Lucie

— Bon, ça commence à m'agacer, dit Lucie en donnant un coup de pied dans une énième canette de soda.

— C'est une vraie décharge ici, grimaça Kramisha.

— Si je me salis, je sens que je vais m'énerver, dit Vénus.

— Te salir, toi ? lança Kramisha. Tu as vu ce qu'ils ont fait de ma chambre ?

— Arrêtez et essayez de vous concentrer ! lança Dallas en laissant traîner sa main sur le mur.

Plus ils s'approchaient de la cuisine, plus il était agité.

— Dallas a raison, dit Lucie. D'abord, on doit les mettre dehors, et ensuite, on fera le ménage ici.

— Certains magasins ont encore le numéro de la carte bleue d'Aphrodite dans leurs dossiers, dit Kramisha.

— Ouf ! Voilà qui permettra de réparer les dégâts, fit Vénus, visiblement soulagée.

— Ma pauvre Vénus, tu aurai besoin de bien plus qu'une carte bleue pour réparer les dégâts, dit une voix dégoulinant de sarcasme. Regarde-toi : tu es docile et barbante. Et moi qui pensais que tu avais du potentiel !

Tout le monde se figea.

— Moi, docile et barbante ? siffla Vénus. Alors, pour toi, être cool, ça revient à égorger les gens ? C'est répugnant !

— Hé, ne critique pas ce que tu n'as jamais essayé, dit Nicole en repoussant la couverture qui servait de porte entre le couloir et la cuisine.

Sa silhouette se découpait sur la lumière brillant à l'intérieur. Elle avait l'air plus fine, plus dure que dans le souvenir de Lucie. Starr et Kurtis se tenaient derrière elle ; plus loin, une bonne dizaine de novices aux yeux rouges les regardaient d'un air mauvais.

Lucie fit un pas en avant. Nicole la défia du regard.

— Je vois que tu as encore envie de jouer ?

— Je ne joue pas, Nicole. Et toi aussi, tu vas arrêter de jouer !

— Tu n'as pas à nous dire ce qu'on doit faire ! explosa Nicole.

Starr et Kurtis montrèrent les crocs et rugirent, imités par les autres.

Alors, Lucie la vit. Elle flottait sous le plafond, au-dessus des novices rebelles, tel un nuage, un fantôme menaçant.

L'Obscurité...

Elle ravala sa peur et se concentra. Il fallait qu'elle mette un terme à tout ça, avant que l'Obscurité ne renforce encore son emprise sur eux.

Elle inspira profondément.

— Terre, viens à moi !

Elle sentit le sol sous ses pieds se réchauffer, et elle le tourna vers Nicole.

— Comme toujours, tu te trompes, Nicole. Je n'ai pas l'intention de te dire ce que vous devez faire, déclara-t-elle d'une voix calme.

Elle devina aux yeux écarquillés de Nicole qu'elle devait avoir pris la même couleur verte que tout à l'heure, et elle leva les mains en l'air, attirant encore plus d'énergie.

— Je vais vous donner le choix, et vous en subirez les conséquences.

Comme nous tous.

— Et si vous filiez à la Maison de la Nuit, bande de mauviettes, retrouver ces minables qui se font appeler vampires ?

— Ho ! Je ne suis pas une mauviette, dit Dallas en se rapprochant de Lucie.

— Moi non plus, gronda Johnny B.

— Nicole, je ne t'ai jamais beaucoup aimée. J'ai toujours supposé que tu étais une garce. Maintenant, j'en suis sûre, dit Kramisha en faisant elle aussi un pas vers Lucie. Et je déteste ta façon de parler à notre grande prêtresse.

— Je n'en ai rien à foutre, de ce que tu aimes ou pas. Et ce n'est pas ma grande prêtresse ! hurla Nicole en postillonnant.

— Beurk ! fit Vénus. Ça t'enlaidit drôlement, de jouer la méchante.

— Le pouvoir n'est jamais laid, et j'ai du pouvoir ! cracha Nicole.

Lucie n'avait pas besoin de lever les yeux pour savoir que l'Obscurité tapie contre le plafond de la cuisine était de plus en plus épaisse.

— OK, ça suffit ! lança-t-elle. De toute évidence, tu es incapable d'être gentille, alors je dois accomplir mon devoir. Voilà ce que j'ai à vous dire.

Elle regarda les novices regroupés derrière la meneuse, espérant de tout son cœur qu'elle parviendrait à toucher au moins l'un d'eux.

— Vous pouvez embrasser la Lumière. Alors, vous choisirez le bien et la déesse, et vous resterez ici avec nous. Nous reprendrons les cours à la Maison de la Nuit dès lundi, mais nous vivrons au sein de la Terre, là où nous nous sentons bien. En revanche, si vous choisissez l'Obscurité...

Nicole sursauta quand Lucie nomma le mal.

— Oui, je suis au courant, continua Lucie. Et je vous assure que s'y frotter est une grave erreur. Mais si c'est votre choix, vous devrez partir, et ne jamais revenir.

— Tu ne peux pas nous forcer à faire ça ! s'écria Kurtis.

— Oh si ! répondit Lucie.

Elle leva les mains.

— Et je ne serai pas la seule. Lenobia va parler de vous au conseil supérieur.

Vous serez officiellement bannis de toutes les Maisons de la Nuit du monde.

— Hé, Nicole, c'est vrai que tu as une sale tête ! dit Kramisha. Comment te sens-tu ? Combien d'entre vous toussent et perdent des forces ? Ça fait un moment que vous n'avez pas été en compagnie de vampires , n'est-ce pas ?

— Oh déesse ! s'exclama Lucie. J'avais complètement oublié ça. Alors, lequel de vous veut mourir, une fois encore ?

