Lucie

— Ce garçon est dingue de toi, dit Kramisha alors que Lucie démarrait, laissant Dallas sur le parking. Tu sais ce que tu vas faire avec l'autre ?

Lucie freina brutalement.

— Je suis trop stressée pour m'occuper des histoires de mecs. Alors, si tu as l'intention d'en parler, tu peux descendre tout de suite.

— Ignorer ces problèmes ne t'aidera pas à les résoudre.

— Au revoir, Kramisha.

— D'accord, d'accord, je me tais. Pour l'instant. De toute façon, il y a des choses plus importantes dont tu dois t'occuper.

Lucie passa la première et s'éloigna du campus. Elle regrettait que Kramisha n'ait pas insisté : comme ça elle aurait eu une bonne excuse pour la laisser là.

— Tu te souviens quand tu m'as demandé de réfléchir à mes poèmes pour essayer de trouver quelque chose qui pourrait aider Zoey ? demanda sa camarade.

— Bien sûr que je m'en souviens.

— Eh bien, c'est ce que j'ai finit. Et j'ai trouvé un truc, déclara Kramisha.

Elle fouilla dans son grand sac et en sortit un carnet usé, dont les pages étaient remplies de son écriture à l'encre violette.

— Je pense que tout le monde, moi y compris, avait oublié ça.

Elle ouvrit le carnet et montra une page à Lucie.

— Comment veux-tu que je lise en conduisant ? s'impatienta Lucie. Dis-moi ce que c'est.

— Le poème que j'ai écrit juste avant que Zoey et les autres ne partent à Venise. Celui qui semble être adressé à Zoey par Kalona. Écoute !

Une épée à double tranchant

Un côté détruit L'autre libère Je suis ton nœud gordien Me libéreras-tu, ou me détruiras-tu ?

Suis la vérité, et tu Me trouveras sur l'eau, Me purifieras par le feu Plus jamais emprisonné par la Terre L'air te chuchotera Ce que l'esprit sait déjà : Que, même brisé, Tout est possible Si tu as la foi Alors tous deux serons libres.

— Oh déesse ! s'écria Lucie. Je l'avais complètement oublié ! Relis-le, mais plus lentement.

Elle l'écouta avec attention jusqu'au bout.

— Ça vient de Kalona, commenta-t-elle ensuite. Le passage où il parle d'être piégé sous terre ne laisse pas de doute.

— J'en suis sûre.

— Le début est un peu effrayant, avec l'épée à double tranchant, mais la fin a l'air positive.

— « Alors tous deux serons libres », cita Kramisha.

— On dirait que Zoey va s'échapper de l'au-delà.

— Et Kalona aussi.

— On verra ça le moment venu. Le plus important, c'est de libérer Zoey.

Attends ! Je pense qu'une partie du poème s'est déjà réalisée ! Qu'est-ce qu'il disait déjà au sujet de l'eau ?

— « Tu me trouveras sur l'eau. »

— C'est ce qu'elle a fait ! L'île de San Clémente est bien sur l'eau.

— Il dit aussi que Zoey doit suivre la vérité. Qu'est-ce que ça signifie, à ton avis ?

— J'ai peut-être une idée... La dernière fois que j'ai parlé à Zoey, je lui ai conseillé de suivre son cœur, sans se préoccuper de ce qu'on pense d'elle, de faire ce que son instinct lui soufflait. Je m'en veux tellement de lui avoir dit ça, vu ce qui s'est passé ensuite !

— Non, tu avais raison. Je suis persuadée qu'écouter son cœur et ne pas trahir ce à quoi l'on croit, c'est bien, même quand tout le monde pense qu'on a tort.

Lucie eut une bouffée d'espoir.

— Et si elle continue de s'accrocher à la vérité de son cœur, dit-elle, la prophétie se réalisera, et elle sera libre!

— C'est possible, oui. Je le sens tout au fond de moi.

— Moi aussi, dit Lucie en souriant.

— Le poème est comme une carte, reprit Kramisha. Le premier pas - le trouver sur l'Eau - a déjà été fait. Ensuite, elle doit...

— Le purifier par le Feu, Et il n'est pas aussi question de Terre et d'Air ?

— Si, et d'esprit. Les cinq éléments sont mentionnés.

— Toutes les affinités de Zoey, en gardant pour la fin l'esprit, la plus puissante.

