Lucie

— Waouh ! On dirait qu'une tornade a ravagé Tulsa ! s'écria Dallas alors que Lucie contournait un enchevêtrement de branches sur la route.

Comme l'entrée du parc était bloquée par un énorme poirier qui avait été coupé en deux, elle se gara à côté.

— Au moins, l'électricité a été rétablie, dit-elle en désignant les lampadaires qui entouraient le parc, éclairant les arbres abîmés par la glace et les buissons d'azalées aplatis.

— Pas partout, fit remarquer Dallas en désignant du menton les jolies petites maisons de l'autre côté de la rue.

Ici et là, des lumières brillaient derrière les fenêtres, prouvant que certains avaient été suffisamment prévoyants pour acheter des générateurs à propane avant la tempête. Mais, dans l'ensemble, tout était sombre, froid et silencieux.

— Ça m'arrange bien, dit Lucie en sortant du véhicule.

Tenant une grande bougie verte de rituel, un bouquet d'herbes séchées et une boîte d'allumettes longues, Dallas la rejoignit.

— Personne ne fera attention à ce que je fais, reprit-elle.

— Tu as tout à fait raison, petite, acquiesça Dallas en passant un bras autour de ses épaules.

— J'adore qu'on me dise que j'ai raison ! soupira-t-elle en plongeant la main dans la poche arrière du jean de son ami, comme elle aimait le faire.

Il l'attira vers lui et embrassa le sommet de son crâne.

— Alors, je te le dirai plus souvent.

— Tu essaies de m'amadouer ? demanda-t-elle en lui souriant.

— Oui ! Est-ce que ça marche ?

— Peut-être.

— Tant mieux.

Ils se mirent à rire. Elle lui donna un petit coup de hanche.

— Tu vois ce grand chêne ? Ça m'a l'air d'être un bon endroit.

— Comme tu veux, petite.

Ils se dirigèrent lentement vers le centre du parc, enjambant les branches tombées par terre et glissant sur les plaques de glace. Lucie pensa qu'elle avait bien fait de le laisser l'accompagner. Peut-être que sa confusion vis-à-vis de Rephaïm venait de ce qu'elle s'était isolée de ses amis et se concentrait trop sur l'étrangeté de leur Empreinte. Après tout, son Empreinte avec Aphrodite lui avait aussi paru trop bizarre, au début. Peut-être avait-elle besoin de temps pour se faire à cette nouveauté.

— Hé, regarde ! fit Dallas, la sortant de ses pensées.

Il désignait le sol au pied du vieux chêne.

— On dirait que l'arbre a formé un cercle pour toi.

— Cool!

L'arbre avait bien résisté à la tempête. Il n'avait perdu que quelques petites branches, qui dessinaient un cercle parfait autour du tronc.

Dallas hésita.

— Je vais rester à l'extérieur, OK ? Il a été formé spécialement pour toi, je ne veux pas le briser.

Lucie le regarda avec reconnaissance. C'était vraiment un mec bien. Il disait toujours des choses gentilles pour qu'elle sache qu'il la comprenait mieux que la plupart des gens.

— Merci. C'est super sympa, Dallas.

Elle se mit sur la pointe des pieds et l'embrassa avec tendresse. Il la serra contre lui.

— À ton service, grande prêtresse.

Son souffle était tiède et sucré ; sur un coup de tête, elle l'embrassa encore, se délectant des picotements que ses baisers provoquaient en elle. Et puis, quand elle le touchait, elle ne pensait pas à Rephaïm.

Elle était franchement essoufflée quand il la relâcha à contrecœur.

Il s'éclaircit la gorge et rit doucement.

— Fais attention, petite. Ça fait longtemps qu'on n'a pas été seuls, toi et moi.

Grisée et de bonne humeur, elle lui fit un grand sourire.

— Trop longtemps,

Il lui adressa une moue adorable, sexy en diable.

— Il faudra qu'on rattrape ça bientôt ! En attendant, au travail !

— Oh, oui. Le travail, le travail, le travail...

— Hé, dit-il, tu es sûre que tu sauras t'y prendre avec ces herbes ? J'étais bon en Charmes et Rituels, et je crois qu'il ne suffit pas de l'enflammer et de l'agiter autour de toi.

Lucie fronça les sourcils et réfléchit.

— Je ne sais pas. C'est un truc amérindien. Zoey a dit que cela attirait les énergies positives.

