Zoey

Le choc que je ressentis lorsque Kalona se matérialisa au-dessus de Stark fut terrible. Cela me rappela tout ce qui s'était passé juste avant que mon monde n'explose dans la mort, le désespoir et la culpabilité. Son regard me glaça. Dire que j'avais cru y apercevoir de l'humanité, de la bonté, et même de l'amour !

Je m'étais cruellement trompée, et Heath était mort à cause de mon erreur.

Puis Kalona se tourna vers mon combattant, qui le provoquait.

« Non ! Oh, déesse ! priai-je. Faites-le taire. S'il vous plaît, faites-le revenir près de moi. »

Mais Stark n'avait pas l'intention de se taire ni de fuir devant l'immortel.

Horrifiée, je vis Kalona arracher une lance dans le ciel avant de descendre et de percer un trou, dans lequel ils disparurent tous les deux.

Alors, je me rendis compte que Stark allait lui aussi mourir à cause de moi.

« Non ! » Ce cri muet me déchira de l'intérieur. Tout était vide, sans espoir, sans repos. Je voulais courir, bouger, échapper à ce qui se passait ici. Il ne restait pas assez de moi pour que je m'en mêle. Mais si je ne faisais rien, Stark allait mourir.

— Non.

Cette fois, ce n'était pas un cri fantomatique. C'était ma vraie voix, pas ce murmure affreux et creux qui était sorti de ma bouche jusque-là.

— Stark ne peut pas mourir !

Je sortis du bois et m'approchai du trou béant dans lequel mon combattant avait disparu. Je regardais dedans, et vis Stark et Kalona qui se faisaient face.

Stark tenait à deux mains une épée, Kalona brandissait sa lance noire.

Je constatai qu'il s'agissait en réalité d'une arène avec des murs hauts et lisses, qu'il était impossible d'escalader.

Kalona avait piégé Stark ! Il n'avait aucune chance, de s'échapper, il ne pourrait pas non plus gagner. Et Kalona ne se contenterait pas de le malmener.

Il voulait le tuer.

Mon agitation menaçait de me submerger à nouveau. Je me mis à marcher autour de l'arène, tout en gardant les deux adversaires en vue.

Stark attaqua l'immortel déchu, qui fit dévier l'épée d'un petit coup de lance, et avec une rapidité fulgurante il gifla Stark. Entraîné par la puissance de son coup, Stark tomba à terre, les mains sur les oreilles, comme s'il voulait empêcher son crâne d'éclater.

— Une claymore de gardien, ricana Kalona. Comme c'est amusant ! Alors tu penses que tu peux rejoindre leurs rangs ? demanda-t-il alors que Stark se relevait et se retournait vers lui en brandissant son épée.

Du sang coulait de ses oreilles, de son nez, de ses lèvres, formant de minces ruisseaux écarlates sur son visage et dans son cou.

— Je ne pense pas être un gardien. Je suis un gardien.

— Impossible ! Je connais ton passé, mon garçon. Je t'ai vu embrasser l'Obscurité. Parles-en à ceux de ton clan, et tu verras s'ils veulent encore de toi.

— La seule personne qui peut me répudier est ma reine, et elle sait tout de moi.

Sur ce, Stark s'élança de nouveau vers Kalona. Avec un rire méprisant, celui-ci se servit de sa lance pour parer le coup, puis il le frappa avec son poing fermé, lui cassant le nez. Le visage couvert de sang, mon combattant tomba à la renverse.

Je retins mon souffle, impuissante : le coup fatal de Kalona n'allait pas tarder.

Mais l'immortel se contenta de rire alors que Stark le relevait difficilement.

— Zoey n'est pas une reine. Elle n'est pas assez forte. C'est juste une gamine qui s'est laissé détruire par la mort d'un humain.

— Tu te trompes. Zoey n'est pas faible ; elle est sensible ! Et, justement, parlons de cet humain. C'est aussi pour ça que je suis là. Je dois le venger.

— Imbécile ! Seule Zoey peut le venger !