— Et celle qui règne dans l'au-delà, enchaîna Kramisha. Écoute, Zoey doit absolument savoir tout ça ! C'est ce qui lui permettra de revenir et d'intégrer son corps.

— Je pense comme toi.

— Alors, comment vas-tu faire ?

— Moi ? Ce n'est pas moi qui vais le faire. Mon truc, c'est la Terre. Mon esprit ne peut pas aller dans l'au-delà. C'est Stark qui va y aller. Il le faut - c'est ce qu'a dit le taureau blanc.

— Tu veux que j'appelle Stark et que je lui lise le poème ? Tu as son numéro

?

Lucie réfléchit un moment.

— Non. D'après Aphrodite il est dans tous ses états. Il risquerait de ne pas lui prêter attention.

— Il aurait tort.

— Je suis d'accord avec toi. Alors, II faut qu'on le transmette à Aphrodite.

Même si c'est une Vraie garce, elle comprendra à quel point c'est important.

— Et, vu que c'est une garce, elle forcera Stark à le prendre en compte.

— Exactement. Envoie-le-lui par texto. Stark doit l'apprendre par cœur pour le réciter à Zoey. Et il ne faut pas qu'elle oublie qu'il ne s'agit pas d'un simple poème, mais d'une prophétie.

— Tu sais, je me pose vraiment des questions sur sa santé mentale. Ne pas aimer la poésie, ce n'est pas normal.

— Ma petite, tu prêches une convertie.

Pendant que Lucie se garait dans le parking de l'abbaye bénédictine, Kramisha tapa son message sur son téléphone.

Lucie découvrit avec plaisir que Grand-Mère Redbird allait mieux. Les horribles hématomes sur son visage avaient disparu, et elle n'était plus au lit, mais assise dans un fauteuil à bascule près de la cheminée du salon principal de l'abbaye, tellement absorbée par le livre qu'elle lisait qu'elle ne remarqua pas tout de suite Lucie.

— Le diable aux yeux bleus ? demanda la jeune fille, qui ne put réprimer un sourire, malgré la terrible nouvelle qu'elle était venue annoncer. Grand-Mère, ça m'a tout l'air d'un roman sentimental.

Grand-Mère Redbird porta la main à sa gorge.

— Lucie ! Tu m'as fait peur, mon enfant. Eh oui, c'est un roman sentimental, et très bon, avec ça. Le héros est absolument magnifique.

— Magnifique ?

Grand-Mère Redbird haussa un sourcil.

— Je suis vieille, mon enfant, pas morte. Je peux encore apprécier un bel homme.

Elle désigna un fauteuil rembourré.

— Approche-le, chérie, et bavardons un moment. Je suppose que tu as des nouvelles de Zoey. Imagine, Venise ! J'adorerais visiter...

La vieille femme se tut en voyant l'expression de Lucie.

— Je le savais ! Je savais que quelque chose n'allait pas, mais mon esprit est tellement embrouillé depuis l'accident...

Elle se figea, puis reprit la parole d'une voix que la peur rendait rauque.

— Dis-moi vite !

Lucie soupira tristement et s'assit, prenant la main de la Cherokee.

— Elle n'est pas morte, mais c'est grave.

— Tout ! Je veux tout savoir. Ne t'arrête pas, et n'omets aucun détail.

La grand-mère de Zoey serra la main de Lucie comme si c'était une bouée de sauvetage alors que la novice lui racontait ce qui était arrivé, de la mort de Heath aux taureaux, en passant par le poème prophétique de Kramisha. Elle n'omit qu'une seule chose : Rephaïm. Lorsqu'elle eut terminé, le visage de la vieille dame était aussi pâle que lorsqu'elle était dans le coma.

— Brisée... L'âme de ma petite fille et brisée, lâcha-t-elle.

— Stark va aller la chercher, Grand-Mère, dit Lucie en la regardant dans les yeux. Et ensuite, il la protégera pendant qu'elle se rassemble.

— Du cèdre, fit Grand-Mère comme si elle répondait à une question.

— Du cèdre ? répéta Lucie, craignant que ces terribles nouvelles lui aient fait perdre la tête.

— Des aiguilles de cèdre. La personne qui veillera sur le corps de Stark quand il sera en transe doit en brûler en continu.

— Je ne vous suis plus, Grand-Mère.

— Les aiguilles de cèdre sont un remède puissant. Elles repoussent les asginas, les esprits les plus malveillants. On ne les utilise que dans des situations extrêmes.