— Oui, vous risquez de mourir si vous n'êtes pas entourés de vampires, continua Johnny B.

— Vous êtes évidemment au courant, puisque vous êtes déjà morts une fois, enfonça le clou Kramisha. Vous voulez recommencer ?

— Vous devez donc tous faire un choix, conclut Lucie, les poings serrés.

— Ce qui est sûr, c'est qu'on ne veut pas de toi comme grande prêtresse !

cracha Nicole. Et vous feriez comme nous si vous connaissiez la vérité sur elle.

Je parie qu'elle ne vous a pas avoué qu'elle avait aidé un Corbeau Moqueur !

— Tu es une menteuse, dit Lucie en soutenant son regard.

— Comment savez-vous qu'il y a un Corbeau Moqueur à Tulsa ? demanda Dallas.

— Il était ici, puant ta chère prêtresse, qui lui a sauvé la vie. C'est comme ça qu'on a réussi à la coincer sur le toit. Elle était montée là-haut pour se porter au secours de son chouchou !

— N'importe quoi ! éclata Dallas en posant la main contre le mur en ciment.

Lucie vit ses cheveux se dresser à cause de l'électricité statique.

— Waouh ! Tu les as super bien embobinés ! persifla Nicole.

— Ça suffit ! lança Lucie. Faites votre choix. Maintenant. Lumière ou Obscurité ?

— Notre choix est déjà fait, déclara Nicole en sortant un pistolet de sous sa chemise.

Elle le pointa sur le front de Lucie.

Lucie vécut un instant de terreur ; puis elle entendit un déclic, et vit que Kurtis et Starr visaient Dallas et Kramisha. Furieuse, elle passa à l'action.

— Protège-les, Terre ! s'écria-t-elle.

Elle écarta les bras et ouvrit les poings, imaginant le pouvoir de la Terre les envelopper comme un cocon. Autour d'elle, l'air prit une couleur vert mousse.

Et, alors que la barrière se manifestait, Lucie vit l'Obscurité qui s'accrochait au plafond frémir, puis disparaître.

— Oh, non ! hurla Dallas. Tu ne vas pas me menacer, espèce de minable !

Il ferma les yeux et posa les deux mains sur le mur. Il y eut un craquement.

Aussitôt Kurtis gémit et lâcha son arme. Au même instant, Nicole hurla - un cri brut, primaire, qui ressemblait plus au rugissement d'un animal enragé qu'à la voix humaine, et elle appuya sur la détente.

Le bruit assourdissant se répercuta en échos si nombreux que Lucie ne savait plus combien de coups avaient été tirés. C'était une avalanche de sons, de fumée et de sensations.

Elle n'entendit pas les cris des rebelles quand les balles ricochèrent sur la barrière protectrice dressée par la Terre et s'enfoncèrent dans leurs corps, mais elle vit Starr tomber et une tache rouge fleurir sur sa tête. Deux autres s'écroulèrent.

Alors, ce fut le chaos. Les novices indemnes se bousculèrent sauvagement en essayant de s'enfuir.

Nicole n'avait pas bougé. Elle tenait son pistolet déchargé, les yeux écarquillés, et appuyait toujours sur la gâchette.

— Non ! s'écria Lucie. Tu en as assez fait !

Suivant son instinct, elle tapa dans ses mains, et un trou béant s'ouvrit au fond de la cuisine.

— Va-t'en et ne reviens jamais !

Telle une déesse vengeresse, Lucie projeta sa force sur Nicole, Kurtis et les autres. Une vague de puissance déferla dans la pièce, les emportant tous dans le nouveau souterrain. Alors que Nicole lui lançait des jurons, Lucie leva la main.

— Emporte-les loin d'ici, et referme ce trou derrière eux. S'ils ne partent pas, enterre-les vivants, dit-elle d'une voix magnifiée par son élément.

Avant que le boyau ne se referme, elle entendit Nicole hurler à Kurtis de bouger ses grosses fesses. Puis ce fut le silence.

— Allez !

Sans se laisser le temps de réfléchir, Lucie entra dans la cuisine et se dirigea vers les corps ensanglantés des novices. Il y en avait cinq. Trois, dont Starr, avaient été tués par les balles déviées de Nicole. Les deux autres avaient été piétines.

— Ils sont tous morts, constata-t-elle, avec un calme qui l'étonna.

— Johnny B., Elliott, Montoya et moi allons nous en débarrasser, dit Dallas en lui pressant l'épaule.

— Il faut que je vienne avec vous. Je vais les enterrer, mais je ne veux pas faire ça ici, à l'endroit où nous allons vivre.

— OK, comme tu voudras, fit-il en lui touchant doucement le visage.

— Tiens, enveloppez-les dans ces sacs de couchage, dit Kramisha en se dirigeant vers le placard.

Un bruit attira l'attention de Lucie vers l'entrée, où Vénus, Sophie et Shannoncompton se tenaient, livides. Sophie sanglotait doucement, mais aucune larme ne coulait sur ses joues.

— Allez nous attendre dans le Hummer, ordonna Lucie. On va rentrer à l'école. On ne dormira pas ici ce soir. OK ?

Les trois filles hochèrent la tête et s'éloignèrent en se tenant par la main.

— Elles vont avoir besoin d'une assistance psychologique, remarqua Kramisha.

— Et pas toi ?

— Non. J'ai fait du bénévolat aux urgences de St John autrefois. J'ai vu bien pire.

Regrettant de ne pas avoir autant d'expérience que sa camarade, Lucie serra les dents et essaya de ne pas réfléchir alors qu'elle mettait les cinq corps dans des sacs de couchage, puis suivait les garçons grognant sous le poids des cadavres dans le bâtiment principal de la gare. Ils se dirigèrent vers un coin désert près des rails. Lucie s'agenouilla et posa les mains contre la Terre.

