Stark

Stark recula, brandissant instinctivement son épée, ce qui dévia le coup fatal de son double.

— Pourquoi tu fais ça ? cria-t-il.

— Je te l'ai déjà dit. Tu ne pourras entrer ici qu'en me tuant, et je ne veux pas mourir.

Ils se tournaient autour, méfiants.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Tu es moi. Comment pourrais-tu mourir ?

— Je suis une partie de toi, déclara l'autre, le visage dur. La partie méchante.

Ou tu es une partie de moi, la bonne, et je déteste dire ça. Alors, ne sois pas aussi stupide. Repense à toi avant que tu ne deviennes une poule mouillée et que tu te mettes au service de cette petite garce. On se connaissait beaucoup mieux à l'époque !

Il souriait avec cruauté, ce qui rendait ses traits à la fois familiers et étrangers.

— Tu es ce qu'il y a de mauvais en moi...

— Mauvais ? Tout dépend du point de vue, tu ne crois pas ? Moi, je ne me trouve pas si mauvais que ça, dit l'apparition en riant. Ce qualificatif est loin de décrire tout mon potentiel. Mon monde est rempli de choses qui dépassent ton imagination.

Stark secoua la tête, ne voulant accepter ce qu'il entendait, et sa concentration diminua. L'autre frappa de nouveau, entaillant son biceps droit. Stark leva son épée, surpris de sentir une étrange brûlure, mais pas de souffrance.

— Ça ne fait pas très mal, hein ? C'est parce que la lame est très aiguisée.

Mais fais attention, tu saignes. Beaucoup. D'ici peu, tu n'arriveras plus à tenir ton arme. Alors, tu seras cuit, et je me débarrasserai de toi une bonne fois pour toutes. Mais d'abord, on jouera un peu. Ce sera marrant, de te découper morceau par morceau, jusqu'à ce que tu ne sois plus qu'une carcasse ensanglantée à mes pieds.

Stark tituba. Son double avait raison : il faiblissait. Il devait se battre - il devait se battre maintenant. S'il restait sur la défensive, il mourrait.

Mû par l'instinct, il s'élança en avant et frappa son image. Mais celle-ci parait facilement ses assauts. Puis, comme un cobra, elle attaqua à son tour, perça les défenses de Stark et le blessa à la cuisse.

— Tu ne peux pas me battre. Je connais tous tes coups. Je suis tout ce que tu n'es pas. Ces histoires de bonté t'ont ramolli ! C'est pour ça que tu ne pouvais pas protéger ta Zoey. L'aimer t'a rendu faible.

— Non ! Aimer Zoey est la meilleure chose qui me soit arrivée.

— Oui, ce sera la dernière...

Soudain, Stark se retrouva dans son corps. Il ouvrit les yeux et vit Seoras au-dessus de lui, poignard dans la main, l'autre posée sur son front.

— Non ! Il faut que j'y retourne ! s'écria-t-il.

Il avait l'impression d'être en feu. La douleur dans ses flancs était incroyable -

sa puissance envoyait de l'adrénaline dans tout son corps. Son premier instinct lui de bouger. De se battre !

— Non, mon garçon. Rappelle-toi que tu ne peux pas bouger, dit Seoras.

Le souffle court, Stark se força à rester immobile.

— Renvoyez-moi là-bas. Je dois y retourner.

— Stark, écoute-moi, dit Aphrodite en se penchant sur lui. La clé, c'est Heath. Tu dois lui parler avant de voir Zoey. Dis-lui qu'il doit avancer. Il doit laisser Zoey seule dans l'au-delà, sinon elle ne reviendra jamais.

— Quoi ? Aphrodite ?

Elle lui prit le bras et approcha son visage du sien. Il vit le sang dans ses yeux et comprit qu'elle avait eu une vision.

— Fais-moi confiance. Trouve Heath et fais-le partir. Sinon, personne ne pourra arrêter Kalona et Neferet. Est tout sera fini.

— S'il veut y retourner, c'est maintenant, annonça Seoras.

— Renvoie-le, dit Sgiach.