— Bon, je suppose que Zoey savait ce qu'elle faisait.

Lucie haussa les épaules.

— Oui, et puis ce n'est jamais que de l'herbe qui sent bon, je ne vois pas quel mal ça pourrait causer.

— Et puis, tu es la Fille de la Terre. Tu devrais réussir à le faire.

— Oui. Bon, allons-y, fit Lucie avant de pénétrer dans le cercle.

Elle se dirigea d'un pas assuré vers le nord, puis s'arrêta et ferma les yeux.

Elle savait depuis longtemps que le meilleur moyen de communier avec son élément était d'utiliser ses sens. Alors, elle inspira profondément, vida son esprit de tout ce qui l'encombrait et tendit l'oreille.

Elle écoutait la Terre. Elle entendait le murmure du vent dans les branches, le chant des oiseaux nocturnes, les soupirs du parc se préparant pour une longue nuit d'hiver.

Quand son esprit rut plein des sons de la Terre, elle se concentra sur les odeurs. Elle inhalait les parfums de l'herbe prise au piège de la glace, ceux des feuilles brunies, les effluves uniques de la mousse sur l'écorce du chêne millénaire.

Ensuite, elle imagina le goût riche d'une gousse d'ail et de tomates mûres.

Elle pensa au moment magnifique d'arracher du sol les carottes épaisses et craquantes, nourries par la terre.

Envahie par la générosité de son élément, elle pensa à la douce caresse de l'herbe estivale sous ses pieds, aux pissenlits lui chatouillant les mollets, à la douce pluie de printemps...

Elle laissa son esprit savourer la formidable sensation que provoquait en elle son affinité. La Terre était une mère, une conseillère, une sœur et une amie ; la Terre lui apportait l'équilibre. Quand tout allait mal, elle pouvait compter sur son élément pour la calmer et la protéger.

Elle sourit et ouvrit les yeux, puis se tourna vers la droite.

— Air, je te demande d'entrer dans mon cercle.

Même si elle n'avait pas d'autres bougies, Lucie savait qu'il était important de montrer son respect à chacun des quatre autres éléments. Et, si elle avait de la chance, ils pourraient se manifester et renforcer son cercle. Pivotant autour de son axe, elle continua.

— Feu, je t'invite dans mon cercle. Eau, rejoins-moi. Esprit, honore-moi de ta présence, toi aussi.

Elle aperçut alors un mince fil argenté qui apparut sur le pourtour du cercle.

Elle jeta un coup d'œil à Dallas.

— Hé ! Je crois que ça marche.

— Bien sûr que ça marche, petite. Tu es douée comme grande prêtresse.

Elle aimait que Dallas l'appelle grande prêtresse, et elle souriait quand elle se tourna de nouveau vers le nord. Se sentant fière et forte, elle alluma enfin la bougie verte.

— Terre, je te demande de venir à moi, comme tu le fais toujours, parce que, entre toi et moi, il y a un lien très spécial. Viens à moi, s'il te plaît.

La Terre explosa autour d'elle tel un chiot exubérant. Lucie sentait la douceur d'une nuit d'été, tandis que son élément remplissait l'espace.

— Merci ! s'écria Lucie joyeusement. Tu ne sais pas à quel point c'est important pour moi de pouvoir compter sur toi.

De la chaleur irradiait du sol, et la glace qui le recouvrait craqua et se brisa, les brins d'herbe se libérant temporairement de leur prison hivernale.

Lucie passa le bouquet d'herbes dans la flamme de la bougie, qu'elle posa à ses pieds. Elle souffla doucement dessus pour qu'elles se mettent à fumer, puis elle fit le tour du cercle, agitant le fagot jusqu'à ce que l'air soit empli d'une fumée grise et de l'odeur de la prairie en été.

Ensuite elle reprit la parole.

— D'après mon amie, Zoey Redbird, les herbes attirent l'énergie positive, et j'en ai vraiment besoin ce soir, surtout que c'est pour Zoey que je demande ton aide. Je sais que tu te souviens d'elle. Elle a une affinité avec toi, comme avec tous les autres éléments. Zoey est ma meilleure amie. C'est une fille géniale !

Elle nous représente tous. Alors, nous voulons qu'elle revienne. Elle souffre là où elle est, et ne peut pas s'en aller. Son combattant, un garçon qui s'appelle Stark, va aller la chercher. S'il te plaît, montre-moi comment il peut sauver Zoey.

