7.

— Arrête de boire comme ça, tu vas te rendre malade, dit Laure en arrachant le verre de whisky que Léa venait de remplir.

— Laisse-moi.

— Cela fait deux jours que tu n’arrêtes pas de boire, que tu n’as ni mangé ni dormi. Que s’est-il passé avec Sarah, que t’a-t-elle dit pour te mettre dans un état pareil ?

Léa ne répondit pas, elle grelottait de la tête aux pieds, allongée, tout habillée, sur le lit de sa sœur.

— Tu es malade, je vais appeler le médecin.

— Ce n’est pas un médecin qui pourra me guérir, dit-elle avec un petit ricanement. Donne-moi à boire.

— Non !

On sonna à la porte, Laure se hâta d’aller ouvrir.

— Franck, entre vite ! tu vas m’aider.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as une de ces mines !

— Cela n’a rien d’étonnant, cela fait deux jours que je ne dors pas.

— Tu as un nouvel amoureux ?

— Ne dis pas de bêtises, je suis avec Léa.

— Léa ? Chic alors ! Elle est revenue d’Allemagne ? Quand ?

— Il y a deux jours. Elle venait à peine d’arriver qu’une de ses amies, une ancienne déportée, Sarah Mulstein… tu sais, celle dont je t’ai déjà parlé, lui a demandé de passer la voir. Léa n’a même pas pris le temps de se changer, elle est partie sur-le-champ. Elle est revenue tard dans la soirée, complètement ivre. Elle a vomi partout et s’est remise à boire. Elle me fait peur, elle parle d’enfant mort… d’expériences… de berceuse… je ne comprends rien. J’étais si heureuse de la revoir !

— As-tu appelé un médecin ?

— Elle ne veut pas.

— Attends, je vais lui parler.

Franck entra dans la pièce où régnait un désordre et une odeur épouvantables. Quand elle le vit, Léa se recroquevilla sur le lit défait.

— Léa, c’est moi, Franck.

— Franck ?…

— Oui, le copain de Laure.

— Franck !

Elle essaya de se lever mais retomba sur le lit en se cognant violemment la tête. Sous la douleur, elle se mit à pleurer comme une enfant.

— Je m’occupe d’elle. Téléphone à la maison à mon frère Jean-Claude, dis-lui de venir tout de suite avec sa trousse.

— Tu crois qu’il saura la soigner ?

— Il est en dernière année de médecine, dit Franck en traînant Léa vers la salle de bains.

Quand le futur médecin arriva, Léa reposait sur un fauteuil, les cheveux mouillés, enveloppée d’un peignoir en tissu éponge, tandis que Franck et Laure changeaient les draps du lit.

Après l’avoir examinée, Jean-Claude dit à Laure :

— Donnez-lui du café et de l’aspirine en attendant. Elle n’a pas seulement pris une bonne cuite, elle a eu un choc. Je vais appeler mon patron qui saura mieux que moi ce qu’il faut faire.

Contre toute attente, Laure se révéla une excellente garde-malade.

Au bout du cinquième jour, sa robuste constitution reprit le dessus, mais elle restait repliée sur elle-même, silencieuse, refusant de dire, au médecin comme à Laure, ce qui s’était passé. Au bout d’une semaine, elle songea à prendre contact avec madame de Peyerimhoff pour mettre au point les modalités de sa démission.

— Nous allons vous regretter, dit celle-ci, vous étiez un bon élément… Vous n’avez pas bonne mine… Seriez-vous souffrante ?

— Non, madame, un peu de fatigue seulement.

— Cela passera, à votre âge, on n’est pas fatigué. Connaissant votre situation familiale, je comprends les raisons de votre départ et les responsabilités auxquelles vous devez faire face.

Léa acquiesça, soulagée qu’on ne lui posât pas d’autres questions sur sa décision. Sans regret, elle franchit le seuil du siège de la Croix-Rouge. Une page de sa vie était tournée.