— Ouvre-toi, s'il te plaît, et accepte ces novices en ton sein.

Le sol frémit, comme la peau d'un animal, puis s'ouvrit, formant une crevasse profond!?

— Mettez-les à l'intérieur, dit-elle aux garçons, qui l'exécutèrent en silence, l'air sombre. Nyx, je sais que ses novices ont fait de mauvais choix, mais je ne pense pas que c'était uniquement leur faute. En tant que leur grande prêtresse, je te demande de leur montrer de la Bienveillance, et de leur donner la paix qu'ils n'ont pas connue ici. Referme-toi, Terre.

Quand Lucie se releva, elle avait l'impression d'avoir cent ans. Dallas essaya de la prendre dans ses bras, mais elle se dégagea et lança :

— Dallas et Johnny B., faites un tour pour vous assurer que tous les novices rebelles ont bien compris qu'ils n'étaient plus les bienvenus ici. Je serai dans la cuisine. Retrouvez-moi là-bas.

— On s'en charge, petite, dit Dallas.

— Les autres, retournez au Hummer.

Sans un mot, ses camarades partirent en direction du parking. Lentement, Lucie rentra dans la gare et descendit dans la cuisine pleine de sang. Kramisha était toujours là. Elle avait trouvé de grands sacs-poubelle et les remplissait de déchets en marmonnant dans sa barbe. Sans rien dire, Lucie prit un autre sac et se joignit à elle.

— OK, tu peux y aller maintenant, fit-elle quand elles eurent terminé. Je vais enlever ce sang.

Kramisha étudia le sol en terre.

— Il ne pénètre même pas.

— Oui, je sais. Je vais m'en occuper.

Kramisha la regarda dans les yeux.

— Hé, même si tu es notre grande prêtresse, tu dois comprendre que tu ne peux pas tout arranger.

— Je pense qu'une bonne grande prêtresse est censés tout arranger.

— Je pense qu'une bonne grande prêtresse ne doit pas se reprocher ce qu'elle ne peut pas contrôler.

— Tu ferais une bonne grande prêtresse, Kramisha.

— J'ai déjà un job ! N'essaie pas de me rajouter du boulot. J'ai bien assez de mal à gérer ces satanés poèmes prophétiques.

Lucie sourit.

— Tu sais que c'est Nyx qui décide.

— Oui, eh bien, il va falloir qu'on cause, elle et moi ! Je te retrouve dehors.

— Terre, viens à moi, s'il te plaît, murmura Lucie quand elle fut seule.

Lorsqu'elle sentit la chaleur sous ses pieds, elle tendit les mains, paumes tournées vers le sol.

— C'est à toi que le sang de tout ce qui vit revient à la fin. S'il te plaît, absorbe celui de ces jeunes gens qui n'auraient pas dû mourir.

Le sol de la cuisine devint poreux et, telle une éponge géante, absorba les taches cramoisies. Quand elles eurent toutes disparu, les genoux de Lucie se mirent à flageoler, et elle s'assit lourdement par terre. Puis elle se mit à pleurer.

C'est ainsi que Dallas la trouva, tête baissée, le visage entre les mains, versant des larmes de culpabilité et de tristesse.

Elle ne l'avait pas entendu entrer. Il s'assit à son côté, la prit dans ses bras et lui caressa les cheveux, la berçant comme si elle était une petite fille.

Ses sanglots se transformèrent en hoquets, qui finirent par s'arrêter. Elle s'essuya le visage avec sa manche, puis posa la tête sur l'épaule du garçon.

— Les autres attendent dehors. Il faut qu'on y aille.

— Non, on peut prendre notre temps. Je les ai tous renvoyés en Hummer. Je leur ai dit qu'on prendrait la voiture de Zoey.

— Même Kramisha ?

— Même Kramisha. Mais elle s'est plainte de devoir s'asseoir sur les genoux de Johnny B.

Lucie se surprit elle-même en éclatant de rire.

— Je parie qu'il ne s'est pas plaint, lui.

— Non. Je pense qu'ils s'aiment bien.

— Tu crois ? demanda-t-elle en le regardant dans les yeux.

Il lui sourit.

— Oui, et je suis assez doué quand il s'agit de dire qui aime qui.

— Oh, vraiment ? Qui, par exemple ?

— Par exemple, toi et moi, petite, répondit-il avant de l'embrasser.

Lucie eut soudain l'impression d'être une torche à la combustion incontrôlée.

Peut-être cela venait-il du fait qu'ayant été si proche de la mort, elle avait besoin d'être aimée pour se sentir vivante. Ou peut-être que la frustration qui bouillonnait en elle depuis la première fois que Rephaïm lui avait parlé avait débordé : et que c'était Dallas qui allait en faire les frais. Oui, Lucie était en feu, et il lui fallait Dallas.

Elle tira sur son tee-shirt.

— Enlève-le, murmura-t-elle contre ses lèvres.

Il obéit. Pendant ce temps, Lucie ôta le sien et posa ses bottes, puis détacha sa ceinture. Elle croisa son regard interrogateur.

— Je veux le faire avec toi, Dallas. Maintenant.

— Tu es sûre ?

— Oui. Maintenant.

— OK. Maintenant.

Quand leurs corps nus entrèrent en contact, Lucie crut qu'elle allait exploser.

Voilà ce qu'il lui fallait ! Sa peau était ultrasensible, et partout où Dallas la touchait, il la brûlait, mais c'était très, très agréable. Elle en avait besoin pour effacer tout le reste : Nicole, les novices morts, sa peur pour Zoey, Rephaïm.