Elle agita les herbes autour d'elle, et attendit.

Il ne se passa rien.

— Bon, je vais être plus précise, reprit Lucie. Avec le pouvoir de la Terre, et par l'énergie de ces herbes sacrées, j'appelle le taureau blanc d'autrefois. Il me faut savoir comment Stark peut protéger Zoey pendant qu'elle cherche un moyen de rassembler son âme pour revenir dans ce monde.

Soudain, le bouquet d'herbes s'embrasa. Lucie poussa un cri et le laissa tomber. Une fumée s'en élevait, semblable à un serpent. Pressant sa main brûlée contre son corps, Lucie recula en trébuchant.

— Lucie ? Que se passe-t-il ?

Elle entendait Dallas, mais ne pouvait pas le voir : le voile de fumée était trop épais.

— Je ne sais pas ce qui se passe ! s'écria-t-elle, désorientée. L'herbe est devenue bizarre d'un seul coup, et...

A cet instant, le sol se mit à trembler.

— Lucie, il faut que tu sortes de là ! s'écria Damien. Je n'aime pas cette fumée.

— Est-ce que tu sens la Terre bouger ?

— Non. Je ne te vois pas, et j'ai un mauvais pressentiment.

Lucie n'eut pas le temps de répondre : elle sentit une présence. Elle eut une impression d'une familiarité terrifiante, et elle comprit pourquoi : cela lui rappelait le moment où elle avait su qu'elle allait mourir. L'écho de cette terreur la paralysait, si bien que, lorsque le bout de la première corne prit forme, blanche, pointue et menaçante, elle ne put que la fixer du regard en secouant la tête.

— Lucie ! Tu m'entends ?

La voix de Dallas était à peine audible, comme s'il se trouvait à des kilomètres.

La seconde corne se matérialisa et, avec elle, la tête du taureau, blanche et massive, avec des yeux noirs qui luisaient comme un lac sans fond à minuit.

« Aide-moi ! » voulut crier Lucie, mais la peur coinça ces mots dans sa gorge.

— Ça suffît ! Je viens te chercher, même si tu ne le veux pas !

Lucie perçut une vibration quand Dallas atteignit le contour de son cercle. La créature tourna sa grosse tête et souffla de l'air fétide. La nuit frémit.

— Merde ! Impossible d'entrer dans le cercle ! Romps-le et sors de là, Lucie !

— Je... je ne peux pas, bredouilla-t-elle, prise de nausée.

Le taureau était une créature de cauchemar. Sa robe blanche était lumineuse, mais elle n'était pas belle. Sa brillance était visqueuse, sa surface brillante, froide et morte. L'un des énormes sabots fendus se leva et retomba, déchirant la Terre avec une telle cruauté que Lucie ressentit une douleur dans son âme. Elle arracha son regard à celui du taureau pour le poser sur ses sabots. Elle poussa un cri horrifié : tout autour, l'herbe était noircie, et la Terre - son élément - était blessé et saignait.

— Non!

Le barrage de terreur se brisa, laissant s'échapper le cri déchirant.

— Arrêtez ! Vous nous faites mal !

Les yeux noirs du taureau sondèrent les siens. La voix qui emplit la tête de Lucie était basse, puissante, et d'une méchanceté inimaginable.

« Tu as osé m'appeler, vampire, et cela m'a suffisamment amusé pour que je réponde à ta question. Le combattant doit regarder dans son sang pour découvrir le pont menant à l'île des Femmes ; puis il lui faudra se vaincre lui-même pour entrer dans l'arène. C 'est seulement de cette façon qu'il pourra rejoindre sa prêtresse. Ensuite, ce sera son choix à elle de revenir ou non. »

— Ça n'a pas de sens, lâcha Lucie, ravalant sa peur.

« Je me moque de ton avis. Tu m'as appelé, je t'ai répondu. Maintenant, je vais réclamer mon dû en sang. Cela fait, à vrai dire, une éternité que je n'ai pas goûté du délicieux sang de vampire - surtout rempli d'autant d'innocente Lumière. »

Avant que Lucie n'ait eu le temps de réagir, la bête se mit à tourner autour d'elle. Des volutes noires de la fumée qui remplissait l'espace se glissèrent jusqu'à elle. Lorsqu'elles la touchèrent, on aurait dit des lames de rasoir glacées lacérant sa peau.

