. Vous portez en vous une grande responsabilité : témoigner. Témoigner devant la terre entière de quelles folies est capable le genre humain pour que, les connaissant, il les rejette avec horreur…

— Comment après avoir vu, comme moi, de quoi ils étaient capables, vous les considérez toujours comme appartenant au genre humain ? Vous croyez toujours en votre Dieu ?…

— Oui, plus que jamais je crois en Lui. Je sais avec certitude que l’Éternel est Amour, qu’Il est là, présent, actif, non coupable de la douleur et du mal. Il peut sembler au croyant que le cri des douleurs dont est remplie la création le nie, le rende incroyable. Pour qu’il soit croyable, le croyant ne doit pas être un « croyant tout court », mais un « croyant quand même », c’est-à-dire les yeux grands ouverts face aux réalités qui interpellent tous les hommes et les blessent et leur restent obscures, et pourtant certain que l’Éternel est Amour quand même. Pardonner est un devoir…

— Parlez pour vous, vous êtes chrétien, moi je suis juive ! Le voudrais-je, je ne le pourrais pas, je n’en aurais pas le droit, trop de morts, trop de souffrances réclament justice…

— Vous-même vous employez ce mot. Laissez faire la justice, elle a ses droits ; bien plus que des droits, des devoirs catégoriques. Elle doit châtier, mais la justice n’a rien à voir avec la haine ni avec les vengeances. Ni la haine ni la vengeance ne savent produire ; elles sont stériles et destructrices. Que la justice durement, quand elle doit être dure, accomplisse son œuvre, mais que notre cœur n’en devienne jamais mauvais. Prenez garde à cette contamination qui fait que, parfois, celui qui a lutté contre un mal devient, après son triomphe, atteint de ce même mal qu’il a voulu terrasser.

— C’est trop tard, je suis contaminée.

— Je ne veux pas le croire. Au moins n’entraînez pas votre jeune cousin, c’est encore un enfant…

— Un enfant ! Voulez-vous qu’il vous raconte, « cet enfant », ce qu’il a connu là-bas et pire, ce qu’il a fait lui-même ? L’enfant dont vous parlez n’existe plus, il est mort à Mauthausen, à Buchenwald, à Auschwitz, à Birkenau, à Dachau, vous avez le choix. Cet enfant a la haine au cœur et ce n’est pas moi qui l’ai contaminé.

— Dans l’enfer des camps, j’ai prié pour nos tortionnaires. Car c’est notre fierté, à nous autres Français, d’appartenir à un peuple pour lequel il n’est pas tolérable, il n’est pas admissible, dût-on y risquer sa peau, que des hommes, quels qu’ils soient, soient traités de la façon dont nous avons été traités ; mais c’est par la justice et la seule justice que nous avons le droit de nous venger, car malgré tout ils sont nos frères, ils sont nôtres puisqu’ils sont humains.

— Arrêtez, je vous en prie, vous n’avez pas le droit de comparer les victimes aux bourreaux. Vous ajoutez à mes souffrances une douleur insupportable.

— Pardonnez-moi de vous faire souffrir mais je me dois, en tant que prêtre, de vous dire que vous faites fausse route. Devenus maîtres, comment les faibles d’hier ne deviendraient-ils pas à leur tour bourreaux si ne leur est pas, aussitôt la puissance entre leurs mains, redite la loi : « Sers en premier le plus souffrant », ce qui n’est rien d’autre que : « Aime comme toi-même ton prochain » ?

— Gardez vos bonnes paroles. J’ai eu tort de me confier à vous. Que pouvais-je attendre d’un prêtre de cette religion qui nous a fait tant de mal.

Le père Henri baissa la tête, l’air soudain très malheureux.

— Je sais… L’intolérance de l’Église catholique envers les juifs n’est certainement pas étrangère à l’extermination du peuple juif. Mais nous sommes nombreux dans son sein à en demander pardon.

— Pardon… pardon… c’est tout ce que vous savez dire ! C’est peut-être là votre affaire, ce n’est pas la nôtre.

— Ma pauvre enfant !…

— Je ne suis pas votre enfant !… Oh, excusez-moi !

Sarah, dans un grand geste de révolte, venait de bousculer Léa et de renverser le plateau et les verres qu’elle portait.