— C'en est une, affirma Lucie, soulagée de voir que la vieille dame reprenait des couleurs.

— Dis à Stark d'inspirer profondément la fumée, et de penser à l'emporter avec lui dans l'au-delà. S'il croit très fort qu'elle suivra son esprit jusque là-bas, elle le fera et le protégera pendant sa quête.

— Je lui dirai, promit Lucie.

Grand-Mère Redbird serra sa main encore plus fort.

— Parfois, des choses qui paraissent insignifiantes peuvent nous aider, même dans nos moments les plus difficiles. Ne les sous-estime pas, et ne laisse pas Stark les sous-estimer non plus.

— Oui, Grand-Mère. Je m'en assurerai.

Lucie fut interrompue par sœur Marie Angela, qui fit irruption dans la chambre l'air bouleversé.

— Sylvia, je viens de parler avec Kramisha. Il paraît que...

Elle se tut en voyant l'expression de la vieille dame.

— Oh, Marie ! souffla-t-elle. Alors, c'est vrai...

Elle inclina la tête, luttant manifestement contre les larmes, mais lorsqu'elle la releva, ses yeux étaient secs, et son visage résolu. Elle pivota sur ses talons.

— Sœur, où allez-vous ? demanda Grand-Mère Redbird.

— Je vais convoquer les nonnes dans la chapelle. Nous allons prier. Nous allons toutes prier !

— Prier Marie ? demanda Lucie, incapable de dissimuler son scepticisme.

La nonne hocha la tête.

— Oui, Lucie, Marie, celle que nous considérons comme notre mère spirituelle, répondit-elle d'une voix ferme et sage. Peut-être qu'elle n'est pas la même divinité que votre Nyx ; peut-être que si. Mais est-ce vraiment important ? Dis-moi, grande prêtresse des novices rouges, crois-tu que demander de l'aide au nom de l'amour puisse être une erreur, quel que soit celui ou celle à qui on s'adresse ?

Lucie revit alors le visage de Rephaïm et ses yeux humains quand il avait affronté l'Obscurité et payé sa dette à sa place, et sa bouche s'assécha.

— Je suis désolée, ma sœur, murmura-t-elle. J'avais tort. Priez Marie.

Parfois, le secours vient de là où on ne l'attendait pas.

— Non, je ne vais pas mentir pour toi ! s'écria Kramisha.

— Je ne te demande pas de mentir,

— Oh que si ! Ne compte pas sur mol pour prétendre que tu inspectes les souterrains avec sœur Marie Angela ! Tout le monde sait que tu les as scellés la dernière fois. En plus, toutes les nonnes prient pour Zoey, et ce n'est pas bien, de mêler une nonne en prière à ton mensonge.

Lucie serra les poings : Kramisha lui faisait perdre du temps - le temps qu'elle aurait pu passer avec Rephaïm, qui devait être blessé à cause de cette vache répugnante. Elle se rappelait l'atroce souffrance qu'elle avait ressentie quand l'Obscurité avait bu son sang, et elle se doutait que cela avait été encore pire pour Rephaïm. Cette fois, elle allait devoir trouver mieux que le bander et le nourrir pour le remettre sur pied. Quelle était la gravité de ses blessures ? Elle voyait encore cette créature penchée sur lui, la langue rouge de sang...

Soudain, elle se rendit compte que Kramisha l'observait sans rien dire. Elle lui servit la première excuse qui lui vint à l'esprit.

— Écoute, je ne tiens pas à gérer l'ouragan qui va se déchaîner si tout le monde à la Maison de la Nuit apprend que je suis restée seule pendant deux secondes. C'est tout.

— Tu mens.

— Je suis ta grande prêtresse !

— Alors, conduis-toi comme telle ! Dis-moi la vérité !

— Je vais aller voir l'autre garçon, et je ne veux pas que quelqu'un le sache !

lâcha Lucie.

Kramisha pencha la tête sur le côté.

— Je préfère ça. Ce n'est pas un novice ou un vampire, hein ?

— Non, répondit Lucie en toute honnêteté. C'est quelqu'un que personne n'aimerait.

— Il ne te maltraite pas, j'espère ? Tu sais, c'est très grave ! Je connais des femmes prises là-dedans qui n'arrivent pas à s'en sortir.

— Kramisha, j'ai la Terre pour alliée. Aucun homme ne me frappera jamais.