Sans même y penser, elle hurla :

« Rephaïm ! »

CHAPITRE TREIZE

Rephaïm

Assis sur le balcon, Rephaïm mangeait une pomme en regardant le ciel clair et en essayant d'ignorer la présence agaçante du fantôme de la jeune humaine qui avait développé une réelle fascination à son égard, et qui demandait pour la centième fois.

— Allez ! Dis-moi ! C'est vraiment bien, de voler? Ça a l'air rigolo ! Je n'ai jamais essayé, mais je parie que voler avec ses propres ailes est bien plus marrant que voler dans un avion.

Rephaïm soupira : cette enfant parlait plus que Lucie, ce qui n'était pas peu dire. Devait-il continuer à l'ignorer en attendant qu'elle s'en aille, ou trouver un plan B, puisque cette méthode n'avait pas l'air de fonctionner ? Peut-être faudrait-il qu'il en discute avec Lucie. Une fois de plus, ses pensées revenaient à la Rouge.

— C 'est dangereux, de voler? Je suppose que oui, puisque tu t'es blessé, et je suis sûre que c'est arrivé pendant que tu volais !

Le fantôme était encore en train de monologuer quand la texture du monde changea tout à coup.

Rephaïm perçut quelque chose de familier, et, pendant un moment, crut que son père était revenu.

— Silence ! rugit-il.

Il se leva et se mit à sonder les ténèbres, espérant apercevoir la silhouette de Kalona.

La petite fille poussa un couinement de surprise, recula et disparut. Rephaïm ne lui prêta aucune attention : il était trop absorbé par le flot d'émotions qui se déversait sur lui.

D'abord, il comprit que ce n'était pas Kalona. Oui, ce dernier était redoutable, et il s'était depuis longtemps allié à l'Obscurité, mais cette chose était différente, et beaucoup plus puissante. Rephaïm le devina à l'agitation des êtres mystérieux cachés sous la Terre, les lutins que l'homme moderne avait oubliés. Mais lui qui les connaissait bien perçut leur frémissement dans les profondeurs de la nuit.

Qui avait effrayé le peuple souterrain ?

Alors, la peur de Lucie le frappa de plein fouet. Sa terreur, mêlée à l'excitation des lutins, lui fournit une réponse.

— Par tous les dieux ! souffla-t-il, c'est l'Obscurité elle-même qui est descendue sur le monde !

Il se mit en mouvement sans même s'en rendre compte. Il repoussa la porte d'entrée du manoir délabré de son bras indemne comme si elle était en carton et s'arrêta sur la véranda.

Il ne savait pas où aller.

Une autre vague de terreur brute le submergea. Il sut que Lucie était paralysée par la peur. Une pensée terrible emplit son esprit : « Lucie avait-elle appelé l'Obscurité ? Comment ? Et pourquoi aurait-elle fait une chose pareille ?

»

La réponse à la plus importante de ces trois questions lui vint aussi rapidement qu'il se l'était posée : Lucie ferait tout pour sauvez Zoey.

Son cœur tambourinait ; le sang courait à toute vitesse dans ses veines. Où était-elle ? À la Maison de la Nuit ?

Non, sûrement pas. Elle n'aurait pas appelé l'Obscurité dans une école vouée à la Lumière.

— Pourquoi n'es-tu pas venue me voir ? hurla-t-il dans la nuit, frustré. Je suis un habitué de l'Obscurité, toi pas !

Mais alors même qu'il prononçait ces mots, il admit qu'il avait tort. Lucie avait été touchée par l'Obscurité quand elle était morte.

— Elle a choisi la Lumière, et la Lumière sous-estime toujours la méchanceté de l'Obscurité.

« Le fait que je sois encore en vie en est l'exemple. » Lucie avait besoin de lui ce soir. C'était un fait.

— Lucie, où es-tu ?

« REPHAÏM ! »

Il sursauta quand le hurlement de Lucie résonna autour de lui. Sa voix débordait de désespoir et de souffrance. Cela lui brisa le cœur. Il sentit ses yeux s'enflammer ; il voulait déchirer, détruire tout sur son passage. La rage écarlate qui menaçait de le submerger était une échappatoire attirante. S'il se laissait aller à la colère, il deviendrait plus bête qu'homme, et la peur inhabituelle et désagréable qu'il éprouvait pour elle serait balayée par son instinct et une violence aveugle, qu'il ne pourrait apaiser qu'en attaquant des humains dans n'importe laquelle des maisons obscures autour du musée. Pendant un moment, il serait rassasié. Il ne ressentirait rien.

