Lucie

— Lucie, ce n'est pas une bonne idée ! s'écria Dallas en se précipitant derrière elle.

— Je ne serai pas longue, promis, dit-elle en cherchant la petite voiture bleue de Zoey sur le parking. Ah, la voilà ! Elle laisse toujours les clés dedans.

Elle trotta jusqu'à la Coccinelle et ouvrit la portière grinçante.

— Sérieusement, j'aimerais que tu ailles voir les vampires et que tu leur dises ce que tu as derrière la tête, même si tu ne veux pas me le dire à moi, insista Dallas.

Lucie se tourna vers lui.

— Le problème, c'est que je ne suis pas sûre de ce que je vais faire. Et, Dallas, crois-moi, je ne leur dirais pas quelque chose que je ne te dirais pas à toi.

Il caressa son visage.

— Je le savais, fît-il, l'air perdu, mais il s'est passé beaucoup de choses, et tu te conduis bizarrement.

Elle posa la main sur son épaule.

— J'ai le pressentiment que je peux aider Zoey, et ce n'est pas en restant assise dans une pièce pleine de vampires angoissés que je vais trouver la solution. Je dois être dehors, j'ai besoin de mon élément pour réfléchir. J'ai l'impression d'oublier quelque chose. Je vais demander à la Terre de m'aider à savoir ce que c'est.

— Tu ne peux pas faire ça ici ? Il y a de la terre Nuit autour !

Lucie se força à lui sourire. Elle avait horreur de lui mentir, mais, tout compte fait, ce n'était pas un mensonge, Elle allait vraiment chercher un moyen d'aider Zoey, et elle ne pouvait pas le faire à l'intérieur.

— Non, ici, impossible de me concentrer.

— Alors, promets-moi un truc, sinon je vais me ridiculiser en essayant de t'arrêter.

Cette fois, elle n'eut pas besoin de se forcer à sourire.

— Tu as l'intention de me taper, Dallas ?

— Toi et moi savons très bien que je n'y arriverais pas. Voilà pourquoi je serais ridicule.

— Que veux-tu que je te promette ?

— Que tu ne retourneras pas à la gare. Ils ont failli te tuer hier ! Ils sont dangereux, Lucie.

— Je te le promets, dit-elle sincèrement.

— juré ?

— Juré.

Il poussa un soupir de soulagement.

— Bien. Qu'est-ce que je dis aux vampires ?

— La vérité : que je dois être entourée par la Terre,seule. Que j'essaie de trouver une solution, et que je ne peux pas le faire ici.

— D'accord. Ils ne vont pas être contents.

— Je n'en ai pas pour longtemps. Et ne t'inquiète pas, je serai prudente.

Elle venait de mettre le moteur en marche quand il frappa à la vitre.

Réprimant un soupir agacé, elle la baissa.

— J'ai failli oublier, Lucie : j'ai entendu des novices parler, tout à l'heure. On dit sur Internet que l'âme de Zoey n'a pas été la seule à se briser à Venise. Il paraît que Neferet a présenté Kalona devant le conseil supérieur. Son corps est là, mais son âme est partie.

— Merci, Dallas. Je dois y aller !

Sans attendre sa réponse, elle démarra, songeuse. Elle tourna à droite sur Utica Street et se dirigea vers le nord-est, vers la banlieue de Tulsa où se trouvait le Gilcrease Muséum.

Ainsi, l'âme de Kalona avait disparu, elle aussi...

Lucie ne croyait pas une seule seconde qu'il ait été brisé par le chagrin au point que son âme se désintègre.

— Sûrement pas, marmonna-t-elle en roulant dans les rues sombres et silencieuses. Il poursuit Zoey.

A peine avait-elle prononcé ces mots qu'elle sut qu'elle avait raison.

Que pouvait-elle faire ? Elle n'en avait aucune idée. Elle ne savait rien sur les immortels, sur les âmes brisées, ni sur le monde de l'esprit. Bien sûr, elle était morte, mais elle avait ressuscité. Elle ne se rappelait pas que son âme soit allée quelque part. « J'étais piégée... Tout était noir, froid et silencieux. »

Elle frémit à ces pensées. Elle ne se souvenait pat de grand-chose de cette période, et c'était très bien comme ça.