— Alors, ça veut dire que c'est un humain, et qu'il est marié.

— Je te promets qu'il n'est pas marié.

— Hum... C'est un abruti ?

— Je ne crois pas, non.

— Ça craint, l'amour !

— Oui. Mais je ne dis pas que je suis amoureuse de lui, ajouta-t-elle rapidement. Tout ce que je dis, c'est que...

— C'est qu'il t'embrouille l'esprit, et que tu n'as pas besoin de ça en ce moment. Bon, écoute : je vais demander à une nonne de me ramener à la Maison de la Nuit, et si là-bas, ils flippent à l'idée que tu es toute seule, je leur dirai que tu devais rendre visite à un humain, si bien que, techniquement, tu n'es pas seule - comme ça, je ne mentirai pas.

Lucie réfléchit.

— Tu n'es pas obligée de leur parler d'un garçon ?

— Je leur dirai simplement que c'est un humain, et qu'ils s'occupent de leurs affaires.

— Marché conclu.

— Lucie, tu vas devoir avouer la vérité à son sujet un de ces jours. Et s'il n'est pas marié, il n'y a aucun problème. Tu es une grande prêtresse, tu as le droit d'avoir un compagnon humain et un consort vampire en même temps.

— Et tu crois que Dallas acceptera ça ?

— Il le faudra bien s'il veut être avec une grande prêtresse. Tous les vampires le savent.

— Dallas n'est pas encore un vampire, alors ce serait peut-être trop lui demander. Ça lui ferait de la peine, et je n'en ai pas envie.

— Arrête de te prendre la tête. Dallas devra apprendre à accepter ces choses-là. À toi de voir si cet humain en vaut la peine.

— C'est ce que j'essaie de faire. Bon, au revoir. On se voit à la Maison de la Nuit, lança Lucie en se dirigeant vers la Coccinelle.

— Hé ! Il n'est pas noir, hein ?

Pensant aux ailes noires comme la nuit de Rephaïm, Lucie la regarda par-dessus son épaule.

— Qu'est-ce que ça changerait ?

— Ça changerait beaucoup de choses si tu avais honte de lui.

— Kramisha, c'est ridicule. Non. Il n'est pas noir. Et, non, je n'aurais pas honte de lui s'il l'était. Au revoir.

— Je vérifiais, c'est tout.

— Tu es folle, marmonna Lucie.

— Je t'ai entendue !

— Tant mieux !

Elle grimpa dans la voiture de Zoey et partît en direction du Gilcrease Muséum en parlant à voix haute.

— Non, Kramisha, il n'est pas noir. C'est un oiseau tueur, fils d'un immortel maléfique, et tout le monde, les Noirs comme les Blancs, m'en voudrait s'il savait que je suis avec lui.

Alors, à sa grande surprise, elle éclata de rire.

CHAPITRE DIX-HUIT

Rephaïm

Quand Rephaïm ouvrit les yeux, Lucie était accroupie devant le placard où il avait fait son nid et l'examinait avec attention, le front plissé, ce qui déformait son tatouage. Des boucles blondes tombaient en cascade autour de son visage, et elle paraissait si juvénile qu'il en fut choqué. Il avait oublié qu'elle était aussi jeune, et à quel point sa jeunesse la rendait vulnérable, malgré l'étendue de ses pouvoirs élémentaires. La peur le poignarda en plein cœur.

— Hé, tu es réveillé ! fit-elle.

— Pourquoi tu me dévisages comme ça ? demanda-t-il d'un ton volontairement grincheux, agacé par son inquiétude.

— J'essaie de voir à quel point tu t'es approché de la mort, cette fois-ci.

— Mon père est immortel. Il n'est pas facile de me tuer.

Il s'efforça de s'asseoir sans grimacer.

— Oui, je suis au courant pour ton père, et tout ça, mais l'Obscurité a bu ton sang. Beaucoup. Ce n'est pas bon pour toi. Et puis, pour être honnête, tu as vraiment mauvaise mine.

— Pas toi. Et pourtant l'Obscurité a bu ton sang à toi aussi.

— Je ne suis pas aussi mal en point que toi parce que tu as débarqué comme Batman, et que tu m'as sauvé la mise. Et ensuite, j'ai eu une injection de Lumière, ce qui était carrément cool, d'ailleurs. Et puis, ton sang immortel me donne toujours de l'énergie,

— Je ne suis pas un héros.