Alors pourquoi ne pas céder à la rage qui avait si souvent dominé sa vie ? Ce serait plus facile - familier - sûr.

« Si je cède à ma rage, ce sera la fin de mon lien avec la Rouge. » Cette pensée le choqua.

— Non ! cria-t-il, laissant l'humanité l'emporter sur sa bestialité. Si je l'abandonne à l'Obscurité, elle mourra.

Il inspira lentement. Il devait se calmer ! Il devait réfléchir. La brume couleur sang commençait à se dissiper, et son esprit se remit à raisonner. « Je dois me servir de notre lien ! » songea-t-il.

Rephaïm se força à rester immobile. Il savait ce qu'il devait faire.

— J'appelle l'esprit de mes ancêtres, les immortels, que ma naissance me donne le droit de solliciter.

Alors qu'il s'apprêtait à affronter la souffrance que cette invocation allait causer à son corps blessé, il fut surpris de ressentir un afflux d'énergie. Autour de lui, la nuit semblait se dilater, palpiter d'un pouvoir brut très ancien. Cela ne laissait rien présager de bon, mais il s'en servit tout de même, canalisant cette force pour la mêler à celle de son sang, le sang que Lucie partageait désormais avec lui.

Soudain une vague d'énergie le frappa avec une telle violence qu'il tomba à genoux.

Il se rendit compte que quelque chose de miraculeux venait de se produire quand il lança ses deux mains en avant pour se rattraper, et que ses deux bras répondirent -, même celui, cassé, qu'il portait en écharpe.

Tremblant de tout son corps, il ouvrit et referma ses doigts, le souffle coupé.

— Encore ! cria-t-il. Viens à moi !

Une énergie sombre l'envahit de nouveau, un courant de brutalité froide qu'il s'efforça de contenir. Il l'inhala comme s'il s'agissait de l'air d'une soirée d'été, puis il écarta les bras et déplia ses ailes.

Les deux ailes !

— Oui !

Les ombres répondirent à son cri de joie en se tortillant et en frémissant, extatiques.

Il était entier de nouveau ! Il pourrait voler !

Il bondit sur ses pieds. Avec ses ailes noires complètement tendues, on aurait dit la magnifique sculpture d'un dieu revenu à la vie. Le corps vibrant d'excitation, il continua l'invocation. L'air devint écarlate, comme s'il s'était rempli d'une brume de sang phosphorescente. La voix du Corbeau Moqueur résonna dans la nuit.

— Par la volonté immortelle de mon père, Kalona, qui a semé son héritage dans mon corps et dans mon. esprit, j'ordonne à ce pouvoir de me conduire jusqu'à la Rouge - celle qui a goûté mon sang, celle avec qui j'ai imprimé et échangé un serment éternel. Conduis-moi à Lucie !

Le brouillard frémit, puis se déroula comme un ruban de soie écarlate, dessinant un chemin scintillant dans l'air devant lui. Rapide et assuré, Rephaïm s'envola et suivit la trace dessinée par l'Obscurité.

Il la trouva non loin du musée, au milieu d'un parc noyé dans la fumée aux relents de la mort. Alors qu'il se posait en silence, Rephaïm se demanda comment les humains enfermés dans les maisons alentour pouvaient ne pas s'être aperçus de ce qui s'était déchaîné derrière la sécurité trompeuse de leur porte.

À travers les nuages de fumée, noirs et denses. Rephaïm distinguait le sommet d'un vieux chêne sous lequel régnait le chaos. Il ralentit en s'approchant, les ailes toujours dépliées.

Le novice qui se tenait là ne le remarqua pas. Rephaïm se rendit compte qu'il n'aurait probablement pas vu l'arrivée d'une armée : il était trop occupé à donner des coups de poignard à ce qui devait lui apparaître comme un cercle d'obscurité transformé en mur.

Rephaïm, lui, comprenait bien mieux l'Obscurité. II contourna le garçon et se dirigea vers la partie nord du cercle. Il ne savait pas si c'était son instinct ou l'influence de Lucie qui l'avait attiré là et se demanda brièvement si les deux n'étaient pas en train de devenir une seule et même chose.

Il s'arrêta et replia ses ailes avec soin. Puis il leva la main et s'adressa doucement au brouillard écarlate :

— Enveloppe-moi. Permets-moi de franchir cette barrière.