Avec ces mots, ce fut comme si Kalona avait percé le brouillard de culpabilité qui m'enveloppait depuis que je l'avais vu tordre le cou à Heath. Tout devenait très clair.

Je ne me considérais pas moi-même comme une reine, mais Stark croyait en moi. Heath croyait en moi. Lucie croyait en moi. Même Aphrodite croyait en moi.

Et, comme dirait Lucie, Kalona était complètement à côté de la plaque.

Tenir aux autres ne faisait pas de moi quelqu'un de faible. C'étaient les choix décidés par ma sensibilité qui définissaient la personne que j'étais.

J'avais laissé l'amour me briser, et, alors que Kalona s'adonnait à un jeu cruel avec mon combattant, mon gardien, je décidai de laisser l'honneur me guérir.

Je pris ma décision. Tournant le dos à l'arène, je me précipitai vers le bois de la déesse. Sans me soucier de l'agitation qui menaçait de m'entraîner vers nulle part, je restai immobile. J'écartai les bras et me concentrai sur le dernier esprit qui m'avait parlé.

— Brighid ! J'ai besoin de récupérer ma force !

La rousse se matérialisa devant moi, fougueuse et grande, pleine de la puissance et de l'assurance qui me manquaient.

— Tu es prête à la reprendre ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Eh bien, ce n'est pas trop tôt.

Elle s'avança et me prit dans ses bras, me serrant contre elle. Je l'enlaçai et elle s'évanouit, comme si elle se dissolvait dans ma peau. Je ressentis alors une bouffée de pure puissance.

— Et de un, marmonnai-je. Bouge-toi, petite.

J'écartai de nouveau les bras. Cette fois, j'avais les pieds bien plantés dans le sol, et le désir de bouger, de chercher, de fuir, s'était évaporé telle la rosée au soleil. J'ai besoin de récupérer ma joie ! Mon moi de neuf ans sortit du bois en sautillant et se jeta dans mes bras.

— Youpi ! cria-t-il alors que je l'absorbais en moi.

Je ris aux éclats. La joie et la force me poussèrent à appeler la dernière partie manquante de mon âme : la Compassion.

—Aya, je veux que tu reviennes, toi aussi.

La jeune Cherokee apparut entre les arbres.

— Adelv, ma sœur, je suis heureuse de t'entendre prononcer mon nom.

— Et moi, en toute honnêteté, je suis heureuse que tu sois une part de moi.

Je t'accepte, Aya, complètement. Me rejoindras-tu ?

— J'ai toujours été là. Tu n'avais qu'à demander.

J'allai à sa rencontre et l'enlaçai très fort, la ramenant à moi et, ainsi, revenant à moi-même.

— Maintenant, tu vas voir si je suis une gamine faible ! dis-je en retournant vers l'arène de Kalona.

Mon gardien était dans un état lamentable. À genoux, les lèvres enflées et ouvertes, du sang jaillissant de son nez cassé. Son épaule gauche était disloquée, et son bras pendait mollement. La superbe épée gisait par terre, hors de sa portée. Sa jambe était brisée, mais il continuait de se traîner aux pieds de Kalona, essayant d'atteindre son arme.

L'immortel soupesait sa lance sans le lâcher des yeux.

— Un gardien tout cassé pour une jeune fille brisée. Finalement, vous êtes bien assortis, railla-t-il

Là, il commençait vraiment à m'énerver.

— Tu n'imagines même pas à quel point j'en ai ras le bol de tes conneries, Kalona ! m'écriai-je.

Ils relevèrent tous les deux la tête. Le visage tuméfié de Stark s'éclaira.

— Retourne dans le bois, Zoey ! fit Kalona. Tu seras! mieux là-bas.

— Tu sais ce que je déteste plus que tout ? Que les mecs me donnent des ordres !

— Oui, ma reine, c'est ce que Heath a dit, fit Stark, le sourire dans la voix.

Je le regardai, et la fierté que je lus dans ses yeux remplit les miens de larmes.

