18.

Ma petite fille,

Le départ pour Buenos Aires est fixé au 10 octobre. Je pensais pouvoir venir t’embrasser, mais après Londres, on m’envoie en Allemagne d’où je ne reviendrai que la veille du 10. Sarah, Samuel et Amos m’accompagnent, Daniel partira plus tard.

J’ai revu Victoria Ocampo à Londres, elle m’a dit qu’elle serait heureuse de te recevoir dans sa propriété de la banlieue de Buenos Aires à San lsidro, elle doit t’écrire pour te confirmer son invitation. Je ne souhaite pas que tu y répondes, ce pays n’est pas stable politiquement et il y a des risques d’affrontements, je ne veux pas que tu sois mêlée à tout cela. Reprends des forces sur cette terre que tu aimes. Plus que jamais, ils ont besoin de toi à Montillac et c’est dans le travail que tu trouveras l’apaisement. Si cependant tu préfères venir à Paris, l’appartement de la rue de l’Université est le tien. J’ai déposé à ton nom à ma banque une certaine somme. Sers-t-en sans scrupule et considère que ce qui m’appartient est à toi. N’oublie pas que c’est toi que j’aime et que je te considère comme ma femme. Je sais que le temps viendra où nous pourrons vivre ensemble sans peur et sans contraintes.

J’ai beaucoup admiré ton courage durant ces jours pénibles ; tu as porté tout cela à bout de bras, ma vaillante. Je t’admire autant que je t’aime.

Écris-moi à l’ambassade de France à Buenos Aires, l’ambassadeur est un ami.

Tu me manques, ma chérie, chaque nuit et chaque jour je souffre de ton absence. Pense à celui qui t’aime,

François.

« Je m’en moque, qu’il m’admire et me trouve courageuse et qu’il m’aime !… Cela ne l’empêche pas de partir avec une autre qui porte son nom… il se moque de moi… Croit-il que je vais l’attendre patiemment au coin du feu ?… il mériterait que je le prenne au mot et que je dépense tout son argent… Comment peut-il parler d’apaisement alors que règne en moi un désordre total ?… Il n’a rien compris !… Ils n’ont pas besoin de moi à Montillac, Alain et Françoise se débrouillent très bien et Charles, avec eux, a trouvé une vraie famille… ils sont très gentils avec cette pauvre Lisa qui n’arrête pas de pleurer et avec Ruth… je me sens plutôt de trop dans ce paysage… Montillac… les vignes… c’est vrai que je leur suis attachée et en même temps presque indifférente, comme si cela ne me concernait plus… j’aimerais savoir où est ma vraie place… je me sens de nulle part… »

Léa ne répondit pas à cette lettre. Le lendemain, elle reçut celle de Victoria Ocampo à laquelle elle répondit sur le champ.

Chère Madame,

Votre aimable invitation me touche beaucoup. J’ai très envie de l’accepter, mais vous connaissez les deuils qui ont frappé ma famille, je craindrais de la peiner en m’absentant en ce moment. Soyez sûre que dès que je penserai ce voyage possible, je ne manquerai pas de vous rappeler votre invitation.

Ici la vie est toujours aussi difficile, nous manquons de tout : charbon, pain, viande, tissu. Nous perpétuons les habitudes prises pendant la guerre : petit élevage, potager, troc. C’est ce qui nous permet de subsister.

Comme vous, j’ai suivi les procès de Nuremberg. J’ai été surprise de la relative clémence du verdict : douze condamnations à mort pour vingt-deux accusés. En quoi les dix autres sont-ils moins coupables ? J’ai vu dans L’Illustration que Fritsche et Schacht donnaient des autographes !… on croit rêver !

François Tavernier part prochainement pour Buenos Aires, vous aurez sûrement l’occasion de le rencontrer.

Merci mille fois, chère Madame, pour votre affectueuse lettre et croyez, à mes sentiments amicaux et respectueux.

Léa.