Il referma son poing sur l'énergie palpitante qui s'était rassemblée là, puis dispersa la brume sur son corps.

Il s'attendait à souffrir : l'obéissance de ce pouvoir immortel avait toujours un prix. Souvent, c'était la douleur. Cette fois, la souffrance le brûla comme de la lave, mais il l'accueillit avec joie car cela signifiait que son ordre avait été accompli.

Il rassembla ses forces et, couvert par la puissance du sang de son père, il fit un pas en avant. Le mur d'obscurité s'ouvrit devant lui.

Il fut aussitôt submergé par l'odeur du sang de Lucie et celle de la mort et de la pourriture.

— S'il vous plaît, arrêtez ! gémissait la Rouge. Tuez-moi si vous voulez, mais ne me touchez plus !

Rephaïm ne la voyait pas, mais elle paraissait épuisée. Rapidement, il poussa un peu de la brume écarlate qui l'enveloppait dans sa direction.

— Va à elle, redonne-lui de l'énergie, murmura-t-il.

Lucie poussa un cri, et il lui sembla qu'elle avait prononcé son nom. Alors, les ténèbres s'écartèrent, révélant un spectacle que Rephaïm n'oublierait jamais, même s'il devait vivre aussi longtemps que son père.

Lucie se tenait au milieu du cercle, les yeux vides. Son jean était en lambeaux. Des fils noirs et poisseux s'enroulaient autour de ses jambes, lui entaillant la peau. Du sang coulait de sa chair. Sous les yeux de Rephaïm, un autre fil jaillit de la fumée épaisse et la fouetta à la taille. Elle geignit et sa tête dodelina.

C'est à ce moment-là que la bête apparut. Dès qu'il la vit, Rephaïm eut la certitude qu'il regardait l'Obscurité. Elle souffla dans un bruit assourdissant, et cracha du sang, du mucus et de la fumée, elle déchira la Terre avec ses sabots.

Puis elle s'avança vers Lucie ; sa robe blanche, qui évoquait le clair de lune dans une crypte, faisait penser à la mort. La créature était si grande qu'elle dut pencher la tête pour lécher le sang sur la taille de Lucie. Le cri de Rephaïm fît écho à celui de Lucie.

— Non!

Le taureau se tourna vers l'intrus ; ses yeux sans fond soutinrent le regard de Rephaïm.

« Cette nuit est de plus en plus intéressante. »

Ces paroles grondèrent dans l'esprit de l'Oiseau Moqueur, tel un coup de tonnerre. Il ravala sa peur alors que le taureau faisait quelques pas vers lui, les naseaux dilatés faisant trembler le sol.

« Je sens l'Obscurité sur toi »

— Oui, répondit Rephaïm, qui essayait d'ignorer les battements terrifiés de son cœur. Je vis depuis longtemps avec elle.

« Étrange, alors, que je ne t'aie jamais vu. J'ai connu ton père, cependant. »

— C'est grâce au pouvoir du sang de mon père que j'ai pu ouvrir le rideau noir et me présenter devant toi, fit Rephaïm.

Il gardait les yeux fixés sur le taureau, mais ses pensées étaient tournées vers Lucie, en sang, vulnérable.

« Vraiment ? Je pense que tu mens, homme-oiseau. »

Même si la voix qui résonnait dans son esprit n'avait pas changé, Rephaïm percevait sa colère. Gardant son calme, il passa un doigt sur sa poitrine et arracha une ligne de brume rouge. Puis il leva la main, comme s'il faisait une offrande au taureau.

— Voici ce qui m'a permis de pénétrer dans le cercle. Le sang immortel de mon père m'autorise à utiliser cette force,

« Il est vrai que le sang de cet homme coule dans tes veines, Mais le pouvoir qui circule dans ton corps et qui t'a permis de franchir cette barrière, a été emprunté. »

La peur courut sur la colonne vertébrale de Rephaïm. Il pencha la tête en signe de respect et de reconnaissance.

— Alors, je te remercie, même si je ne l'ai pas appelé. Je n'ai invoqué que celui de mon père, car c'est le seul que j'ai le droit de commander.

« J'entends la vérité dans tes mots, fils de Kalona. Mais pourquoi vouloir venir ici ? Qu'est-ce que toi ou ton père avez à faire avec l'Obscurité, ce soir? »

Rephaïm se figea, mais son cerveau tournait à toute allure. Gonflé d'une force qui n'était pas la sienne, il savait que, même si c'était grâce au pouvoir de cette créature qu'il avait pu rejoindre Lucie, l'Obscurité n'allait pas l'aider à la sauver.