Le champ de vision de Stark vira au gris, et il résista alors qu'il se sentait partir.

— Attendez ! Dites-moi comment je peux me combattre moi-même.

— Ah, c'est très simple. Le combattant en toi doit mourir pour donner naissance au shaman.

Stark n'aurait su dire si les paroles de Seoras étaient une réponse à sa question, ou si elles remontaient de sa mémoire, et il n'eut pas le temps de le découvrir. En un clin d'œil, le gardien prit sa tête comme dans un étau et lui passa la lame sur les paupières.

Dans un éclair aveuglant, Stark se retrouva face à lui-même, comme s'il ne s'était jamais absenté. Quoique désorienté par la souffrance causée par cette dernière blessure, il se rendit compte qu'il se défendait plus facilement contre les attaques de son reflet. C'était comme si cette mutilation avait révélé les lignes menant jusqu'au cœur de l'autre, dont Stark n'avait pas eu conscience auparavant, et que son double ne connaissait peut-être pas. Si c'était le cas, il avait une chance, une toute petite chance.

— Je peux m'amuser comme ça toute la journée. Pas toi, ricana le Stark aux yeux rouges en riant avec arrogance.

Alors qu'il riait, Stark s'élança, suivant une ligne de frappe que la douleur lui avait fait découvrir, et touchai l'autre à l'avant-bras.

— Putain ! Tu m'as fait saigner ! Je ne t'en pensais pas capable !

— C'est un de tes problèmes. Tu es beaucoup trop arrogant.

Stark décela une légère hésitation chez son adversaire, et il suivit son intuition.

— Non, ce n'est pas toi qui es arrogant. C'est moi. Je suis arrogant.

Son image baissa un peu la garde. Stark s'en aperçut et il continua.

— Je suis égoïste, aussi. C'est pour ça que j'ai tué mon mentor. J'étais trop égoïste pour laisser quiconque me battre à quoi que ce soit.

— Non ! hurla son double. Ce n'est pas toi, c'est moi !

Voyant une ouverture, Stark frappa de nouveau, touchant son adversaire au flanc.

— Tu te trompes, et tu le sais. Tu es ce qu'il y a la mauvais en moi, mais tu es toujours moi. Le combattant que je suis ne pouvait pas l'admettre, mais le shaman en moi commence à le comprendre.

Tout en parlant, il soumettait son reflet à une pluie de coups.

— Nous sommes arrogants. Nous sommes égoïstes. Parfois, nous sommes mesquins. Nous avons un sale caractère, et nous sommes rancuniers.

Ses mots parurent atteindre son adversaire, qui répliqua avec une rapidité incroyable, attaquant Stark avec une technique et une détermination impressionnantes.

« Oh, déesse, non. Faites que je n'aie pas tout gâché », pria le combattant-shaman.

Alors qu'il essayait de repousser ces assauts, il se rendit compte qu'il réagissait de façon trop prévisible, trop rationnelle. S'il voulait gagner, il lui fallait faire quelque chose à quoi l'autre ne s'attendait pas.

« Je dois lui donner une ouverture. »

Stark sut avec certitude qu'il tenait là la solution. Il fit semblant de baisser sa garde sur la gauche. L'autre plongea aussitôt en avant, se rendant, l'espace d'un instant, encore plus vulnérable que lui-même. Avec une férocité dont il ne se serait pas cru capable. Stark écrasa la poignée de son épée sur le crâne de son double. Celui-ci tomba à genoux en haletant.

— Alors, maintenant tu vas me tuer, entrer dans l'au-delà et ramener la fille, souffla-t-il.

— Non. Maintenant, je vais t'accepter, parce que, si sage et bon que je devienne, tu seras toujours en moi.

Ils se regardèrent dans les yeux. Soudain, son « moi » détestable laissa tomber son épée et se précipita en avant, s'empalant sur celle de Stark.

Le cœur de Stark se serra. Il s'était tué !

— Non ! cria-t-il.

Son image sourit d'un air entendu.

— On se reverra, combattant, murmura-t-il, ses lèvres tachées de sang. Plus tôt que tu ne le crois.