Mais elle connaissait quelqu'un qui savait beaucoup de choses sur les immortels, et en particulier sur Kalona...

Rephaïm ! Selon la grand-mère de Zoey, il n'avait été qu'un esprit jusqu'au jour où Neferet avait relâché son horrible père.

— Oui, Rephaïm saura quelque chose. Et je le saurai, dit-elle résolument, resserrant ses doigts sur le volant.

S'il le fallait, elle se servirait de la force de leur Empreinte, de tout le pouvoir qu'elle possédait pour lui soutirer des informations. Ignorant les sentiments de culpabilité et de malaise que provoquait en elle l'idée de combattre Rephaïm, elle accéléra et tourna dans Gilcrease Road.

Elle poussa la porte d'entrée et se glissa dans le vieux manoir, froid et sombre. Elle n'avait pas besoin de voir la porte entrouverte du balcon pour deviner qu'il était dehors. « Je saurai toujours où il est », pensa-t-elle, morose.

Il ne se retourna pas vers elle, et elle lui en fut reconnaissante. Il lui fallait du temps pour s'habituer à sa vue.

— Alors, tu es venue, dit-il.

« Cette voix - cette voix humaine ! »

Elle la frappa comme la première fois où elle l'avait entendue.

— Tu m'as appelée, dit-elle, essayant de garder une voix neutre, et de se raccrocher à la colère qu'elle ressentait à l'égard de son père.

Il se tourna enfin vers elle, et leurs yeux se croisèrent.

« Il a l'air épuisé, se dit-elle. Son bras saigne de nouveau. »

« Elle souffre toujours, pensa-t-il en même temps. Et elle est pleine de colère.

»

Ils se dévisagèrent en silence.

— Que s'est-il passé ? finit-il par demander.

— Comment sais-tu qu'il s'est passé quelque chose ? Répliqua-t-elle sèchement.

Il hésita avant de répondre, choisissant ses mots avec soin.

— Je l'ai senti.

— Ça ne veut rien dire, Rephaïm.

Alors qu'ils parlaient, la nuit se teinta du souvenir du brouillard rouge et luisant, envoyé par le fils d'un immortel pour caresser sa peau et l'appeler à lui.

— Moi non plus je ne sais pas comment fonctionne notre Empreinte ; tu vas devoir m'apprendre, dit-il d'une voix basse, douce et hésitante.

Lucie se sentit rougir.

« C'est la vérité. Notre Empreinte lui permet de savoir des choses sur moi ! Et comment pourrait-il comprendre ? Même moi, j'ai du mal. »

Elle se racla la gorge.

— Alors, tu prétends savoir qu'il s'est passé quelque chose parce que tu l'as senti en moi ?

— J'ai senti ta souffrance. Pas comme la dernière fois, quand tu as bu mon sang. Cette fois-là, c'était ton corps qui souffrait. Ce soir, ta douleur était émotionnelle, pas physique.

Elle le dévisagea, stupéfaite.

— Oui, c'est vrai.

— Dis-moi ce qui s'est passé ?

— Pourquoi m'as-tu appelée ? demanda-t-elle, au lieu de répondre.

— Tu souffrais. Je souffrais aussi.

Il se tut, visiblement déconcerté par ses propres paroles.

— Je voulais que ça cesse, reprit-il. Alors, je t'ai envoyé de la force, et je t'ai appelée.

— Comment tu as fait ? C'était quoi, cette espèce de brouillard rouge ?

— Réponds à ma question, et je répondrai à la tienne.

— Bien. Ce qu'il s'est passé, c'est que ton père a tué Heath, l'humain qui était le consort de Zoey. Elle a essayé d'empêcher ce meurtre, et elle a échoué. Ça a brisé son âme.

Rephaïm la fixait avec intensité, et Lucie avait l'impression qu'il voyait le fin fond de son être. Elle ne pouvait détourner le regard, et plus ils se dévisageaient, plus elle avait de mal à rester en colère. Ses yeux étaient tellement humains ! Seule leur couleur détonnait, mais pour Lucie leur teinte écarlate n'était pas aussi étrange que cela. A vrai dire, elle était même d'une familiarité effrayante : ses propres yeux avaient eu autrefois cette couleur.