Son père lui-même ne pourrait combattre ce taureau, l'incarnation du mal.

Alors, Rephaïm puisa dans les seules ressources qu'il lui restait - les vestiges de l'humanité que lui avait transmis sa mère, une simple mortelle. Il répondit à la bête avec honnêteté :

— Je suis là parce qu'elle est là, et qu'elle m'appartient.

Sans quitter le taureau des yeux, il désigna Lucie de la tête.

« Je la sens sur toi, dit le taureau en faisant un autre pas vers lui, ce qui fit trembler la Terre. Elle t'appartient peut-être, mais elle a eu l'insolence de m'invoquer. Ce vampire a requis mon aide, et je la lui ai donnée. Comme tu le sais, elle doit en payer le prix. Pars, homme-oiseau, et je te laisserai la vie sauve. »

— Va-t'en, Rephaïm, supplia Lucie.

Sa voix était faible, mais son regard était lucide et fixe.

— Ce n'est pas comme sur le toit, reprit-elle. Tu ne peux rien pour moi. Va-t'en.

Rephaïm ne bougea pas. Quelques jours plus tôt, il n'aurait jamais pu imaginer une situation dans laquelle il affronterait l'Obscurité, se portant au secours d'un vampire. À présent, alors qu'il regardait les yeux bleus et doux de Lucie, il voyait un monde entièrement nouveau - un monde où cette étrange jeune fille était son cœur, son âme, sa vérité.

— S'il te plaît, fît Lucie. Ne le laisse pas te blesser, toi aussi.

Ce furent ces mots - des mots sincères, altruistes, qui venaient du fond du cœur - le confortèrent dans sa décision. Il se tourna vers le taureau.

— J'ai dit qu'elle m'appartenait. Tu la sens sur moi, tu sais que c'est vrai.

Alors, je veux payer sa dette à sa place.

— Non ! hurla Lucie.

« Réfléchis bien avant de faire une telle proposition, fils de Kalona. Je ne la tuerai pas. C'est une dette de sang, pas une dette de vie. Je te rendrai ton vampire quand je me serai rassasié. »

Ses paroles révoltèrent Rephaïm. L'Obscurité allait se nourrir du sang de Lucie ! Elle allait lécher sa peau déchirée et goûter son sang salé, cuivré - leur sang, mêlé lors de l'Empreinte.

— Je paierai sa dette, répéta-t-il avec force.

« Comme tu voudras homme-oiseau, fit la bête. Comme ton père, tu as choisi de défendre un être qui ne te donnera jamais ce que tu désires le plus.

Cependant j'accepte que tu t'acquittes de sa dette. Relâchez-la !»

Les fils noirs coupants comme des lames de rasoir se détachèrent du corps de Lucie, qui s'effondra dans l'herbe trempée de sang.

Avant que Rephaïm ne puisse se porter à son aide, un fil noir, tel un cobra, jaillit de la nuit avec une rapidité surnaturelle et s'enroula autour de sa cheville.

Le Corbeau Moqueur ne hurla pas. Malgré la douleur aveuglante, il lança :

— Lucie, retourne à la Maison de la Nuit !

Elle tenta de se lever, en vain : épuisée, elle glissa dans son propre sang et retomba à terre en pleurant doucement. Leurs yeux se croisèrent, et Rephaïm se précipita vers elle, déterminé à la faire sortir du cercle.

Un autre fil fusa et emprisonna son bras tout juste guéri, déchirant profondément le muscle, puis un autre. Le Corbeau Moqueur ne put retenir un cri d'agonie quand il lui cisailla la base des ailes, le plaquant au sol.

— Rephaïm ! sanglota Lucie.

À cet instant, le sol trembla sous les sabots du taureau. Rephaïm tourna la tête et vit que Lucie rampait dans sa direction. Il voulait lui dire d'arrêter - la convaincre de s'enfuir. Mais, alors que la langue de la bête touchait la plaie sur sa cheville, provoquant une douleur cuisante, il se rendit compte que Lucie n'essayait pas de venir vers lui. Elle se tenait à quatre pattes, les bras tremblants.

Son corps saignait toujours, mais son visage reprenait des couleurs.