Surtout Rephaïm.

Quand Dallas la serrait dans ses bras, le Corbeau Moqueur disparaissait. Bien sûr, leur Empreinte existait toujours - Lucie ne pourrait jamais l'oublier - mais à cet instant, alors que la peau lisse, humaine de Dallas se frottait contre la sienne, Rephaïm lui paraissait très loin. C'était comme s'il s'éloignait d'elle... comme s'il la laissait partir.

— Tu peux me mordre, si tu veux, souffla Dallas à son oreille. J'en ai envie.

Il se déplaça pour que son cou soit contre ses lèvres. Elle l'embrassa, le lécha, sentant son pouls. Puis elle posa son ongle à l'endroit parfait pour percer sa peau et boire son sang. Dallas gémit, anticipant la suite. Elle pouvait lui donner du plaisir, et en prendre en même temps. Cela marchait ainsi - c'était comme ça que les choses devaient se passer. Ce serait rapide, facile, et vraiment, vraiment bon.

« Si je bois son sang, mon Empreinte avec Rephaïm se brisera », songea Lucie. Cela la fit hésiter. « Non, une grande prêtresse peut avoir un compagnon et un consort », se dit-elle.

Mais c'était faux. Elle savait, tout au fond d'elle, que son Empreinte avec Rephaïm était unique. Elle échappait aux règles qui liaient habituellement un vampire de son consort. Elle était puissante, incroyablement puissante. Et peut-

être était-ce à cause de cette force extraordinaire qu'elle ne pouvait pas imprimer avec un autre garçon.

« Si je bois le sang de Dallas, mon Empreinte avec Rephaïm se brisera », se répéta-t-elle. Elle en était certaine.

Qu'adviendrait-il alors de la dette qu'elle avait accepté de payer ? Et ellemême ? Pourrait-elle rester sensible à l'humanité de Rephaïm sans leur Empreinte ?

Elle n'eut pas le temps de répondre à cette question, car à ce moment, derrière eux, comme appelé par ses pensées, Rephaïm hurla :

— Ne nous fais pas ça, Lucie !

CHAPITRE VINGT-TROIS

Rephaïm

Rephaïm sentait la colère de Lucie et se demandait si elle était dirigée contre lui. Il se concentra sur elle, permettant au lien de sang qui les attachait l'un à l'autre de se renforcer. Encore de la colère. Sa force le surprit, même s'il sentait qu'elle essayait de se maîtriser.

Non. Ce n'était pas lui qui la mettait dans cet état. Il s'agissait de quelqu'un d'autre.

Il plaignait le pauvre fou. S'il avait été un être plus vil, il aurait ri sournoisement et souhaité bonne chance au malheureux.

Il se ressaisit : il était grand temps qu'il chasse Lucie de ses pensées.

Il volait toujours vers l'est, battant l'air nocturne de ses ailes puissantes, se délectant de sa liberté.

Il n'avait plus besoin d'elle. Il était guéri. Il était fort. Il était redevenu lui-même.

Il n'avait pas besoin de la Rouge. Elle n'était que l'outil de sa survie.

D'ailleurs, la réaction qu'elle avait eut en le voyant de nouveau entier prouvait que leur lien était coupé.

Il ralentit, se sentant alourdi par ses pensées. Il se posa sur une petite colline couverte de vieux chênes palustres. Il se tourna dans la direction de Tulsa, perdu dans ses réflexions.

« Pourquoi m'a-t-elle rejeté ? »

Lui avait-il fait peur ? Cela paraissait très improbable. Elle l'avait déjà vu en pleine forme quand il avait pénétré dans le cercle pour affronter l'Obscurité.

Pour elle, il avait affronté l'Obscurité !

Il frotta distraitement la base de ses ailes. La peau était lisse sous ses doigts.

Il ne restait aucune blessure physique. Lucie l'avait complètement guéri.

Et ensuite, elle l'avait rejeté comme si elle avait vu en lui le monstre, et non pas l'homme.

« Mais elle savait bien que je ne suis pas un homme ! Pourquoi s'éloigner de moi après tout ce que nous avons vécu ensemble ? »

La conduite de la Rouge le laissait perplexe. Elle l'avait appelé quand elle, avait craint pour sa vie - quand elle avait été effrayée au point de ne plus raisonner.

Il avait répondu à son appel, et il l'avait sauvée.

Il avait dit qu'elle lui appartenait.

Et ensuite, en larmes, elle s'était enfuie. Oui, il avait vu ses larmes, sans comprendre ce qu'il avait fait pour les causer.

Avec un cri de frustration, il leva les mains en l'air, et le clair de lune se refléta sur ses paumes. Il se figea. Il regarda ses bras comme s'il les voyait pour la première fois. C'était ceux d'un homme. Il l'avait même enlacée quoique brièvement, quand il s'était porté à son secours sur le toit. Sa peau n'était pas différente de la sienne. Peut-être un peu plus foncée, mais à peine. Et ses bras étaient forts... harmonieux...

Il se secoua. Bon sang, mais qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Peu importait ce à quoi ils ressemblaient. Elle ne serait jamais vraiment à lui. Comment pouvait-il même l'imaginer ? C'était inconcevable, même dans ses rêves les plus fous.

Soudain, les mots de l'Obscurité résonnèrent dans son esprit :

«Tu es le fils de ton père. Comme lui, tu as choisi de défendre un être qui ne te donnera jamais ce que tu désires le plus. »

— Père a défendu Nyx, et elle l'a rejeté. Et j'ai moi aussi défendu quelqu'un qui me rejette.

Il s'élança dans le ciel. Il voulait toucher la lune - ce croissant symbolisant la déesse qui avait brisé le cœur de son père et déclenché la chaîne d'événements auxquels il devait la vie. Peut-être que, s'il atteignait la lune, la déesse lui donnerait une explication sensée, qui apaiserait son cœur...