— Pour moi, tu l'as été. Par deux fois.

Rephaïm se tut, confus. Quand elle lui parlait ainsi, cela touchait quelque chose au plus profond de lui, et ce quelque chose rendait sa souffrance et son inquiétude pour elle moins difficiles à supporter.

— Allez, viens. On va voir si je peux te rendre la pareille.

Elle se leva et lui tendit la main.

— Je ne pourrais rien avaler Lucie. Mais j'aimerais bien un peu d'eau. J'ai bu toute celle que tu m'avais laissée.

— Je ne t'emmène pas dans la cuisine. Du moins, pas tout de suite. On va dehors, près des arbres. Plus précisément, près de ce très gros chêne, à côté du vieux belvédère.

— Pourquoi ?

— Je te l'ai déjà dit, tu m'as aidée, et je pense pouvoir t'aider, à mon tour.

Seulement, pour cela je dois être plus proche de la nature. Les arbres possèdent un grand pouvoir ; je l'ai déjà utiliser auparavant. C'est grâce à ça que j'ai réussi a appeler cette chose.

Elle frémit, ce que Rephaïm ne comprenait que trop bien, il souffrait, lui aussi, terriblement, il avait l'impression que son sang était brûlant. À chaque battement de cœur, une douleur cuisante se déversait en lui, se concentrant à la base de ses ailes, là où l'Obscurité l'avait blessé. Il ressentait une souffrance déchirante.

Comment un arbre pourrait-il guérir une telle souffrance ?

— Je vais rester ici, dit-il. Me reposer me fera du bien. Si tu veux me rendre service, va me chercher de l'eau.

— Non.

Lucie se pencha vers lui et, avec cette force qui résonnait toujours, le prit par les mains et le redressa. Elle le soutint alors que la pièce tournait autour de lui ; il crut pendant un terrible moment qu'il allait s'écrouler comme une fillette.

Heureusement, le vertige passa, et il réussit à ouvrir les yeux sans craindre de se ridiculiser. Il regarda Lucie qui lui tenait encore les mains. « Elle ne s'écarte pas de moi, ne grimace pas de dégoût. Elle ne l'a jamais fait, depuis le début », songea-t-il.

— Tu n'as pas peur de me toucher ? s'entendit-il demander.

Elle rit doucement.

— Rephaïm, dans cet état, je crois que tu ne pourrais pas faire de mal à une mouche ! En plus ça, tu m'as sauvé deux fois la vie, et nous avons imprimé. Tu ne m'impressionnes absolument pas !

— Ce qui m'étonne, c'est que tu me touches sans répulsion.

Une fois encore, ses mots lui échappèrent malgré lui. Elle fronça les sourcils, et il se dit qu'il aimait la regarder réfléchir. Elle haussa les épaules.

— Je ne pense pas qu'un vampire puisse être dégoûté par la personne avec laquelle il a imprimé. Avant de boire ton sang, j'avais imprimé avec Aphrodite, qui me dégoûtait. Elle était horrible ! Elle n'était pas très gentille. À vrai dire, elle n'est toujours pas gentille. Mais après mon Empreinte, elle a commencé à me plaire, pas sexuellement, bien sûr, mais elle ne me dégoûtait plus.

Alors, elle écarquilla les yeux en se rendant compte de ce qu'elle venait de dire, et le mot « sexuellement » resta suspendu entre eux deux. Elle relâcha ses mains comme si elles la brûlaient.

— Tu peux descendre tout seul ? demanda-t-elle d'une voix étrange.

— Oui. Si tu crois vraiment qu'un arbre peut m'aider...

— On ne va pas tarder à être fixés, lâcha-t-elle en lui tournant le dos. Oh, merci de m'avoir sauvée. Une fois de plus. Même si, cette fois, tu n'y étais pas obligé. Il a dit qu'il n'allait pas me tuer.

— Il y a des choses pires que la mort. Ce que l'Obscurité peut prendre à quelqu'un qui est du côté de la Lumière risque de changer son âme.

— Et toi, alors ? Qu'est-ce qu'elle t'a pris ? demanda Lucie sans le regarder, alors qu'ils arrivaient au rez-de-chaussée.

Elle ralentit pour qu'il puisse la suivre.

— Elle ne m'a rien pris. Elle m'a seulement rempli de douleur, puis s'est nourrie de cette douleur mêlée à mon sang.