« Elle puise de l'énergie dans la Terre ! » songea Rephaïm avec un immense soulagement : cela lui donnerait assez de force pour sortir du cercle et aller se mettre à l'abri. »

« J'avais oublié à quel point le sang immortel était délicieux, dit le taureau, soufflant son haleine fétide au visage de Rephaïm. Rien à voir avec celui du vampire ! Je pense que je vais beaucoup boire, fils de Kalona. Après tout, tu as emprunté le pouvoir de l'Obscurité ce soir, alors ta dette est plus grande que la sienne. »

Rephaïm ne regarda pas la créature. Retenu par les fils, il ne quittait pas Lucie des yeux alors que le taureau commençait à lécher la blessure à la base de ses ailes.

Il n'avait jamais ressenti une telle souffrance. Il ne pouvait s'empêcher de hurler. Le regard de Lucie était tout ce qui le rattachait à la conscience alors que l'Obscurité se nourrissait de lui.

Lorsque la Rouge se leva et tendit les bras en l'air, il crut qu'il hallucinait, tant elle semblait forte, puissante, et en colère. Elle brandissait un bouquet d'herbes fumantes.

— Je l'ai eut une fois, lâcha-t-elle. Je peux le refaire.

Sa voix semblait venir de très loin, mais elle était claire. Rephaïm se demandait pourquoi le taureau ne réagissait pas quand les gémissements de plaisir de la créature et la douleur perçante qui irradiait dans son dos lui donnèrent la réponse. La bête était toute à sa besogne ; de plus, elle ne considérait pas Lucie comme une menace.

« Qu'elle continue ! Que la Rouge puisse s'échapper ! » pria Rephaïm en silence.

— Mon cercle n'est pas brisé, dit Lucie distinctement. Rephaïm et ce taureau répugnant sont venus parce que je les ai appelés. Alors, j'appelle cette fois, par le pouvoir de la Terre, l'autre taureau, celui qui combat le mal. Je paierai le prix qu'il faudra pour qu'il laisse mon Corbeau Moqueur en paix !

Rephaïm sentit que la créature avait cessé de boire. Soudain un éclair de lumière transperça les ténèbres. Lucie écarquilla les yeux et, chose étonnante, frappa dans ses mains en riant.

— Oui ! s'écria-t-elle. Je paierai le prix. Tu es tellement beau !

Le taureau blanc gronda. Aussitôt des fils coupants se dirigèrent vers Lucie.

Rephaïm ouvrit la bouche pour la prévenir, mais Lucie pénétra dans la lumière.

Il y eut un coup de tonnerre, puis un autre éclair aveuglant, et un énorme taureau apparut, aussi noir que l'autre était blanc. Sa robe avait la couleur d'un ciel nocturne plein de poussière d'étoiles aussi brillantes que des diamants -

profonde, mystérieuse, magnifique.

Pendant un moment, son regard croisa celui de Rephaïm, et le Corbeau Moqueur resta sous le choc. Il n'avait jamais vu autant de bienveillance ; il ne savait pas qu'une telle bonté existait.

« J'espère qu'elle n'a pas fait le mauvais choix, dit la créature de lumière d'une voix aussi basse que celle de l'autre taureau, mais emplie de compassion.

Car, elle a payé le prix. »

Sur ce, elle baissa la tête et chargea le taureau blanc, le projetant loin du corps de Rephaïm. Il y eut un fracas assourdissant, puis un silence profond s'abattit sur le parc.

Les fils noirs s'évanouirent comme la rosée au soleil. Pendant que la fumée se dissipait. Dallas pénétra en courant dans le cercle, son poignard à la main.

— Recule, Lucie. Je vais le tuer !

Lucie se pencha et murmura :

— Terre, fais-le trébucher.

Rephaïm vit le sol se soulever sous les pieds du garçon, et le novice tomba lourdement.

— Rephaïm, tu peux voler ? demanda la Rouge.

— Je crois, oui.

— Alors, retourne au Gilcrease. Je viendrai te voir plus tard.

Le Corbeau Moqueur hésita : allait-elle vraiment bien après ce qu'elle avait subi ?

— Ça va. Promis, dit Lucie, comme si elle lisait dans ses pensées. Va-t'en.

Rephaïm se remit sur ses pieds. Avec un dernier regard à Lucie, il déplia ses ailes et força son corps meurtri à s'élever dans le ciel.

CHAPITRE QUATORZE