« l'Obscurité avait raison. Ce que je désire le plus, Lucie ne pourra jamais me le donner. Car ce que je désire, c'est l'amour... »

Il n'aurait pu dire ce mot à voix haute, mais cette pensée le consumait. Il était le fruit de la violence, un mélange de luxure, de peur et de haine. Surtout de haine.

Ses ailes battaient l'air, l'emmenant toujours plus haut.

L'amour lui était interdit. Il ne devrait pas le désirer. Il ne devrait même pas y songer.

Et pourtant. Depuis que Lucie était entrée dans sa vie, il ne pouvait s'en empêcher. Elle l'avait traité avec bonté, et cela avait été tout nouveau pour lui.

Elle avait été douce avec lui, elle avait bandé ses plaies, soigné son corps.

Avant la nuit où elle l'avait aidé, personne n'avait jamais pris soin de lui. La compassion... Elle lui avait fait connaître la compassion.

Et puis, avant elle, il n'avait jamais ri.

Les yeux rivés sur la lune, il pensait à ses bavardages incessants, à ses yeux pétillant d'humour, même quand il ne savait pas ce qu'il avait fait pour l'amuser.

Il réprima un rire inattendu.

Lucie le faisait rire.

Elle n'avait pas paru se soucier qu'il soit le fils puissant d'un immortel indestructible. Elle l'avait traité comme s'il était n'importe qui - une personne normale, mortelle, capable d'amour, d'humour et d'émotions.

Et il en avait, des émotions ! C'était Lucie qui les avait éveillées.

Était-ce ce qu'elle avait prévu depuis le début ? Quand elle lui avait fait quitter l'abbaye, elle lui avait dit qu'il devait choisir. Était-ce de cela qu'elle avait parlé : d'une vie où le rire et la compassion, et peut-être même l'amour, existaient vraiment ?

Et son père, alors ? Que se passerait-il si Rephaïm choisissait une autre vie et que Kalona revenait dans ce monde ?

Ça, il s'en préoccuperait le moment venu. Si cela arrivait.

Rephaïm ralentit. Il ne pourrait pas toucher la lune. C'était impossible, tout comme il était impossible qu'une créature comme lui soit aimée. Alors, il se rendit compte qu'il ne volait plus vers l'est. Il avait fait demi-tour et rebroussait chemin.

Il retournait à Tulsa.

Il s'efforçait de ne pas réfléchir, pour garder l'esprit clair. Il ne voulait ressentir que la nuit sous ses ailes, que le vent frais contre sa peau.

Mais Lucie s'introduisit de nouveau dans ses pensées.

Il perçut sa tristesse. La Rouge pleurait ! Il ressentait ses sanglots comme si c'était son propre corps qu'ils secouaient.

Il accéléra. Pourquoi pleurait-elle ? A cause de lui, encore ?

Il survola le Gilcrease Muséum sans ralentir. Elle n'était pas là. Il savait qu'elle était plus loin, plus au sud.

Alors, la tristesse de Lucie se transforma en quelque chose qui le laissa d'abord perplexe. Puis, quand il comprit de quoi il s'agissait, son sang se mit à bouillir.

Du désir ! Lucie était dans les bras de quelqu'un d'autre !

Il ne raisonnait plus comme une créature appartenant à deux dimensions, mi-bête, mi-animal. Il ne se souvenait pas qu'il était issu d'un viol et qu'il avait été condamné à ne rien connaître d'autre que l'obscurité, la cruauté, et l'obéissance à son père guidé par la haine. Il ne raisonnait plus du tout. Il ressentait. Si Lucie se donnait à un autre, il la perdrait pour toujours.

Et s'il la perdait, son monde redeviendrait cet endroit morbide, solitaire et sans joie qu'il avait connu avant de la rencontrer.

Cela, il ne pourrait le supporter.

Il ne demanda pas au sang de son père de le conduire Jusqu'à Lucie. Non, il évoqua l'image enfouie en lui d'une jeune Cherokee au visage doux qui n'avait pas mérité de mourir dans un flot de sang et de souffrance, tordant l'image de sa mère en tête, il suivit son instinct et son cœur.

Ils le conduisirent aux abords de la gare.

La vue de ces lieux lui donna la nausée. Pas seulement parce qu'il se rappelait le moment où Lucie avait failli y mourir. Il les détestait parce qu'il la sentait là, sous la Terre, et qu'il savait qu'elle était dans les bras de quelqu'un d'autre.

Il arracha la grille et traversa le sous-sol à toute vitesse. Suivant le lien qui l'attachait à elle, il s'engagea dans les souterrains familiers. Il avait le souffle court. Son sang battait dans tout son corps, nourrissant sa colère et son désespoir.

Lorsqu'il finit par la trouver, le garçon était sur elle, complètement indifférent au reste du monde. Quel Imbécile ! Il aurait dû l'arracher à elle. Il en avait envie. La bête en lui pouvait jeter ce novice contre le mur, encore et encore, jusqu'à ce qu'il soit en sang, meurtri, et ne représente plus aucune menace.

L'homme en lui avait envie de pleurer.

Submergé par des sentiments qu'il ne pouvait ni comprendre ni contrôler, il restait figé, paralysé par l'horreur et la haine, par le désir et le désespoir.

Elle s'apprêtait à boire le sang du garçon, et Rephaïm était sûr qu'elle allait briser leur Empreinte. Or, il ne voulait pas cela.

Alors, sans même y penser, il s'écria :

« Ne nous rais pas ça, Lucie ! »

Le garçon réagit plus vite qu'elle. Il bondit et la poussa, nue, derrière lui.