— Tu ne peux pas faire attention, dit Léa avec humeur.

— Je suis désolée, mais le père…

— Ah, je vois, encore une de vos discussions. Je ne comprends pas, mon père, que vous vous obstiniez à vouloir lui faire entendre raison. Moi, il y a longtemps que j’ai renoncé.

Le père Henri ne répondit pas, occupé à aider Sarah à ramasser les morceaux de verre.

Léa s’était prise pour le père Henri d’une grande affection. Il n’avait ni la haute stature de son oncle Adrien, ni son éloquence, mais il y avait chez ces deux religieux un amour sincère des hommes et une grande compréhension de leurs souffrances. Il y avait cependant chez le capucin une naïveté qui n’existait pas chez le dominicain, quelque chose de l’enfance. L’ami de Jean Lefèvre avait une confiance illimitée en son Dieu et en son amour pour ses créatures. De ses soirées passées à Montillac à se promener dans les vignes ou bien sur la terrasse ou encore assise dans le bureau de son père, Léa gardait le souvenir de longues conversations sur les mystères de l’amour divin et du rôle de l’homme sur la terre.

« La seule gloire véritable pour le Christ, c’est d’être reconnu pour ce qu’il est, c’est-à-dire Amour infini. Libre à nous d’y répondre ou non ! L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est soi-même en refus d’aimer. Se voir dans la glace de l’éternité tel qu’on s’est fait ! Et le salut c’est, dans le rejet de l’illusoire, cette rencontre avec l’essentiel. N’ayons pas peur de vivre les yeux ouverts, ne se cachant rien : ni les horreurs du mal ni les émerveillements du beau ; n’ayons pas peur que nos pas et nos jours n’aillent vers rien ni personne. Le mal, à mes yeux, c’est en grande partie de croire orgueilleusement qu’on se suffit à soi-même. C’est le sentiment de sa propre suffisance et le mépris de l’autre poussé jusqu’à l’absurdité. Scandale de la vie bafouée, du gaspillage, de l’indifférence aux vieillards et aux pauvres, aux affamés, aux opprimés, aux sans-travail, aux exclus de toutes sortes… Tout cela, c’est notre responsabilité, notre problème, pas ceux de Dieu. Le chemin de la vie, celui de la paix passent, pour les individus comme pour les peuples, par l’enrichissement du dialogue et le consentement au partage, quel que soit le nom qu’on lui donne. Les folies sanglantes auxquelles nous assistons ne sont-elles pas souvent l’exacerbation du désespoir devant tous les refus, tous les rejets ? Mon angoisse, c’est la conviction, la prescience que l’humanité va inéluctablement à sa perte si elle ne se remet pas en question, si elle ne retrouve pas d’urgence le sens de l’Éternel et son corollaire : l’exigence de l’Amour avec un grand A. Il n’y a pas d’autre choix que la naissance d’un nouvel homme ou le risque de voir l’humanité devenue folle disparaître de l’histoire universelle. Le nouvel homme, c’est celui qui aura pris conscience qu’on ne peut être complètement heureux sans les autres, ni à plus forte raison contre les autres. Celui aussi qui sera convaincu que, s’il faut poursuivre la lutte pour faire régner la liberté dans les lieux et dans les cœurs où elle ne règne pas encore, il faut également garder à l’esprit le but ultime de cette liberté, son sens autre qu’être libre pour être libre. Sinon, au lieu de se libérer, on retombe sous l’oppression (celle de l’idéologie, de l’intolérance, de la haine) ou dans l’esclavage (celui de la puissance, de l’argent, de l’égoïsme forcené). Le chemin de la vie, celui de la paix, passent, pour tous les individus comme pour les peuples, par l’enrichissement du dialogue et le consentement au partage, quel que soit le nom qu’on donne. »

Comme elle aurait voulu partager sa foi, croire en l’homme nouveau, libre et généreux, croire en son désir de paix, d’amour de l’autre. Rien autour d’elle ne l’annonçait et les propos de Sarah et de Daniel battaient en brèche ceux de l’homme de Dieu. Avec un serrement de cœur, elle pensa à son oncle Adrien. Plus que jamais, en ce moment, il lui manquait. Même ayant perdu la foi, il aurait su, elle en était sûre, trouver les mots d’espoir pour apaiser les angoisses, les questions que Léa se posait sur la vengeance et la justice. Dans son esprit troublé, se heurtaient les mots d’amour du père Henri et les cris de haine de Sarah. Lequel des deux avait raison ? Quand elle quittait le prêtre, elle était pleine du désir d’aider à l’édification d’un monde nouveau, mais après une discussion avec Sarah, son cœur était plein de violentes rancunes et du désir d’éliminer ceux qui avaient fait tant souffrir son amie.