— Tu n'as rien à dire là-dessus ? lâcha-t-elle.

— Ce n'est pas tout, fit-il. Que me caches-tu ?

Elle sentit sa colère revenir.

— Il paraît que l'âme de ton père s'est brisée, elle aussi.

Rephaïm cligna des yeux, sous le choc.

— Je n'en crois rien !

— Moi non plus, mais Neferet a présenté son corps, vidé de son esprit, au conseil supérieur, et apparemment, ils ont avalé son histoire. Tu sais ce que je pense ? demanda-t-elle, la peur, la rage et la frustration lui faisant hausser la voix. Je pense que Kalona a suivi Zoey dans l'au-delà parce qu'il est complètement obsédé par elle!

— C'est impossible ! affirma Rephaïm, qui semblait aussi bouleversé qu'elle.

Mon père ne peut pas retourner dans l'au-delà. Ce royaume lui a été interdit pour l'éternité.

— Eh bien, manifestement, il a trouvé un moyen de contourner cette interdiction.

— Contourner l'interdiction de la déesse de la nuit elle-même ? Comment ?

— Nyx l'a chassé de l'au-delà ?

— C'était le choix de mon père. II était le combattant de Nyx, autrefois. Son serment a été rompu lorsqu'il est tombé.

— Quoi ? souffla Lucie. Kalona était du côté de Nyx?

Sans s'en rendre compte, elle s'approcha de lui.

— Oui. Il la protégeait de l'Obscurité.

— Que s'est-il passé ? Pourquoi est-il tombé ?

— Père n'en parle jamais. Toujours est-il que cela l'a rempli d'une colère qui l'a consumé pendant des siècles.

— Et c'est comme ça que tu as été créé, enchaîna Lucie. Tu es le fruit de cette colère.

— Oui, dit-il en la regardant droit dans les yeux.

— Et cette colère, cette obscurité t'emplissent-elles toi aussi ?

— Ne le saurais-tu pas si c'était le cas, tout comme je sens ta souffrance ?

N'est-ce pas ainsi que fonctionne notre Empreinte ?

— C'est compliqué. Tu vois, tu as pris le rôle de mon consort sans le vouloir, puisque je suis un vampire. Et il est plus facile pour un consort de percevoir des choses au sujet de son vampire que l'inverse. Ce que je sens de toi, c'est...

— Ma puissance, la coupa-t-il d'une voix fatiguée, presque vulnérable. Tu ressens ma force immortelle.

— Mince alors ! C'est pour ça que j'ai guéri aussi vite.

— Oui, et c'est pour ça que, moi, je ne guéris pas.

— Zut ! Tu dois te sentir tellement mal !

— Et toi, tu as l'air en pleine forme.

— Ça va. Mais je ne me sentirai vraiment bien que lorsque j'aurai trouvé un moyen d'aider Zoey. C'est ma meilleure amie, Rephaïm. Elle ne peut pas mourir.

— Kalona est mon père. Il ne peut pas mourir lui non plus.

Ils se regardèrent un long moment, chacun essayant de comprendre ce lien qui les rapprochait alors même que la souffrance et la colère tourbillonnaient autour d'eux, séparant leurs deux mondes.

— Et si on te trouvait quelque chose à manger ? proposa Lucie. Ensuite, je m'occuperai de ton aile, ce qui ne sera marrant ni pour toi ni pour moi, et ensuite on parlera de ce qui est arrivé à Zoey et à ton père. Tu dois bien savoir quelque chose ! Je ne ressens pas tes émotions aussi bien que tu ressens les miennes, mais je sais quand tu me mens. Je suis aussi quasiment sûre que je pourrais te retrouver, où que tu sois. Alors, si tu me mens, et que tu conspires contre Zoey, je te jure que je me vengerai avec toute la force de mon élément et de ton sang.

— Je ne te mentirai pas.

— Bien. Allons chercher la cuisine du musée.