Installée dans le studio de sa sœur, rue Grégoire-de-Tours, Léa essayait de faire le point. L’argent, remis par la Croix-Rouge, suffirait tout juste à l’habiller et à rembourser ses tantes des petites sommes prêtées. Sans travail, sans revenu et sans logement, elle ne pouvait rester à Paris. Elle ne voulait pas, comme Laure, vivre de petits trafics et d’expédients. François Tavernier lui manquait, il aurait su ce qu’elle devait faire. Elle s’étonnait de ne pas avoir de nouvelles de lui. Sans doute avait-il été retenu à Nuremberg. Peut-être Sarah en avait-elle ? Mais c’était au-dessus des forces de Léa de la revoir, pas maintenant, trop d’images horribles se pressaient dans sa tête. Si forte était son appréhension de l’entendre qu’elle avait même refusé de prendre le téléphone quand celle-ci, la sachant malade, l’avait appelée à plusieurs reprises. Par ailleurs, Albertine la pressait de venir à Montillac où on avait besoin d’elle. Léa quitta Paris avec soulagement sans avoir revu Sarah.

L’hiver avait été très froid, le printemps était pluvieux. L’argent manquait pour chauffer convenablement la grande maison et de plus, il n’y avait pas de charbon. Françoise, Ruth et les enfants se tenaient le plus souvent dans la cuisine. Assises devant le feu de la cheminée, elles écoutaient la radio ou s’occupaient des travaux ménagers en surveillant Charles et Pierre, qui mettaient un peu d’animation par leurs cris et leurs rires. Charles partait le matin pour l’école de Verdelais et ne rentrait que le soir. C’était un garçon sérieux pour son âge qui partageait son temps entre la lecture et le dessin. Le petit Pierre allait sur ses deux ans, c’était un enfant turbulent auquel sa mère passait tous ses caprices au grand courroux d’Albertine qui réprouvait cette absence de contraintes. Mais Françoise était incapable de refuser quoi que ce fût à son fils.

Elle avait cru que son retour dans sa maison natale, les occupations multiples concernant la propriété, lui permettraient d’oublier ses souffrances. Il n’en était rien. La jeune femme s’enfonçait chaque jour dans une solitude, dans une tristesse que rien ne distrayait. Sans cesse elle pensait à l’homme qu’elle avait aimé, à sa mort, à l’humiliation de la tonte sur le parvis de cette église parisienne, aux insultes dont on l’avait agonie, à l’attitude méprisante des commerçants de Langon dont certains l’avaient connue enfant, aux réflexions des ouvriers travaillant sur l’exploitation et au refus de la recevoir de ses amies et de ses cousins bordelais. Depuis son retour, pas un n’avait essayé de la revoir, de la comprendre, ni même de lui manifester un peu de compassion. La sollicitude affectueuse de ses tantes et de Ruth ne lui suffisait pas. Seul, Alain Lebrun, le nouveau régisseur, semblait ne pas tenir compte de son passé. Françoise lui en était reconnaissante et prenait plaisir à travailler avec lui.

Le retour de Léa fut une joie pour tous, vite assombrie par son air renfrogné, sa tristesse et son mutisme. Les travaux de la maison étaient maintenant terminés, les meubles remis en place, les rideaux et les tableaux accrochés. Au détour des couloirs, Léa s’attendait presque à voir apparaître son père ou sa mère. Elle passa la première semaine enfermée dans son domaine, le bureau de son père, qui avait retrouvé ce confort sécurisant et ce calme qui apaisaient autrefois ses craintes et ses colères de petite fille. Blottie sur le vieux divan, enveloppée de couvertures, elle dormait la plupart du temps ou restait des heures à regarder fixement les flammes de la cheminée. Elle touchait à peine aux repas que lui apportait Ruth.

Albertine, avec sagesse, laissa passer cette semaine avant d’intervenir, ce qu’elle n’eut pas à faire car Charles s’en chargea. S’étant faufilé dans la chambre, il demanda en pleurant pourquoi Léa ne l’aimait plus.

— Mais je t’aime, mon chéri, dit-elle en l’embrassant.

— Non, ce n’est pas vrai, jamais plus tu ne racontes d’histoires, tu ne joues avec moi… tu ne viens même pas manger avec nous, tu ne parles pas. Je vois bien que tu ne m’aimes plus.

L’enfant sanglotait si fort que Léa craignit qu’il ne s’étouffât.

— Pardonne-moi, mon bébé, pardonne-moi, je t’aime… je t’aime plus que tout ici. Il ne faut pas m’en vouloir, j’étais malheureuse et triste… c’est fini maintenant.