— Dégage de là, espèce de monstre !

À la vue de ce novice protégeant sa Lucie, une vague de jalousie furieuse se déversa en Rephaïm.

— Va-t'en, gamin ! Nous n'avons pas besoin de toi ici ! siffla-t-il en prenant une posture défensive.

Il fit un pas vers son rival.

— Qu'est-ce que... ? commença Lucie en secouant la tête.

Elle attrapa le tee-shirt de Dallas qui traînait par terre et l'enfila à la hâte.

— N'aie pas peur, Lucie, s'écria le garçon. Je ne le laisserai pas t'approcher.

Rephaïm avança vers le garçon, qui recula, poussant Lucie derrière lui. Elle écarquilla les yeux quand elle le vit vraiment,

— Non ! s'écria-t-elle. Non, tu ne peux pas être là !

Ces mots firent à Rephaïm l'effet d'un coup de poignard.

— Et pourtant je suis là ! hurla-t-il, furieux.

Le garçon reculait toujours. Rephaïm le suivit dans la cuisine. Alors, un mouvement attira son attention, et il leva les yeux.

L'Obscurité s'agitait au-dessus du plafond tel un nuage noir.

Il reporta son attention sur Lucie et le novice. Il ne voulait pas envisager la possibilité que le taureau blanc soit venu réclamer le reste de sa dette.

— Ne bouge pas ! lança le garçon en essayant de le chasser d'un geste de la main, comme s'il était un oiseau gênant ayant pénétré à l'intérieur d'une maison.

—« Poussssse-toi, siffla le Corbeau Moqueur. Tu m'empêches d'atteindre cccce qui est à moi !

Entendre ce sifflement bestial dans sa voix lui faisait-horreur, mais il n'avait pu le réprimer. Ce garçon lui faisait perdre patience.

— Rephaïm, je vais bien, lâcha Lucie. Va-t'en. Dallas ne va pas me faire de mal.

— Partir ? Te quitter ? Comment le pourrais-je ?

— Tu n'as rien à faire ici ! cria-t-elle, au bord des larmes.

— Ah bon ? Tu pensais vraiment que je ne saurais pas ce que tu t'apprêtais à faire ?

— Sors d'ici !

— Tu veux que je m'enfuie ? Comme toi, tout à l'heure ? Non. Je ne ferai pas ça, Lucie. Je choisis de ne pas le faire.

Le garçon avait atteint le mur. Son regard passait de Rephaïm à Lucie, incrédule, et il tâtonnait à la recherche de câbles qui sortaient d'un trou.

— Vous vous connaissez ! souffla-t-il.

— Bien sssûr qu'on ssse connaît, imbéccccile ! siffla à nouveau Rephaïm, incapable de contrôler la bête en lui.

— Comment ? demanda l'autre brusquement à Lucie.

— Dallas, je peux l'expliquer.

— Bien ! lança Rephaïm, comme si c'était à lui qu'elle parlait. Je veux que tu m'expliques ce qui s'est passé aujourd'hui.

— Rephaïm, dit-elle en secouant la tête, ce n'est pas le bon moment.

— Vous vous connaissez ! répéta le novice.

Rephaïm remarqua avant Lucie le changement dans la voix du garçon. Elle s'était durcie, devenant froide et cruelle. Au-dessus d'eux, l'Obscurité frémissait, comme si elle se réjouissait à l'avance de ce qui allait se passer.

— Oui, on se connaît. Écoute, je...

— Tu étais avec lui depuis le début !

Lucie fronça les sourcils.

— Depuis le début ? Non. Je l'ai trouvé alors qu'il était gravement blessé. Je ne savais pas quoi...

— Pendant tout ce temps, je t'ai traitée comme si tu étais une sorte de reine, comme si tu étais une vraie grande prêtresse.

— Je suis une vraie grande prêtresse ! répliqua Lucie, choquée. Mais comme j'essayais de te le dire, j'ai trouvé Rephaïm agonisant, et je n'ai pas pu le laisser mourir.

Profitant du fait que le garçon était tourné vers Lucie, Rephaïm s'avança encore. Au-dessus d'eux, l'Obscurité s'épaississait.

— C'est lui qui a failli te tuer, dans le cercle !

— Non, c'est lui qui m'a sauvée ! S'il n'était pas arrivé, ce taureau blanc m'aurait vidée de mon sang.

Le garçon ne se laissa pas décontenancer.

— Tu nous as caché son existence. Tu as menti à tout le monde !

— Je ne savais pas quoi faire d'autre !

— Tu m'as menti, espèce de garce !

— Je t'interdis de me parler comme ça ! s'écria-t-elle avant de le gifler à toute volée.

Il vacilla.

— Mais qu'est-ce qu'il t'a fait, putain ?

— Tu veux dire, à part m'avoir sauvé deux fois la vie ? Rien !

— Il t'a complètement embrouillée ! hurla le novice.

A cet instant, l'Obscurité déferla sur eux comme si elle avait trouvé le point faible d'un barrage. Elle s'enroula autour de Dallas, recouvrant sa tête et ses épaules, puis sa taille avec une familiarité répugnante. Chose bizarre, il ne semblait pas avoir conscience de ces tentacules luisants qui se glissaient sur lui tels des serpents.

— J'ai les idées très claires, déclara la Rouge. Il ne m'a rien fait du tout !

Soudain, ses yeux s'agrandirent : elle venait de remarquer l'Obscurité. Elle recula d'un pas, comme si elle ne voulait pas être souillée par ce qui enveloppait le garçon.

— Dallas. Écoute-moi ! Réfléchis. Tu me connais. Ce n'est pas ce que tu crois.