Sur un point, Léa suivit les conseils de François ; elle s’abrutit de travail. On la vit cueillir le raisin au milieu des prisonniers allemands et des ouvriers agricoles, porter de lourds paniers, aider Ruth à la cuisine, Alain Lebrun dans ses comptes, faire réciter ses leçons à Charles, parcourir la campagne avec sa vieille bicyclette bleue à la recherche de provisions et de champignons des bois. Elle fumait et buvait beaucoup : plus de tante Albertine pour lui en faire tendrement reproche. Sa mine taciturne n’encourageait personne à lui parler ouvertement.

Un soir qu’elle était plus sombre que d’habitude, Jean Lefèvre, venu dîner, lui dit :

— Tu devrais sortir davantage. Pourquoi ne viens-tu pas avec moi à Bordeaux, nous pourrions aller au théâtre, au cinéma ?

— Je n’en ai pas envie.

— Que t’arrive-t-il ? Je ne te reconnais plus. Je comprends que la mort de Laure et celle de mademoiselle de Montpleynet t’aient bouleversée, mais tu dois réagir ; la vie continue.

— Elle continue pour ta mère, la vie ?… Laisse-moi tranquille, je suis bien ainsi.

— Non, tu n’es pas bien, il suffit de te regarder, tu as perdu non seulement ta joie de vivre, mais toute vitalité, tu te tues au travail comme une bête de somme, tu ne lis plus, tu n’es même plus coquette, tu n’es plus celle que nous aimions… Oh, pardon !… Je ne voulais pas te faire de la peine.

Jean aurait fait n’importe quoi pour arrêter ses larmes de couler ; elle pleurait sans sanglot, la bouche ouverte comme si elle manquait d’air.

— Ce n’est pas vrai, nous t’aimons tous, je t’aime, c’est ce qui me rend maladroit. Léa, je t’en prie, ne pleure plus…

Malhabile, il la serra contre lui ; l’humidité de sa joue, le parfum de ses cheveux le troublèrent. Il la revit nue dans ses bras à la ferme Canelos, se souvint de son corps qui s’offrait, que lui et son frère avaient aimé toute une nuit. Il tenta de chasser ces images… impossible, elles étaient en lui incrustées à jamais. Il embrassa ses cheveux, ses yeux, son cou, sa bouche… ses mains glissèrent le long de son dos, de ses hanches, relevèrent la jupe… Léa ne pleurait plus, attentive. Ils étaient dans le bureau de son père, elle s’écarta de lui et alla fermer la porte à clef. Fébrilement, Léa déboutonna son chemisier, fit glisser sa jupe et sa culotte et apparut, mince et bronzée. Avec un gémissement, Jean la souleva et la porta sur le divan. Comme lors de cette nuit mémorable, elle l’aida à se dévêtir ; il se laissait faire, pataud.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, fit-elle, en allumant une cigarette, c’était très bien.

— Je suis heureux, si tu savais comme je suis heureux.

— Tant mieux.

— Quand allons-nous nous marier ?

Ça le reprenait, elle n’avait pas pensé à cela. Pour lui, ce qui venait de se passer équivalait à une acceptation de mariage. Comment lui faire comprendre qu’il n’en était rien et que seule une trop grande solitude l’avait jetée dans ses bras ? Le lui dire, c’était le blesser à jamais. Comment sortir de cette équivoque sans dégâts ?

— Je te l’ai déjà dit, je n’ai pas envie de me marier.

— Mais toutes les femmes ont envie de se marier !

— Peut-être, mais pas moi.

— Comment, après ce qui s’est passé entre nous…

— Eh bien quoi, il s’est passé quelque chose de très naturel entre une femme et un homme, pas de quoi en faire tout un plat !

Jean baissa la tête, rougissant.

— Allez, regarde-moi, n’importe quelle femme serait heureuse de t’épouser. Tu rencontreras bientôt une gentille fille…

— Tais-toi ! c’est toi que j’aime et personne d’autre. Je t’aime depuis mon enfance, depuis mon enfance je rêve de t’épouser…

— Ce sont des rêves d’enfant. Raoul aussi, quand il avait dix ans, rêvait de m’épouser.

— Si tu avais choisi Raoul, je l’aurais accepté, j’aurais été très malheureux, mais je l’aurais accepté ; avec lui tu aurais été heureuse.

— Sans doute, mais lui non plus je ne l’aimais pas… Voilà, c’est dit, je ne t’aime pas… je t’aime bien, je t’aime comme un frère, énormément, mais pas au point de t’épouser.