— Pourquoi tu es triste puisque je t’aime, fit le petit garçon en se pendant à son cou, la couvrant de baisers maladroits et mouillés.

— Arrête, tu me chatouilles !

Il la lâcha, battant des mains.

— Tu ris, Léa, tu ris !…

Charles sautait de joie en tournant autour d’elle qui riait de plus belle devant les contorsions de l’enfant.

— Que se passe-t-il ici ? Vous en faites un bruit, dit Françoise en entrant, suivie de Lisa, curieuse comme une souris, et d’Albertine.

Devant les visages interrogateurs de ses parentes, l’hilarité de Léa cessa.

— Merci de votre patience à toutes. Sans Charles, je ne sais pas si j’aurais pu me sortir de ces angoisses.

— Tu aurais pu essayer de nous en parler.

— Françoise, tu es la dernière à qui je pouvais en parler, répliqua Léa d’une voix sèche qu’elle se reprocha aussitôt.

La jeune femme, aux cheveux courts et aux yeux tristes, sursauta et devint très pâle. Quoi, sa sœur lui tenait toujours rigueur de son amour pour un Allemand !… Elle avait tant espéré de son retour, avait cru qu’après avoir vu tant d’horreurs, elle comprendrait mieux que la vie n’obéissait pas forcément à ce qu’on attendait d’elle. Elle comptait sur une amie, une confidente et voyait se dresser un juge, une ennemie. Elle restait là, tremblante, sans voix, humiliée. Léa, honteuse, ne savait que dire ; son silence renforçait le malentendu. Lisa et Albertine assistaient impuissantes au drame que vivaient les deux sœurs. Ce fut Charles, une nouvelle fois, qui sauva la situation.

— Je vais aller dire à mémé Ruth que Léa est guérie et qu’elle nous fasse un bon gâteau pour fêter ça.

Cela fit rire Lisa et arracha un pâle sourire à Albertine. Léa s’approcha de sa sœur et l’embrassa.

— Pardonne-moi, je vois que je t’ai fait de la peine, je te jure que ce n’était pas intentionnellement. Comme les milliers de gens qu’ils ont massacrés, tu es une de leurs victimes…

— Otto n’était pas comme eux !

— Je le sais, mais il était coupable comme les autres…

— Non, il était bon, incapable de faire le mal !

— C’était un Allemand !…

— Arrêtez, mes enfants, s’écria Albertine en s’interposant. Vous devez toutes les deux vous efforcer d’oublier votre passé…

— Oublier !… firent-elles ensemble.

— Oui, oublier. On ne peut pas vivre en ressassant ces malheurs. Françoise, tu te dois à ton fils et toi, Léa, tu es responsable de Charles. Pour ces enfants innocents, vous devez tout faire pour oublier. C’est non seulement votre devoir, mais le seul parti raisonnable.

Pendant que sa tante parlait, Léa revoyait Sarah berçant un bébé fantôme. Elle ferma les yeux et serra les poings à s’en faire mal.

— Tante Albertine a raison, cela ne sert à rien de s’abîmer dans nos tristes souvenirs. Faisons un effort. Je t’aiderai, Françoise, comme tu m’aideras.

Dans les larmes et les rires nerveux, les deux sœurs s’embrassèrent.

Le beau temps revint à Montillac, dans les cœurs comme dans le ciel. D’un commun accord, il fut décidé qu’Albertine et Lisa de Montpleynet viendraient s’installer dans la grande maison, où elles auraient à l’étage un appartement commode, et que d’ores et déjà elles mettaient en vente leur demeure de Langon. Moins d’une semaine après leur décision, un acheteur se présenta ; un jeune médecin désirant s’installer non loin de ses parents retraités à Villandraut. Cette vente apporta un peu de bien-être à tous, permit d’acquérir du matériel pour améliorer le travail de la vigne, une camionnette neuve et une voiture d’occasion. Au début de l’été, les demoiselles de Montpleynet étaient installées, avec un peu de mélancolie Lisa qui disait préférer la « ville ». Ce terme appliqué à Langon faisait rire Léa.

— Ne t’inquiète pas, ma petite tante, je t’emmènerai faire les boutiques de Bordeaux.