Devant la porte d'entrée, Lucie se tourna vers lui.

— C'est parce que l'Obscurité se nourrit de douleur, et la Lumière d'amour.

Ses mots firent un déclic en lui, et il dévisagea la Rouge avec attention. «

Elle me cache quelque chose », se dit-il.

— Quel prix a exigé la Lumière pour me sauver ? demanda-t-il.

Lucie évitait son regard, ce qui le fit paniquer. Il crut qu'elle n'allait pas lui répondre, mais elle le fit, presque avec colère.

— Veux-tu me dire ce que le taureau a exigé de toi alors qu'il buvait ton sang et te maltraitait ?

— Non, répondit-il. Mais l'autre taureau...

— Eh bien, moi non plus, je ne veux pas en parler. Alors oublions tout ça, et espérons que je pourrai apaiser un peu la douleur que l'Obscurité a laissée en toi.

Ils sortirent et s'engagèrent tous les deux sur la pelouse gelée. Rephaïm se déplaçait lentement pour ne pas raviver sa douleur, tout en se demandant ce que la Lumière pouvait bien avoir demandé à Lucie. De toute évidence, c'était un sujet sensible...

Elle avait l'air en pleine forme, complètement remise de sa rencontre avec l'Obscurité. Cependant les apparences sont souvent trompeuses, il ne le savait que trop bien.

Quelque chose n'allait pas. Était-ce la dette qu'elle avait payée à la Lumière qui la mettait mal à l'aise ?

Comme il ne cessait de l'observer, il faillit heurter l'arbre sous lequel elle s'était immobilisée. Elle le regarda en secouant la tête.

— On ne me la fait pas ! Arrête de me regarder, d'accord ? Je vais bien. Ma parole, tu es pire que ma mère.

— Tu lui as parlé ?

— Je n'ai pas vraiment eu de temps libre, ces derniers jours. Alors, non, je ne lui ai pas parlé.

— Tu devrais.

— Je ne veux pas discuter de ça maintenant.

— Comme tu voudras.

— Assieds-toi et reste tranquille, pour changer. Laisse-moi réfléchir à ce que je peux faire pour t'aider.

Lui montrant l'exemple, elle s'assit en tailleur, le dos contre le vieux cèdre. Il l'imita.

— Et maintenant ?

— Donne-moi une minute. Je ne sais pas trop comment m'y prendre.

Il la regarda entortiller ses boucles blondes autour de son doigt en plissant le front.

— Et si tu essayais de te rappeler ce que tu as fait quand tu as fait trébucher ce gamin qui voulait se jeter sur moi ? suggéra-t-il.

— Dallas n'est pas un gamin, et il pensait que tu m'attaquais.

— Heureusement que ce n'était pas le cas.

— Et pourquoi ça ? lança Lucie.

Rephaïm sourit : elle savait très bien que ce petit n'avait représenté aucune menace pour lui. Cependant ce novice avait un tatouage rouge sur le front, ce qui signifiait qu'il était l'un de ses sujets, et Lucie était d'une loyauté féroce.

— Parce que cela aurait été gênant si j'avais dû me défendre, dit-il en inclinant la tête.

Lucie esquissa un sourire.

— Dallas voulait vraiment me protéger.

— Tu n'as pas besoin de lui, dit Rephaïm sans réfléchir.

Lucie soutint son regard. Il crut lire dans ses yeux de la surprise et peut-être une pointe d'espoir, mais aussi de la peur - il en était sûr. Peur de lui ? Non, elle avait déjà prouvé le contraire. Alors, elle devait craindre quelque chose en elle, quelque chose qu'il avait déclenché.

Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour chasser des pensées trop embarrassantes, puis elle haussa les épaules.

— Tu sais, j'ai eu du mal à convaincre les vampires de la Maison de la Nuit que ce n'était qu'une étrange coïncidence si tu étais tombé du ciel au moment où l'Obscurité s'était manifestée, et que tu ne m'attaquais pas. Maintenant qu'ils savent qu'il y a un Corbeau Moqueur en ville, ils ne veulent pas que je sorte de l'école toute seule.

— Je devrais partir, déclara Rephaïm.

Dès qu'il eut prononcé ces mots, il ressentit un grand vide en lui.

— À l'est.