Elle entra dans le manoir, et le Corbeau Moqueur la suivit comme s'il était attaché à la grande prêtresse rouge par une chaîne invisible mais incassable.

— Avec ce pouvoir, tu pourrais avoir tout ce que tu désires au monde, dit Rephaïm entre deux bouchées de l'énorme sandwich qu'elle lui avait préparé avec les ingrédients encore comestibles trouvés dans les réfrigérateurs du restaurant du musée.

— Non, pas vraiment. Bien sûr, je peux forcer un gardien de nuit fatigué, surmené et un peu abruti à nous laisser entrer dans le musée et ensuite lui faire oublier notre existence, mais je suis incapable de diriger le monde, ou un truc dingue du genre.

— C'est très pratique comme pouvoir.

— Non, c'est une responsabilité que je n'ai pas voulue, et c'est toujours le cas. Tu vois, je refuse de manipuler les humains. Ce n'est pas bien, et ça ne plaît pas à Nyx.

— Parce que ta déesse ne veut pas donner à ses sujets l'objet de leurs désirs ?

Lucie l'observa pendant un moment, enroulant une mèche autour de son doigt. Se moquait-il d'elle ? Cependant le regard de Rephaïm était tout à fait sérieux. Elle inspira profondément.

— Non, parce que Nyx laisse le choix à tous, et quand je manipule l'esprit d'un humain, que j'y tente des choses sur lesquelles il n'a aucun contrôle, je lui ôte son libre arbitre. Ce n'est pas bien.

— Tu penses vraiment que tout le monde devrait avoir la liberté de choix ?

— Oui. C'est pour ça que je suis là, à te parler. Zoey m'a rendu cette liberté.

Et ensuite, je t'ai fait le même cadeau.

— Tu m'as sauvé la vie en espérant que je suivrais mon propre chemin, et non celui de mon père, lâcha Rephaïm.

Surprise par sa sincérité, Lucie ne se demanda pas ce qui la motivait.

— Oui. C'est ce que je t'ai dit quand j'ai refermé le tunnel derrière toi et que je t'ai laissé partir, au lieu de te livrer à mes amis. Tu es responsable de ta vie maintenant. Tu n'as aucun devoir envers ton père, ni envers qui que ce soit. Et tu t'es déjà engagé sur une voie différente en me portant secours sur ce toit.

— Une dette non réglée est chose dangereuse. Il l'était logique que je le fasse.

— Oui, je comprends, mais ce soir, alors ?

— Ce soir ?

— Tu m'as envoyé ta force, et tu m'as appelée à toi. Si tu possèdes ce genre de pouvoir, pourquoi ne pas plutôt rompre notre Empreinte ? Cela aurait mis fin à ta souffrance.

Il cessa de manger et la fixa dans les yeux.

— Ne me prends pas pour ce que je ne suis pas. J'ai passé des siècles dans l'obscurité. J'ai vécu au quotidien avec le mal. Je suis lié à mon père. Il est plein d'une rage qui pourrait bien consumer ce monde et, s'il revient, mon destin est d'être à ses côtés. Vois-moi tel que je suis, Lucie. Une créature de cauchemar, née d'un viol et de la colère. J'évolue parmi les vivants, mais je serai toujours différent. Ni immortel, ni homme, ni bête.

Lucie se laissa imprégner par ces paroles. Elle savait qu'il était complètement honnête avec elle. Mais il n'était pas que cette machine de ressentiment et de mal. Elle l'avait vu de ses propres yeux.

— Eh bien, Rephaïm, tu as peut-être raison.

— Ce qui signifie que j'ai peut-être tort.

Elle haussa les épaules.

— Moi, ce que j'en dis...

Sans un mot, il secoua la tête et se remit à manger. ; Elle sourit et se mit à préparer un sandwich à la dinde.

— Bon, fit-elle en étalant de la moutarde sur du pain blanc. Quelle est ta théorie sur la raison de la disparition de l'âme de ton père ?

Il la regarda dans les yeux et ne prononça qu'un mot, qui lui figea le sang.

— Neferet.

CHAPITRE SEPT