— Mon combattant..., murmurai-je.

Cet instant - ma seule petite erreur - suffit à Kalona.

— Tu aurais dû retourner dans le bois, siffla-t-il.

Il pivota légèrement le bras droit en arrière, comme un ancien dieu, et propulsa sa lance avec une force et une puissance que, je le savais, je ne pourrais pas...

— Non ! hurlai-je. Air, viens à moi !

Je sautai dans l'arène, comptant sur l'élément pour amortir ma chute, mais je savais qu'il était trop tard. La lance toucha Stark en pleine poitrine, traversa son corps, et le projeta en arrière, se fichant dans le mur.

Mes pieds touchaient à peine terre que je courais déjà vers lui. Nos yeux se croisèrent. Il était vivant !

— Ne meurs pas ! Ne meurs pas ! Je dois pouvoir faire quelque chose !

Si incroyable que cela puisse paraître, il sourit.

— C'est sûr. Ma reine ne laissera plus jamais rien la briser. Venge-toi, et rentrons à la maison.

Il se tut, pris de convulsions. Des bulles d'air ensanglantées se formèrent autour de la lance plantée dans la poitrine, et il se figea, les yeux révulsés.

Mon combattant était mort.

Cette fois, lorsque je me tournai vers l'être qui venait de tuer quelqu'un que j'aimais, je ne m'abandonnai pas à l'horreur et à la douleur. Je gardai l'esprit auprès de moi, au lieu de le jeter sur lui, j'en tirai le pouvoir et me laissai guider par mon instinct, pas par la colère ni la culpabilité.

Kalona secoua la tête.

— J'aurais préféré que cela se termine différemment. Si tu m'avais écouté, si tu m'avais accepté, nous n'en serions pas là.

— Je suis contente qu'on soit d'accord sur ce point, car cela va effectivement se terminer différemment !

Je ramassai l'épée de Stark. Elle était plus lourde que je ne l'aurais cru, mais elle était encore tiède, et la chaleur de mon combattant m'aida à trouver la force de la lever.

Kalona sourit presque avec gentillesse.

— Je ne t'affronterai pas. C'est le cadeau que je te fais, dit-il en dépliant ses ailes. Au revoir, Zoey. Tu vas me manquer. Je penserai souvent à toi.

— Air, ne le laisse pas partir ! criai-je avant de lancer l'élément sur lui.

Une puissante bourrasque le plaqua contre le mur de l'arène, dans une pose étrangement semblable à celle de Stark. Je m'avançai vers lui et, sans hésitation, plongeai la claymore dans sa poitrine.

— Ça, c'est pour Stark. Je sais que ça ne te tuera pas, mais je peux t'assurer que ça fait du bien. Et je suis sûre qu'il appréciera.

Les yeux de Kalona brillaient d'une lueur menaçante.

— Tu ne pourras pas me retenir indéfiniment, et quand tu finiras par me relâcher, tu me le paieras !

— Tu te trompes ! Encore une fois... Les règles sont différentes dans l'au-delà, et je pourrais sans doute te retenir ici pour l'éternité, si je voulais rester et devenir une folle vengeresse. Mais voilà le problème : je suis déjà à moitié folle, et je n'ai pas franchement envie de continuer dans cette voie. Et puis, je veux rentrer chez moi. Alors, voilà ce que tu vas faire. Tu vas me dédommager de la mort de mon consort, Heath Luck, en ramenant Stark à la vie. Ensuite, lui et moi rentrerons à la maison. Oh, et, au passage, je me fiche bien de savoir où toi tu iras.

— Tu es vraiment folle ! Je ne peux pas ressusciter les morts.

— Dans ce cas précis, je crois que si. Le corps de Stark est en sécurité dans le monde réel, auprès du mien. Nous sommes dans l'au-delà, où tout n'est qu'esprit. Tu es un immortel, ce qui signifie que tu n'es qu'esprit, toi aussi.

Alors, tu vas prendre un peu de ton immortalité et la partager avec mon gardien.