— Il a fait de toi une sale garce et une menteuse ! hurla l'autre, fou de rage.

Il leva la main pour la frapper. Rephaïm n'hésita pas une seconde. Il bondit et la repoussa, prenant sa place devant Lucie.

— Ne le blesse pas ! demanda celle-ci en lui immobilisant le bras. Il a pété un plomb. Il ne me ferait pas de mal.

Rephaïm se tourna vers elle.

— Je crois que tu le sous-estimes.

— Ça, c'est sûr, dit Dallas d'un air sombre.

Rephaïm ne comprit pas d'où était venue la douleur.

Il ressentait simplement sa chaleur blanche. Il fut secoué de convulsions, son dos s'arqua. À travers un voile gris, il vit Dallas, qui, les yeux écarlates, tenait l'un des câbles électriques.

— Rephaïm ! hurla Lucie.

Elle allait le toucher, mais suspendit son geste et courut vers Dallas.

— Arrête ! Laisse-le partir ! supplia-t-elle en tirant sur son bras.

— Oh non ! Je vais le faire frire ! Comme ça, l'emprise qu'il a sur toi disparaîtra et on sera ensemble, nous deux. Je ne dirai rien à personne sur ce qui s'est passé, tant que tu seras à moi.

Rephaïm remarqua que l'Obscurité n'était plus sur le corps du garçon : elle s'était infiltrée en lui, et décuplait ses forces.

Il sut alors que Dallas allait le tuer.

— Terre, viens à moi. J'ai besoin de toi.

Il entendit la voix de Lucie comme à travers un voile de brume. Au prix d'un immense effort, il se tourna vers elle. Leurs yeux se croisèrent, et ses mots lui parvinrent, clairs et forts, assurés.

— Protège-le de Dallas parce qu'il m'appartient.

Elle fit mine de lui lancer quelque chose, et un rayon vert le projeta en arrière, rompant le sort que lui avait jeté Dallas. Le souffle court, allongé sur le sol, il s'abandonnait à la Terre guérisseuse, désormais familière.

Dallas se tourna vers Lucie.

— Tu viens de dire que cette chose t'appartenait ? lança-t-il d'une voix froide comme la mort.

— Oui ! C'est difficile à expliquer, et je comprends que tu sois en colère.

Mais Rephaïm m'appartient, comme moi, je lui appartiens, si étrange que cela puisse paraître.

— Étrange ? C'est carrément dégueulasse !

Avant que Rephaïm ne puisse se lever, Dallas tendit le bras vers Lucie. Il y eut un craquement assourdissant, et elle se retrouva au milieu d'un cercle vert et luisant. Les sourcils froncés, elle secouait la tête, l'air incrédule.

— Tu as essayé de m'électrocuter ? souffla-t-elle. Tu voulais vraiment me faire du mal, Dallas ?

— Tu as choisi cette... cette chose, plutôt que moi !

— J'ai fait ce que je pensais être bien !

— Tu sais quoi ? Si ça, c'est bien, alors je ne veux rien avoir à faire avec toi!

Soudain, il poussa un cri et, lâchant le câble, il tomba à genoux et s'écroula, visage contre terre.

— Dallas ! s'écria Lucie en faisant un pas vers lui.

— Ne t'approche pas de lui, dit Rephaïm, qui essayait de se relever.

Lucie hésita, puis elle se dirigea vers le Corbeau Moqueur. Elle passa le bras autour de ses épaules pour le soutenir.

— Ça va ? Tu as l'air un peu cramé.

— Cramé ? répéta-t-il, amusé. Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Ça, dit-elle en touchant une plume sur sa poitrine. Tu es croustillant à souhait.

— Tu le touches ! glapit Dallas. Je suis sûr que tu couches avec lui aussi !

Bon sang, je suis content qu'on ait arrêté avant d'aller au bout. Je ne passerai jamais après un monstre !

— Dallas, c'est vraiment n'importe..., commença Lucie.

— Hé oui ! la coupa Dallas. Je ne suis plus un stupide novice.

Des tatouages rouges en forme de fouets encadraient son visage. Ils ressemblaient aux tentacules de l'Obscurité qui avaient piégé Lucie et Rephaïm dans le cercle. Ses yeux rouges luisaient plus que jamais, et son corps paraissait plus grand, comme gonflé d'un pouvoir nouveau.

— Oh déesse ! s'exclama Lucie. Tu t'es transformé !

— A plus d'un égard !

— Dallas, tu dois m'écouter. L'Obscurité essaie de s'emparer de toi. S'il te plaît, réfléchis. Ne la laisse pas t'avoir.

— M'avoir, moi ? Comment peux-tu dire ça alors que tu es du côté de ce truc

? Oh non ! Je n'écouterai plus jamais tes mensonges. Et je vais m'assurer que plus personne ne te croie ! cracha-t-il d'une voix débordant de colère et de haine.

Alors qu'il se remettait sur ses pieds et faisait mine de récupérer les câbles qu'il avait utilisés pour canaliser son pouvoir, Lucie recula, entraînant Rephaïm avec elle. Une fois dans le couloir, elle leva la main et inspira profondément.

— Terre, referme cette entrée pour moi, s'il te plaît.

— Non ! hurla Dallas.

Rephaïm le vit saisir le câble et le pointer sur eux. A cet instant, un bruit rappelant le murmure du vent dans les feuilles d'automne, la Terre se mit à pleuvoir, les protégeant de la fureur de l'Obscurité.

— Tu peux marcher ? demanda Lucie.

— Oui. Grâce à la Terre, je vais mieux, dit-il en la regardant, petite, mais fière et puissante.

— Bon, dans ce cas, il faut qu'on s'en aille. Il y a une autre issue dans la cuisine. Il ne va pas tarder à sortir, on doit partir avant.