— Tu aimes toujours ce Tavernier ?

— Ce Tavernier comme tu dis, oui, je l’aime…

— Tu continues à l’aimer malgré son mariage ?

— Cela me regarde. Si tu veux que nous restions amis, ne me parle plus de lui… Laisse-moi, il est tard, je voudrais dormir.

La mort dans l’âme, Jean Lefèvre s’en alla.

La vie continua, plus triste et monotone qu’avant. Un jour que tout lui semblait plus lourd que d’habitude, Léa envoya un télégramme à Victoria Ocampo. Celle-ci répondit simplement : « Venez. » Elle chargea une agence de voyages de Bordeaux de lui trouver une place à bord d’un bateau en partance pour l’Argentine. Ce fut difficile, les paquebots français étaient pleins ; restaient les lignes étrangères. On lui trouva une place de première sur le Cabo de Buena Esperanza partant de Gênes le 11 novembre. Juste le temps pour les formalités nécessaires. Maintenant, il fallait annoncer à Charles et à Françoise qu’elle partait.

— Si tu trouves que c’est ce que tu as de mieux à faire… dit simplement Françoise.

Avec Charles, ce ne fut pas aussi facile. Le petit garçon pleura, exprima avec ses pauvres mots son chagrin. La promesse d’un costume de gaucho et d’un retour rapide calmèrent un peu sa peine.

La veille de son départ pour Paris, elle alla se recueillir sur la tombe de ses parents et de Laure puis sur celle d’Albertine. Elle abandonnait là non seulement son enfance, mais sa jeunesse. À vingt-quatre ans, elle se sentait vieille, pensait ne plus croire en rien. Accablée de solitude, elle restait assise sur la pierre tombale, les mains abandonnées. Depuis un moment, le père Henri l’observait.

— J’étais venu vous dire adieu, votre sœur m’a dit que vous étiez ici.

— Merci, mon père. Je laisse là tout ce que j’aime.

— Non, ils sont en vous à jamais, comme l’éternel Amour. « Là où vous allez, n’oubliez pas les choses simples, soyez ouverte aux autres, laissez tout égoïsme, c’est en aimant que vous serez aimée. N’ayez pas peur de vivre les yeux ouverts en ne vous cachant rien, ni les horreurs du mal, ni les émerveillements du beau, n’ayez pas peur que vos pas et vos jours n’aillent vers rien ni personne. L’absurde absolu pour un être humain, c’est de se retrouver vivant sans raison de vivre… »

— Sans raison de vivre ? C’est mon cas.

— Vous n’avez pas le droit de dire cela, pensez à tous les malheureux. « Quand on a plus ou moins tout perdu (ou bien tout donné), ou que l’on se trouve profondément handicapé, on n’a devant soi que deux manières d’être : ou bien l’on devient replié sur soi, fermé aux autres et à tout, et comme anéanti, vite aigri et désespéré, ou bien, à l’inverse, se réalise à la dimension même du dépouillement où l’on se trouve, une ouverture, et comme une perméabilité, une compréhension intuitive et passionnée de toute désolation des autres. Cela, certes, ne va pas sans bataille avec soi-même. Chacun garde son tempérament, ses travers, ses déficiences… Il suffit de ne pas se dérober. Jamais personne n’y parvient réellement tout seul. Cette ouverture résulte toujours de rencontres. Tantôt c’est la rencontre de plusieurs qui se comprennent d’emblée sur l’essentiel, qui se portent les uns les autres et qui ont une volonté commune de servir. Tantôt, c’est la rencontre d’abord invisible, surgie au plus intime de soi, avec un absolu. À sa manière, il se fait entendre et entraîne comme un ami disant “veux-tu ?” et auquel on répond “oui”. Les uns lui donnent un nom : l’Éternel qui est Amour. D’autres ne le nomment d’aucune façon. Mais ils l’aiment, eux aussi, et consentent. »

— À quoi consentent-ils ?