L’arrivée de Françoise et de Laure fit diversion aux pensées désordonnées de Léa.

— Encore des verres cassés, si cela continue, il n’y en aura bientôt plus, dit Françoise d’un ton de reproche.

— C’est de ma faute, dit Sarah, j’ai bousculé Léa et son plateau. Je vais chercher d’autres verres.

— Je viens avec vous, dit le père Henri.

Pour la première fois depuis qu’elles étaient réunies, les trois sœurs se retrouvèrent seules. Laure prit ses aînées par le bras.

— François doit retourner à Paris dans deux jours, je ne sais pas comment annoncer aux tantes que je repars avec lui. Pouvez-vous m’aider ?

— Pourquoi ne restes-tu pas jusqu’à mon mariage, c’est dans trois semaines ?

— Je reviendrai. J’ai promis à des amis de partir dans le Midi avec eux.

— Quelque chose me dit que si Daniel restait, tu resterais aussi, fit Françoise avec un sourire malicieux.

Laure rougit violemment et détacha son bras de celui de sa sœur.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je ne suis pas la seule à l’avoir remarqué, tu ne le quittes pas d’une semelle, je suis même étonnée qu’il ne soit pas avec toi. Dès qu’il s’éloigne, tu le suis du regard ou tu te précipites à sa recherche, tu acquiesces à la moindre de ses paroles, tu ris aux éclats à la plus insignifiante de ses plaisanteries, tu…

— Oh, ça va !… tu ferais mieux de t’occuper de ton mariage plutôt que de moi et de Daniel.

— En attendant le tien.

Laure rougit à nouveau et s’enfuit en courant vers la maison. Françoise et Léa la regardèrent partir en riant.

— Pauvre petite sœur, je m’en veux de l’avoir taquinée, dit Françoise en s’accoudant au parapet.

— Laisse, ce n’est pas grave, elle s’amourache du premier venu qui a de beaux yeux. Rappelle-toi Maurice Fiaux !

— Tu ne vas pas comparer ce criminel au cousin de Sarah !

— Je ne compare évidemment pas, je dis simplement qu’elle s’imagine aimer Daniel comme elle s’est imaginé aimer Fiaux.

— Je crois que tu te trompes, cela me semble au contraire très sérieux. Ce qui est triste, c’est que lui ne l’aime pas.

— Il est trop jeune.

— Tu devrais savoir qu’il n’y a pas d’âge pour aimer. Il ne l’aime pas, mais il en aime une autre.

— Qui ?

— Ne joue pas les saintes nitouches, tu le sais très bien ; de toi, fatalement.

— Si tu crois que j’ai seulement fait attention à lui… Tu oublies qu’il y a François.

— Je n’ai pas dit que toi, tu l’aimais, mais que lui était amoureux de toi.

— Cela lui passera.

— Ça m’étonnerait.

Leur discussion fut interrompue par le retour de Sarah et du père Henri portant verres et bouteilles. Daniel était avec eux, tenant avec précaution une corbeille de pêches de vigne.

— Qu’a donc Laure ? Elle fait une de ces têtes !

— Eh bien, monsieur Tavernier, nous allons bientôt célébrer le mariage de Françoise : à quand le vôtre avec Léa ? demanda Albertine en s’asseyant près de François qui fumait un cigare dans la cour en attendant le café.

— Après mon prochain voyage en Argentine.

— Vous pourriez vous marier avant et l’emmener avec vous.

— Ce ne serait pas possible. La mission confiée par le gouvernement m’oblige à de fréquents déplacements à travers le pays et à des voyages dans des contrées inhospitalières.

— Je suis certaine que ce n’est pas pour effrayer ma nièce.