Maintenant. Tu as une dette envers moi, et il est temps que tu la paies. Tu comprends ?

— Tu n'as pas le pouvoir de me forcer à faire ça !

« Elle non, mais moi, oui. »

Je reconnus la voix de Nyx et regardai autour de moi pour la voir. Mais ce fut Kalona qui la trouva le premier. Il regardait par-dessus mon épaule avec une expression qui transformait complètement son visage. Là, j'eus la certitude qu'il ne m'avait jamais aimée. Il aimait Nyx.

Je suivis son regard et me tournai vers ma déesse, elle se tenait à côté du corps de Stark, une de ses mains posée sur sa tête avec tendresse.

— Nyx ! lâcha Kalona d'une voix brisée, étonnamment jeune. Ma déesse !

Nyx détourna les yeux de Stark et me regarda, ignorant l'immortel. Elle sourit, et la joie m'envahit.

— Bonjour, Zoey.

Je penchai la tête.

— Bonjour, Nyx.

— Tu as bien agi, ma fille. Je suis fière de toi.

— Cela m'a pris trop longtemps. J'en suis désolée.

Son regard était d'une bienveillance extrême.

— Et moi ? demanda Kalona d'une voix rauque. Me pardonnerez-vous un jour ?

Nyx le fixa. Ses yeux étaient tristes, mais ses lèvres étaient serrées et ses mots détachés, sans émotion.

— Tu ne mérites pas le pardon. Quand le jour viendra, tu pourras le demander.

Elle ôta la main de la tête de Stark et claqua des doigts. La claymore plantée dans la poitrine de Kalona disparut. Le vent cessa, et il tomba à terre.

— En attendant, tu vas payer à ma fille ce que tu lui dois. Ensuite, tu retourneras au monde, tu assumeras les conséquences de tes actes. Sache, mon combattant déchu, que désormais ton esprit, tout comme ton corps est interdit d'accès dans mon royaume.

Sans lui accorder un autre regard, elle se pencha et baisa doucement les lèvres ensanglantées de Stark. Aussitôt, l'air autour d'elle ondula, scintilla, et elle disparut.

Lorsque Kalona se releva, je reculai rapidement, prête à l'immobiliser encore avec l'aide de l'air. Je me détendis, constatant qu'il pleurait en silence.

— Je ferai ce qu'elle ordonne. À part une fois, une unique fois, j'ai toujours obéi à ses ordres.

Je le suivis jusqu'à Stark.

— Je te rends ce souffle de vie, dit-il. Accepte une petite part de mon immortalité en échange de la vie humaine que j'ai volée.

Alors, à ma grande surprise, il imita Nyx et embrassa Stark.

Celui-ci eut un soubresaut, et inspira profondément. Kalona posa une main sur son épaule et, de l'autre, arracha la lance de sa poitrine. Avec un cri déchirant, Stark s'écroula par terre.

— Espèce d'abruti ! crachai-je.

Je m'accroupis et plaçai la tête de Stark sur mes genoux. Il respirait avec difficulté, mais il respirait. Je regardai Kalona.

— Pas étonnant qu'elle ne veuille pas te pardonner ! Tu es une brute sans cœur !

— Quand tu reviendras sur Terre, reste à distance, Zoey ! dit-il. Tu ne seras plus dans son royaume, et elle ne pourra plus venir t'aider.

— Plus loin je serai de toi, mieux je me porterai.

Il déplia les ailes, mais avant qu'il ne puisse s'envoler, des volutes d'Obscurité, collantes et coupantes, se détachèrent des murs de l'arène et du sol noir. Elles s'enroulèrent autour de lui, entaillant sa peau. Morceau par morceau, elles le recouvrirent, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'Obscurité remuante. Puis les fils atteignirent les globes oculaires et plongèrent en eux. Je poussai un cri horrifié et fermai les yeux. Lorsque je les rouvris, Kalona avait disparu, tout comme l'arène.

Stark et moi étions dans le bois.

CHAPITRE TRENTE