— À l'est ? Tu veux dite jusqu'à Venise ? Rephaïm, ton père a quitté son corps ! Tu ne peux rien pour lui. Je pense que tu serais plus utile en restant ici et en m'aidant à les ramener, lui et Zoey.

— Tu ne veux pas que je parte ?

Lucie baissa la tête, comme pour examiner le sol.

— C'est dur, pour un vampire, quand la personne avec laquelle il a imprimé est loin, finit-elle par répondre.

— Je ne suis pas une personne.

— Oui, mais on a imprimé quand même, alors cela s'applique à nous deux aussi.

— Alors, je resterai jusqu'à ce que tu me demandes de partir.

Elle ferma les yeux, comme si ces paroles lui faisaient mal, et Rephaïm dut se retenir de la toucher pour la réconforter.

« La toucher ? Je veux la toucher ? »

Il croisa les bras sur sa poitrine, comme pour nier physiquement cette pensée choquante.

— La Terre ! dit-il, rompant le silence qui s'était installé entre eux.

Elle le regarda d'un air interrogateur.

— Tu l'as appelée pour faire trébucher le novice rouge. Le jour où tu as failli mourir sur le toit de la gare, tu lui as demandé de s'ouvrir pour pouvoir échapper à la lumière du soleil. Avant, tu lui avais demandé de refermer le tunnel sous l'abbaye derrière moi. Tu ne peux pas l'appeler maintenant, et lui dire ce que tu veux ?

Elle écarquilla les yeux.

— Tu as raison ! Pourquoi est-ce que je me complique la vie ? Je l'ai fait un million de fois pour d'autres trucs, alors pourquoi pas maintenant ?

Elle tendit les mains, paumes levées vers le ciel.

— Tiens, prends-les.

Il posa ses paumes sur les siennes. Il regarda leurs mains jointes, et il se rendit soudain compte que, à part Lucie, il n'avait jamais touché d'humains, excepté dans un contexte de violence.

Sa peau était chaude, et douce. Ses mots lui parvinrent alors, et ce qu'elle disait se nicha en lui, à un endroit dont il ne connaissait pas l'existence.

— Terre, j'ai une grande faveur à te demander. Rephaïm souffre, et il a du mal à se remettre. Terre, je t'ai déjà emprunté ta force, pour me sauver, pour sauver ceux auxquels je tiens. Cette fois, je voudrais que tu me la prêtes pour aider Rephaïm. Ce n'est que justice. Il est blessé à cause de moi. Soigne-le, s'il te plaît.

À cet instant, le sol se mit à trembler. Lucie émit un petit cri et sursauta.

Rephaïm voulut s'écarter, mais elle serra ses mains.

— Non, ne lâche pas. Tout va bien.

Soudain, de la chaleur irradia dans sa paume. Cela lui rappela la dernière fois qu'il avait appelé le pouvoir immortel du sang de son père, et que l'Obscurité avait répondu à sa place - palpitant dans son corps, soignant son bras et son aile brisés. Il comprit cependant qu'être touché par l'Obscurité et être touché par la Terre étaient deux choses très différentes. Alors que le pouvoir de la première était brut, dévorant, ce qui l'emplissait à présent était comme un vent d'été sous ses ailes. Sa force dans son corps n'en était pas moins impérieuse, mais elle était tempérée par de la compassion - son flux était vivant, sain, ni froid ni violent.

C'était comme un baume se déversant dans ses veines brûlantes et apaisant sa souffrance. Lorsque la chaleur de la Terre atteignit son dos blessé, à la base de ses ailes, son soulagement fut si instantané qu'il ferma les yeux et poussa un long soupir, libéré de sa torture.

L'air était rempli du parfum grisant et réconfortant des aiguilles de cèdre et de l'herbe fraîche.

— Pense à renvoyer l'énergie dans la Terre, dit Lucie d'une voix douce mais insistante.

Il ouvrit les yeux et voulut retirer ses mains, mais elle les serra à nouveau.

— Non, garde les yeux fermés. Reste comme ça, et visualise le pouvoir de la Terre comme une lumière verte qui passe du sol en moi, puis de mes mains aux tiennes. Quand tu sentiras qu'elle a fait son travail, imagine qu'elle quitte ton corps pour retourner dans le sol.

— Pourquoi ? Pourquoi la laisser me quitter ?

— Parce qu'il n'est pas à toi, imbécile ! répondit-elle, et il entendit le sourire dans sa voix. Tu ne peux pas posséder son pouvoir, il appartient à la Terre.