— J’en suis sûr, mais je ne veux lui faire courir aucun risque. L’Argentine n’est pas un pays stable. La démagogie du gouvernement qui n’hésite pas à s’appuyer sur les syndicats tout en se montrant d’une extrême tolérance, pour ne pas dire plus, envers des nazis en fuite, crée un climat de suspicion fort désagréable. Croyez-moi, il vaut mieux attendre un peu.

— Mais la réputation de ma nièce !…

— Je vous en prie, mademoiselle… Croyez-moi, j’en suis aussi soucieux que vous.

Cela fut dit avec une telle conviction qu’Albertine inclina la tête en signe d’approbation. Tavernier continua.

— Je n’ai pas de plus grand désir que de rendre Léa heureuse, je vous supplie de me croire. Il ne s’agit pas de ma part de faux-fuyants, mais de l’obligation d’être libre durant quelque temps encore.

— Je veux bien vous croire, monsieur, mais je ne peux m’empêcher d’être inquiété de l’avenir de cette enfant. Les dures années que nous venons de traverser l’ont profondément marquée. J’ai peur qu’elle ne trouve pas sa place dans notre monde.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Cette mélancolie qui tout d’un coup l’éloigne des autres, cette tristesse par moments suivie d’une exubérance excessive.

— Beaucoup de jeunes filles de son âge sont ainsi.

— Oui, mais je ne retrouve plus chez Léa cette joie de vivre qui la rendait si attachante.

— Ne croyez-vous pas que ce sont les soucis liés à la gestion de la propriété ?

— Pas seulement, je sens chez elle un grand désarroi, surtout depuis son retour.

François, qui connaissait la cause de ce désarroi, se reprocha de ne rien faire pour l’atténuer. Plus la date de son départ approchait, plus il redoutait de devoir lui annoncer ce délirant projet de mariage avec Sarah. Comment pouvait-elle en comprendre la nécessité ? Il avait exigé de Sarah le silence et se prenait à le regretter.

Léa avait retrouvé toute son amitié pour Sarah. Les deux amies passaient de longues heures à discuter. Elle était persuadée que c’était elle qui avait convaincu Sarah de laisser repousser ses cheveux. Il n’en était rien, la jeune femme s’était rendue aux raisons de son cousin Samuel ; un fin duvet brun recouvrait son crâne. Par jeu, Léa y passait la main, disant qu’elle n’avait rien touché de plus doux. Pas une seule fois, dans leurs conversations, il n’avait été question de ce qu’avait enduré Sarah, mais malgré tout, l’idée de vengeance faisait son chemin chez elle.

La veille du départ, Laure annonça à ses tantes qu’elle rentrait à Paris. Devant sa détermination, Albertine de Montpleynet dut s’incliner. Laure promit de revenir pour le mariage de sa sœur, trois semaines plus tard.

Curieux repas que celui qui les réunit tous. Chacun semblait faire effort pour avoir l’air heureux de cette réunion. Léa ne cherchait pas à dissimuler sa tristesse et ne remarquait ni les regards énamourés de Daniel ni ceux, jaloux, de Laure, pas plus qu’elle ne se souciait de Jean maintenant assuré qu’elle ne l’aimerait jamais et que, même absent, elle ne pourrait oublier son amant. Cependant, Jean avait cru remarquer chez son rival comme une incertitude, un malaise sournois. Il repoussait le vague espoir que cela faisait naître en lui. Si le bonheur de Léa était au prix de son sacrifice, il était prêt à s’éloigner et à quitter cette terre qu’il adorait. François et Sarah n’avaient rien dit de leur projet. Le cœur fermé à tout sauf à sa vengeance, Sarah regrettait de s’être tue : on aurait gagné du temps. Quant à François, il se reprochait sa lâcheté. Albertine souffrait et se disait que c’était sans doute un des derniers repas qu’elle partageait avec ses trois nièces réunies. Madame Lefèvre ne pouvait s’empêcher de penser que son fils Raoul avait passé les dernières heures de sa vie dans cette maison. Le père Henri, qui avait parlé longuement avec chacune des personnes présentes, priait tout bas que Dieu leur donne la force de surmonter les épreuves qui les attendaient. Le prêtre se sentait impuissant à réconforter ses amis et cela était pour lui d’une grande amertume.