Cette perspective rassura tout à fait la coquette Lisa. Albertine n’eût jamais pris cette décision, de peur d’embarrasser ses nièces, si elle ne s’était sue gravement malade. Elle redoutait plus que tout de laisser sa chère et candide Lisa livrée à elle-même après sa mort. Sans rien dire, elle acheta une concession au cimetière de Verdelais, non loin de la tombe de Toulouse-Lautrec et de celle d’Isabelle et Pierre Delmas. Cette femme secrète et discrète préparait son dernier voyage avec le souci d’épargner à ceux qu’elle aimait les tristes tracas, qu’occasionne tout décès. C’était là son ultime élégance.

Chaque jour, Léa guettait le passage du facteur, mais le temps passait, n’apportant aucune nouvelle de François. Enfin, un matin, on lui remit une enveloppe chiffonnée, couverte de timbres et de tampons. Cette lettre, postée d’Argentine, avait mis trois mois à parvenir à sa destinataire.

Léa descendit en courant vers la terrasse, serrant la lettre contre son cœur. Là, assise sur l’inconfortable petit banc de fer où aimait le soir se reposer son père, elle déchira fébrilement l’enveloppe.

Buenos Aires, le 6 mars 1946

Mon bel ange,

Il sera donc toujours dit que nous n’arriverons pas à nous rejoindre et à vivre tranquillement notre amour. Après ton départ de Nuremberg, j’espérais te retrouver très vite à Paris. La veille de mon retour, le gouvernement français m’a envoyé à Moscou d’où je t’ai écrit – mais je suis bien sûr qu’aucune de mes lettres ne t’est parvenue, tant nos camarades soviétiques voient des espions partout, et je répugnais à utiliser la valise diplomatique pour mon courrier amoureux. Pourquoi ? penses-tu, car c’est cela que tu penses, n’est-ce-pas ? J’ai toujours eu scrupule à mélanger ma vie professionnelle et ma vie privée. De passage pour vingt-quatre heures à Paris, à mon retour d’URSS, je me suis précipité chez Laure, rue Grégoire-de-Tours. Tu venais de partir pour Montillac, malade, m’a-t-elle dit, et totalement déprimée. Fou d’inquiétude, j’ai essayé de t’appeler, impossible d’avoir une ligne. J’ai dû repartir pour Berlin le lendemain à l’aube sans avoir pu te joindre. Plus tard, j’ai eu l’explication de ton état quand j’ai revu Sarah et qu’elle m’a raconté ce que tu sais. J’ai été dur avec elle, lui reprochant d’avoir voulu te faire supporter une partie de son malheur. Cela dit, ce que cette femme, que j’aime tendrement, a vécu et supporté est si terrible que je ne peux lui en vouloir. J’ai compris que c’étaient ses révélations qui t’avaient rendue malade et incitée à la fuir, puisque tu as refusé de la prendre au téléphone à plusieurs reprises. Je t’ai comprise, toi qui es mue par une puissance vitale qui te fait regarder les choses en face et fuir celles qui peuvent te nuire. Mais en ce qui concerne Sarah, tu devras faire un effort. Comme moi, elle comprend ton attitude première, mais ni elle, ni moi, ne pourrions comprendre que tu t’y obstines. Réfléchis calmement, je sais que tu seras de cet avis. Après Berlin, il y a eu Rome, Londres, Le Caire où j’ai eu le plaisir d’accompagner Leclerc à bord du Sénégalais et maintenant Buenos Aires d’où j’espère repartir la semaine prochaine. Je suis heureux de te savoir à Montillac. Les travaux doivent être terminés, sont-ils à ton goût ? N’hésite pas à consulter l’architecte.

Tu me manques, petite fille. J’aimerais me poser quelque part avec toi, t’aimer, te regarder vivre. Tu sais si bien vivre, Léa, ne l’oublie jamais. Garde-toi des méchants et des ennuyeux.

Ton amant, François.

Lentement ses mains qui tenaient la lettre se posèrent sur ses genoux. Son cœur cognait très fort dans sa poitrine. Ses mots résonnaient dans sa tête. Que n’était-il là pour les lui dire ? Elle se sentait lasse tout à coup. Où était-il maintenant ? Que signifiaient tous ces voyages ? Quand reviendrait-il ?