— Pourquoi ne pas la sceller aussi ? fit-il en lui emboîtant le pas.

Elle lui lança un regard étonné.

— Quoi, le tuer ? Non. Il n'est pas aussi mauvais qu'il en a l'air, Rephaïm. Il a juste pété les plombs parce que l'Obscurité le manipulait, et qu'il a découvert la vérité sur nous deux.

Nous deux...

Rephaïm aurait voulu savourer ces mots qui les liaient l'un à l'autre, mais ce n'était pas le moment. Il secoua la tête.

— Non, Lucie. L'Obscurité ne le manipulait pas. Dallas a choisi de l'accueillir.

Il pensait qu'elle allait le contredire ; or, au lieu de ça, elle lâcha :

— Oui, je l'ai vu.

Ils gravirent l'échelle an silence et traversaient le sous-sol quand Rephaïm entendit un bruit qui lui sembla familier. Lucie s'écria :

— Il prend la Coccinelle !

Elle se mit à courir, Rephaïm sur ses talons. Ils sortirent juste à temps pour voir la petite voiture bleue quitter le parking.

— Malheur ! gémit-elle.

Rephaïm regarda l'horizon, à l'est, qui prenait une teinte grise, annonciatrice de l'aube.

— Tu dois retourner dans les souterrains, dit-il.

— Je ne peux pas ! Lenobia et les autres vont rappliquer ici si je ne suis pas rentrée avant le lever du soleil.

— Alors, qu'ils viennent. Je vais retourner au Gilcrease. Tu pourras te reposer sous terre en attendant tes amis. Tu seras en sécurité.

— Mais Dallas retourne à la Maison de la Nuit ! Il va tout leur raconter !

Rephaïm n'hésita qu'une seconde.

— Dans ce cas, fais ce que tu as à faire. Tu sais où me trouver.

— Emmène-moi avec toi.

Il se figea.

— Tu es guéri, n'est-ce pas ? poursuivit Lucie.

— En effet.

— Tu es assez fort pour supporter mon poids en volant ?

— Oui.

— Alors, emmène-moi au Gilcrease. Je parie qu'il y a un sous-sol, là-bas.

— Et tes amis ? Les autres novices rouges ?

— Je vais appeler Kramisha et lui dire que Dallas a perdu la tête et que je vais bien, et que je lui expliquerai tout demain.

— Quand ils apprendront la vérité sur moi, ils penseront que tu me choisis, moi, plutôt qu'eux.

— Ce que je choisis, c'est de prendre un peu de temps pour réfléchir avant d'affronter le bazar que Dallas va causer. Sauf si tu ne veux pas que je vienne avec toi, ajouta-t-elle d'une toute petite voix. Tu pourrais partir, comme ça tu n'aurais pas à te soucier de ce qui va se passer.

— Je suis ton consort, oui ou non ?

— Tu es mon consort.

Rephaïm ne se rendit compte qu'il avait retenu son souffle qu'en poussant un long soupir de soulagement.

— Alors, viens avec moi. Je ferai en sorte que personne ne te dérange aujourd'hui.

— Merci, dit-elle avant de se glisser dans ses bras.

Il la serra contre lui alors que ses ailes puissantes les emportaient dans le ciel.

Lucie ne s'était pas trompée. Il y avait une cave dans le vieux manoir, avec des murs en pierre et un sol en terre battue, étonnamment sèche et confortable.

Avec un soupir soulagé, elle s'installa en tailleur contre la paroi et sortit son téléphone portable. Rephaïm resta planté là, ne sachant quoi faire, pendant qu'elle appelait Kramisha et lui expliquait de façon confuse pourquoi elle ne rentrait pas à l'école :

« Dallas a perdu la tête... l'électricité lui a fait péter les plombs... il m'a jetée de la voiture de Zoey alors qu'on rentrait à la Maison de la Nuit... Non, je vais bien. Je rentrerai probablement ce soir... »

Se sentant de trop, Rephaïm monta au grenier et se mit à faire les cent pas devant le placard qu'il avait transformé en nid.

Il était fatigué. Même s'il était complètement guéri, faire la course contre le soleil levant, Lucie dans les bras, avait vidé ses réserves. Il valait mieux qu'il se retire dans sa cachette et se repose toute la journée. Lucie ne quitterait pas le sous-sol avant la nuit.

Lucie ne pouvait quitter son abri : elle risquait d'être blessée par la lumière.

Heureusement, les novices rouges étaient très vulnérables entre l'aube et le crépuscule, si bien que Dallas ne représentait aucune menace pour elle pendant ce temps. Mais si un humain la trouvait ?

Il rassembla les couvertures et les provisions qu'il avait accumulées et les emporta à la cave. Il trouva Lucie recroquevillée dans un coin. Elle remua à peine lorsqu'il étendit une couverture sur elle. Il s'installa à côté d'elle. Pas trop près, si bien qu'ils ne se touchaient pas, mais assez pour qu'elle le voie immédiatement en se réveillant. Il prit bien soin de se placer entre elle et la porte. Si quelqu'un essayait d'entrer, il devrait lui passer sur le corps pour l'atteindre.

Avant de s'endormir, il se rendit compte qu'il comprenait enfin la rage et l'agitation constantes de son père. Si Lucie l'avait rejeté aujourd'hui, son monde aurait été marqué par cette perte pour toujours. Cette pensée le terrifiait encore plus que la possibilité de le voir affronter l'Obscurité de nouveau.

« Je ne veux pas vivre dans un monde sans elle. »

Épuisé par des sentiments qu'il comprenait à peine, le Corbeau Moqueur sombra dans le sommeil.

CHAPITRE VINGT-QUATRE