Léa et François ne dormirent pas de la nuit. Ils firent plusieurs fois l’amour mais ne purent trouver dans le plaisir l’apaisement de leur angoisse. Au petit matin, François trouva le courage de lui annoncer son mariage avec Sarah. Léa l’écouta en silence. Surpris de son manque de réaction, il l’interrogea.

— Pourquoi ne dis-tu rien ?… Tu as bien compris que cela ne changera rien entre nous et qu’après, tout redeviendra comme avant ?… Parle, dis quelque chose.

Nue, Léa se leva, alluma une cigarette et alla à la fenêtre. Il y avait de la brume, le soleil qui se levait avait du mal à percer. L’air était lourd, cela sentait l’orage. À son tour, François alluma une cigarette et la rejoignit. Il plaqua son corps contre le sien et la serra contre lui. Jamais il ne s’était senti aussi désemparé que devant cette femme silencieuse dont le corps raidi disait le chagrin.

— Mon petit cœur, quand tout sera fini, je reviendrai, tout sera à nouveau comme avant…

— Non !

— Si, je te le promets…

— Tais-toi, ne dis rien, tu te mens à toi-même… Rien ne sera comme avant, non à cause de ce mariage, mais à cause de ce que vous allez faire… Je peux comprendre Sarah, mais toi ?…

— Elle a besoin de moi.

— Tu me l’as déjà dit. Ce n’est pas une raison. Tu devais tout faire pour l’éloigner de cette idée…

— J’ai essayé.

— Mais toi, pourquoi t’engages-tu dans cette aventure puisque, si j’ai bien compris, tu trouves cela inutile ?

— Mon amour, comment t’expliquer… Je me sens dans l’obligation d’aider Sarah. Son mari était mon meilleur ami, j’aimais son père comme je n’ai jamais aimé le mien. Même folle, je sens dans cette cause une vérité. Inutile, dis-tu, nécessaire pour beaucoup. Je ne partage pas tous les points de vue des vengeurs et cependant, je comprends leurs motivations.

— Moi aussi, je les comprends. Mais quand cela s’arrêtera-t-il ? Ne pouvons-nous faire confiance en la justice pour punir ces gens-là ?

— Tu as raison sur le fond, mais dans la réalité, tu sais bien qu’elle s’applique à un petit nombre. Sarah et ses compagnons ne peuvent supporter l’idée que de grands criminels puissent échapper à une juste punition.

— Est-ce à eux d’en décider ?

— Plus que d’autres, ils en ont le droit.

Léa se retourna et le regarda dans les yeux. Elle se sentait plus forte d’avoir parlé, d’avoir exprimé ses doutes et de savoir qu’il les partageait. Elle le comprenait et savait qu’à sa place elle ferait la même chose. Une grande douceur faite de tristesse et de lassitude l’envahit. Comme elle aimerait passer ses jours et ses nuits contre lui, à le regarder. Que de tendresse dans le sourire qu’elle lui adressa !

Oh, ce sourire !… Il ne s’était pas trompé, elle était telle qu’il l’imaginait, généreuse et forte. Bouleversé, il la regardait avec une intensité presque douloureuse. Leurs regards s’accrochaient l’un à l’autre, confiants, apaisés. Rien de ce qui allait leur advenir ne parviendrait à détruire cette certitude en leur amour. Il leur semblait que leurs corps enlacés ne touchaient plus terre, ils étaient comme portés par une vague profonde qui les jetait dans un univers de paix et de bien-être. Sans s’être quittés des yeux, ils se retrouvèrent allongés sur le sol. Presque sans bouger, leurs sexes s’unirent, alors, de la pointe de leurs cheveux à la plante de leurs pieds, ils ne furent que jouissance. Jouissance profonde, immatérielle, absolue. Pas d’autres mouvements que le frémissement de toute leur chair… La houle montante du plaisir les emportait, interminable… Ils sombrèrent dans une somnolence bienheureuse.

Le bien-être les accompagna jusqu’au moment des adieux. L’émotion qu’éprouva Sarah faillit lui faire rendre les armes lorsque Léa lui dit a voix basse en l’embrassant :

— François m’a tout dit. J’essaierai de ne pas être jalouse. Je t’aime, je suis d’accord.

La main de Sarah s’agita longtemps à la portière.