Rephaïm faillit lui dire que c'était ridicule - qu'il ne fallait jamais relâcher le pouvoir qu'on recevait. Qu'il fallait le garder et l'utiliser. Il n'y parvint pas.

Ces mots ne lui paraissaient pas appropriés au moment même où l'énergie de la Terre le remplissait tout entier.

Alors, il suivit le conseil de Lucie. Il imagina l'énergie qui le remplissait comme un trait de lumière verte qui descendait le long de sa colonne vertébrale et pénétrait dans le sol d'où elle était issue. Et, pendant que la chaleur de la Terre le quittait, il dit d'une voix douce : « Merci. »

Il ouvrit les yeux.

— Tu te sens mieux ? demanda Lucie.

— Oui, beaucoup mieux.

Il desserra les doigts, et, cette fois, elle retira ses mains.

— C'est vrai que tu as meilleure mine ! Il n'y a plus de souffrance dans tes yeux.

Il se leva et déplia ses ailes.

— Tu vois ? Je peux faire ça sans que ça me fasse mal.

Toujours assise par terre, elle le regardait, les yeux écarquillés. Elle avait une expression tellement bizarre qu'il baissa automatiquement les bras et replia ses ailes.

— Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

— Je... j'avais oublié que tu avais volé jusqu'au parc, et puis jusqu'au Muséum.

Elle fit un bruit qui aurait pu passer pour un rire si elle ne semblait pas aussi choquée.

— C'est stupide, non ? Comment ai-je pu oublier quelque chose comme ça ?

— C'est parce que tu avais pris l'habitude de me voir brisé, dit Rephaïm, essayant de comprendre pourquoi elle paraissait soudain aussi distante.

— Qu'est-ce qui a guéri ton aile ?

— La Terre.

— Non, pas maintenant. Elle n'était plus cassée quand nous sommes venus ici. La douleur que tu ressentais n'avait rien à voir avec ça.

— Ah, oui. Mon bras et mon aile ont été réparés hier soir.

— Comment ça ?

— J'ai appelé les pouvoirs qui me reviennent par le sang de mon père. Il le fallait, car je t'ai entendue crier mon nom.

Elle cligna des yeux, comprenant enfin.

— Mais, d'après le taureau, tu étais empli de son pouvoir, pas de celui de ton père.

— J'ai fini par comprendre que c'était vrai : je recevais de l'énergie de l'Obscurité.

— Alors, c'est elle qui t'a guéri.

— Oui, et ensuite la Terre a soigné la blessure que l'Obscurité avait laissée dans mon corps.

— OK, bon, d'accord.

Lucie se leva brusquement et épousseta son jean.

— Puisque tu vas mieux, je vais y aller. Comme je te l'ai dit, je ne peux pas quitter trop longtemps la Maison de la Nuit, vu que tout le monde flippe à l'idée qu'il y a un Corbeau Moqueur en ville.

Elle fit un pas en arrière, mais il l'attrapa par le poignet. Elle se dégagea.

— Je dois partir ! lança-t-elle.

— Mais tu reviendras ?

— Il le faut bien ! Je l'ai promis ! hurla-t-elle, et il eut l'impression qu'elle l'avait giflé.

— Je te libère de ta promesse ! Cria-t-il à son tour, furieux que ce petit bout de femme puisse causer un tel tourment en lui.

— Ce n'est pas à toi que j'ai fait cette promesse, alors tu ne peux pas m'en libérer, répliqua-t-elle, les yeux brillants.

Sur ce, elle s'éloigna pour qu'il ne puisse pas voir son visage.

— Ne reviens pas parce que tu t'y sens obligée ! Reviens seulement si tu as envie.

Elle ne se retourna pas.

Rephaïm resta là un long moment. Lorsque le bruit de la voiture de Lucie s'évanouit au bout de la rue, il bougea enfin et, avec un cri de frustration, il s'élança dans le ciel nocturne. Il battait l'air froid de ses ailes massives, s'élevant pour trouver les courants qui le porteraient loin de là.

Le Corbeau Moqueur vira vers l'est, dans la direction opposée à celle qu'avait prise la voiture de Lucie - loin de Tulsa et de la confusion qui régnait dans sa vie depuis qu'elle en faisait partie. Puis il ferma son esprit à tout ce qui n'était pas la joie familière du ciel, et vola.

CHAPITRE DIX-NEUF