Stark retira l'épée de la poitrine du mourant, qui tomba à genoux.

Le temps sembla s'arrêter pendant que la lumière divine du royaume de Nyx faisait luire sa lame. Tout à coup, Seoras apparut à côté des deux garçons.

Il prit la parole sans quitter l'arme des yeux.

— Tu as choisi de te dévouer à un As, une bann ri, ta reine. Cette épée forgée dans le sang brûlant sera ta claymore de gardien. Sa lame est tellement aiguisée qu'elle tranche sans faire mal, et celui qui la maniera frappera sans pitié, sans crainte ni indulgence ceux qui essaieront de salir notre grande lignée.

Comme hypnotisé, Stark fit tourner l'épée entre ses mains. Les pierres précieuses incrustées dans la poignée miroitèrent.

— Ces cinq cristaux, expliqua Seoras, battent constamment au rythme du cœur du gardien, s'il est un combattant qui place l'honneur au-dessus de la vie.

Es-tu ce combattant, mon garçon ? Seras-tu un vrai gardien ?

— Je veux l'être, répondit Stark, s'efforçant de percevoir ce pouls magique.

— Alors, tu devras toujours agir avec dignité et envoyer celui que tu auras vaincu dans un endroit meilleur. Si ton sang, ton âme et ton esprit sont vrais, tu accepteras et exécuteras ce devoir avec facilité. Mais sache que tu ne pourras pas revenir en arrière, car tels sont la loi et le sort du pur gardien, sans rancune, sans méchanceté, sans préjugé ni vengeance ; une foi infaillible en l'honneur sera ta seule récompense, sans garantie d'amour, de bonheur ou de gain.

Stark lut une résignation infinie dans le regard de Seoras.

— Tu porteras ce fardeau pour l'éternité. Maintenant, tu connais la vérité.

Décide, mon fils.

À cet instant, l'image de Seoras se dissipa, et le temps reprit son cours. Stark fixa son autre moi qui, agenouillé devant lui, le regardait avec crainte et résignation.

« Mourir avec honneur. »

Pendant qu'il pensait à ces mots, la poignée de la claymore se réchauffa et se mit à palpiter au rythme des battements de son cœur. Il referma les deux mains sur elle, se délectant de cette sensation.

Alors, le poids de l'épée devint une force de vie, le remplissant d'une puissance et d'un savoir magnifiques et terribles. Sans réfléchir, sans éprouver aucune émotion, il asséna le coup fatal à son double, le coupant en deux du crâne à l'entrejambe. Il y eut un gros soupir, puis le corps disparut.

Soudain, il prit conscience de sa brutalité et tomba à genoux, lâchant l'épée.

— Déesse ! haleta-t-il. Comment puis-je faire une chose pareille, et être honorable ?

L'esprit tourbillonnant, il inspecta sa peau, s'attendant à y voir des plaies béantes et du sang. Il se trompait. Il n'avait aucune blessure physique. La seule qu'il lui restait était le souvenir de ce qu'il avait fait.

Comme indépendamment de sa volonté, sa main trouva la poignée de l'épée.

Repassant dans son esprit le coup qu'il avait porté, Stark serra son arme avec force, réconforté par sa chaleur et l'écho des battements de son cœur.

— Je suis un gardien, murmura-t-il.

Alors, il s'accepta vraiment et, enfin, comprit. Il ne s'agissait pas de tuer le mal qu'il portait en lui, mais de le contrôler. C'était ce que faisait un vrai gardien. Il ne rejetait pas la brutalité, il lui opposait l'honneur.

Stark pencha la tête et l'appuya sur la claymore.

— Zoey, mon As, ma bann ri shi, ma reine - je choisis de suivre la voie de l'honneur. C'est le seul moyen pour que je sois le combattant dont tu as besoin.

Je le jure.

Son serment flottait encore dans l'air quand l'arche qui marquait la frontière de l'au-delà de Nyx disparut, tout comme l'épée, le laissant seul, à genoux devant le bois de la déesse et la beauté éthérée de l'arbre à souhaits.