— « À l’amour. L’amour ? C’est-à-dire cette passion violente, la passion de la communion qui, tout entière, exige le service, avant soi, de quiconque souffre plus que soi. Quiconque veut vivre à pleine vie doit, tôt ou tard, quelle que soit l’aisance de sa condition, passer un jour par ce chemin. Cette sorte d’enrichissement, de plénitude, que seules rompent de façon vivante toutes les limites humaines de nombre, de temps, d’espace et d’illusion, ne peut être atteinte qu’en passant par un dénuement. Le monde ne reste respirable que parce que chaque jour, ici ou là, de partout, des humains à travers leurs chagrins s’ouvrent ainsi, refusent l’étouffement. Ils rendent ouverte et lumineuse une route où la foule peut cheminer, trébuchante, mais réussissant à ne pas perdre cœur. Peu d’êtres sont plus malfaisants que ceux qui, n’ayant pas ou peu souffert, ne savent pas ce que c’est que souffrir, souffrir sans échappatoire possible. Sont-ils pour autant innocents de cette ignorance ? Sûrement non. Parce qu’il est donné aux humains deux voies pour entrer dans cette connaissance : souffrir en soi-même de quelque manière ou bien aimer. Et qui donc pourrait être absous d’avoir vécu sans aimer ? »

— Souffrir en soi-même !… Que faites-vous de ces millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont souffert en eux-mêmes ? Ils n’étaient ni ignorants, ni malfaisants et qu’est-il advenu d’eux ?

— Je pourrais vous répondre qu’ils dorment dans la paix du Seigneur, ce que je crois profondément, mais vous refuseriez de m’entendre car votre cœur est plein de haine et de ressentiment. Et cependant, il y a chez vous une grande disponibilité à l’amour. Un jour viendra où vous retrouverez votre confiance en l’homme, en l’humanité… Ne souriez pas, je connais vos qualités de cœur et votre générosité. Sous des dehors futiles, vous êtes sensible aux autres, vous ressentez l’accablement que ressentent les autres. « Il est difficile de rendre croyable que l’Éternel est Amour quand même. Oui, comment expliquer qu’il soit possible d’être “croyant quand même” alors que les moyens d’information nous font voir l’horreur du monde, en même temps que ses splendeurs ? Comment est-ce possible d’être “croyant quand même” ? C’est devenu possible pour moi le jour où j’ai compris à quel point nous nous sommes trompés sur l’éternel. Nous l’avons caricaturé à notre image humaine. Parce que quand l’homme est puissant, il est dominateur, alors on nous fait penser que l’éternel, puisqu’il est Tout-Puissant, est dominateur… »

— Je croyais que Dieu nous avait créés à son image ?…

— « C’est dans l’amour que nous ressemblons à Dieu. Dieu nous a créés libres pour être capables d’aimer, cette liberté est la vraie grandeur de l’homme. Dieu, parce qu’il est Amour, est le “Tout-Puissant-captif”. Si Dieu était dominateur, il serait à condamner. C’est Camus qui dit : “Jamais je ne pourrai accepter de donner ma foi à un Éternel créateur d’un monde dans lequel pleurent, souffrent tant, les petits enfants innocents.” Il faut venger Dieu de l’insulte qui lui a été faite en le présentant comme Tout-Puissant-dominateur. Il faut le venger en le montrant “Tout-Puissant-captif-par-amour”. Il faut autant venger l’homme, car on a trompé l’homme horriblement. »

— Venger l’homme ? Là, je vous comprends, mais comment ?

— « En aimant. Venger l’homme, venger Dieu en aimant. »

Dans la lumière déclinante du soir, le visage du moine irradiait de bonté et d’amour. De cet amour pour son Dieu, pour les hommes qu’il essayait de transmettre à Léa. Léa n’était pas insensible à son discours passionné qui, par moments, lui rappelait ceux que tenait son oncle Adrien. Mais où tout cela l’avait-il mené, son onde Adrien avec sa foi en Dieu, en l’homme ?… En enfer, si l’enfer existait…

— Je réfléchirai à vos paroles, mon père, j’essaierai de me souvenir que la vengeance passe par l’amour.

« Se venger en aimant, pensa-t-elle, il faudra que j’en parle à Sarah. »

Ils rentrèrent en silence sur Montillac en passant par le calvaire dominant la campagne tandis que le soleil disparaissait dans un ultime rayonnement.