Il se releva avec difficulté et se dirigea automatiquement vers le bois. Il n'avait qu'une pensée en tête : la trouver - sa reine, sa Zoey.

Non. Il s'y prenait mal. Il ralentit, puis s'arrêta.

Ce n'était pas Zoey qu'il était censé trouver. C'était Heath. Aphrodite avait beau être insupportable, il savait que ses visions étaient réelles. Qu'est-ce qu'elle avait dit, déjà ? Quelque chose sur Heath, qui devait avancer pour que Zoey puisse revenir.

Stark réfléchit. Si douloureux que ce soit, il comprenait pourquoi ce qu'avait vu Aphrodite était la vérité. Zoey connaissait Heath depuis qu'elle était petite.

Elle l'avait vu mourir, et cela lui avait fait tant de mal que son âme s'était brisée.

Si elle pouvait être entière, ici, avec Heath...

Il regarda autour de lui. Le royaume de Nyx était incroyable. Stark devinait que le bois était immense, et se doutait que l'au-delà n'avait pas de limites.

Mais, en toute honnêteté, le bois lui suffisait, vert et accueillant, un refuge rêvé pour son esprit. Oubliant un instant ses responsabilités de gardien de Zoey, et sachant que sa quête était loin d'être terminée, il voulait y entrer, inspirer à fond, et se laisser envahir par sa paix. Il ne lui manquait que la présence de Zoey pour qu'il se sente heureux.

« Comme Zoey ! songea-t-il. Maintenant qu'elle a retrouvé Heath, elle voudra rester. »

Stark se passa la main sur le visage. Cela lui brisait le cœur - mais il devait se rendre à l'évidence : Zoey aimait Heath, peut-être plus qu'elle ne l'aimait, lui.

Il se secoua. L'amour qu'elle éprouvait pour Heath n'avait pas d'importance.

Zoey devait revenir, sinon le monde ressemblerait à la vision d'Aphrodite. Et si Heath n'était plus là, il arriverait sans doute à la convaincre de repartir avec lui.

Zoey était comme ça : elle se souciait plus de ses amis que d'elle-même.

Voilà pourquoi Heath devrait la quitter, et pas l'inverse. Il lui faudrait donc le trouver et le convaincre d'abandonner la seule fille qu'il ait jamais aimée. Pour toujours.

« Impossible ! » se dit-il.

Tout comme se vaincre lui-même et accepter tout ce que cela signifiait ?

« Réfléchis, bon sang ! Pense comme un gardien, pas comme un ado stupide.

»

Oui, il allait chercher Zoey. Heath serait là, lui aussi. Il regarda l'arbre à souhaits. Il était plus grand que celui de Skye, et les morceaux de tissu attachés à ses branches ne cessaient de changer de couleur et de forme, tout en s'agitant doucement dans la brise tiède.

L'arbre à souhaits parlait de rêves, de vœux et d'amour. Or il aimait Zoey.

Il ferma les yeux et se concentra sur elle - sur l'amour qu'il lui portait, sur la douleur que lui causait son absence.

Le temps passa.. , des minutes, peut-être des heures. Rien. Rien du tout. Pas même une vague idée de l'endroit où elle pouvait se trouver. Il ne sentait pas sa présence.

« Tu ne peux pas abandonner ! Pense comme un gardien », se répéta-t-il.

Si l'amour ne le conduisait pas jusqu'à Zoey, qu'est-ce qui le ferait ? Qu'y avait-il de plus fort que l'amour ?

Surpris, il se rendit compte qu'il connaissait déjà la réponse. On la lui avait fournie en même temps que son titre de gardien et que la claymore magique.

— Pour un gardien, l'honneur est plus fort que l'amour.

À peine avait-il prononcé ces mots qu'un fin ruban doré apparut dans l'arbre.

Sa lueur lui rappela le torque en or jaune que Seoras portait au poignet. Lorsque le ruban se dénoua et s'envola en direction du bois, Stark n'eut aucune hésitation.

Se fiant à son instinct, il se lança à sa poursuite.

CHAPITRE VINGT-SEPT