Chapitre 32
David s'entraînait aux lancers francs. Durant les matches, il atteignait presque toujours sa cible, avec un taux de réussite de quatre-vingt-douze pour cent... le plus élevé de la ligue. Pour lui, rater ce genre de tir était impardonnable. On n'avait pas de main devant le visage, aucun adversaire pour vous bousculer ou tenter de vous prendre le ballon. Pour devenir expert dans l'exercice, il n'y avait qu'une méthode : pratiquer. L'issue de tant de rencontres se jouait sur la ligne de lancer franc.
Il en avait réussi douze d'affilée quand il entendit un faible bruit. Quelqu'un venait d'entrer par la porte latérale. David attrapa le ballon et dribbla jusqu'à l'autre bout du terrain. Son corps dégoulinait de sueur. Ses cheveux, à présent blonds et bouclés, lui collaient au front.
Il ne distingua aucun bruit de pas. Étrange. Peu de gens savaient qu'il laissait la porte ouverte lorsqu'il s'entraînait tôt le matin : ses coéquipiers, évidemment, Clip et l'équipe technique, TC, Laura, Gloria et James.
Alors, qui était entré ?
Il fonça vers le panier et fit un double pas, une de ses techniques favorites quand il se trouvait face à un joueur beaucoup plus grand que lui. Il bondissait, utilisait l'anneau du panier pour se protéger du bras du défenseur et lançait le ballon contre le panneau de l'autre côté. Deux points. Trois, s'il pouvait provoquer une faute de son adversaire.
Depuis qu'il était devenu Mark Seidman, il travaillait sur des appareils de musculation quatre fois par semaine. Ce régime d'exercice avait eu un impact immédiat sur son corps athlétique. Seidman avait un physique un peu plus fin et plus tonique que celui de David. Sa vitesse et sa capacité à sauter s'en trouvaient ainsi améliorées.
Toujours pas de bruit en provenance de l'entrée.
C'était peut-être tout simplement le vent contre la porte métallique. Ou un employé venu travailler dans les vestiaires.
Une seconde plus tard, David avait oublié le bruit de la porte et se concentrait sur son tir en suspension.
La voiture de Gloria bifurqua sur la bretelle de sortie de l'autoroute. Les yeux braqués devant elle, la jeune femme écrasa l'accélérateur.
Assise sur le siège du passager, Laura poursuivait k lecture du journal. Une seule pensée, cependant l'obsédait, oblitérant les horreurs du passé.
David. David était en vie.
Elle lança un regard à Gloria.
— Ça va ?
— Papa a tué Stan, répondit-elle. Il a assassine l'homme que j'aimais.
— Je sais, dit doucement Laura.
— Comment a-t-il pu faire une chose pareille ?
La voix de Laura n'était plus qu'un murmure.
— Tu as lu le journal. Il est malade. Il a perdu tout contrôle.
— Tu as fini le mois de juin ? demanda Gloria.
— Tout juste.
— Donc, tu as vu jusqu'où il est allé. Il a continué à droguer maman pour qu'elle ne se rende compte de rien. Puis il a couché avec elle, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle tombe enceinte... de ses œuvres et non de celles de Sinclair.
— Et Judy n'a rien dit, commenta Laura. Elle était terrifiée par ce qui risquait d'arriver, si la vérité éclatait au grand jour.
La voiture tourna à droite. Elles étaient presque à destination.
— Ils ont vécu avec ce secret pendant toutes ces années. En faisant semblant de rien.
— A mon avis, ce n'était pas si simple, dit Laura. Je doute qu'un jour se soit écoulé sans qu'ils repensent à ce 30 mai.
Gloria resserra les mains sur le volant.
— C'est délirant. Qu'est-ce qui a pu perturber ainsi l'esprit de papa ?
— Je ne sais pas. Son obsession aveugle pour maman peut-être, ou pour l'idée qu'il se faisait de la famille.
— Comment peut-il donner l'impression de nous aimer aussi fort, tout en étant un assassin ?
— Ce n'est pas une impression. Du moins, je ne crois pas. Il nous aime... peut-être trop, justement. Il a toujours assumé ses responsabilités. Maman n'a jamais levé le petit doigt pour l'aider quand il y avait un problème. Elle se reposait entièrement sur lui. Quelque part dans sa tête, il s'est persuadé qu'il a fait tout ça pour protéger sa famille.
— Toutes ces années... et on n'a jamais su.
Laura hocha la tête. Elle tenta de poursuivre la lecture du journal, mais c'était peine perdue L'anticipation lui mettait les nerfs à fleur de peau. David était en vie. Après tout ce temps, elle allait le voir, le serrer dans ses bras, lui expliquer qu'ils n'auraient jamais dû être séparés.
Plus que quelques minutes.
James parcourut sans bruit le corridor obscur. Il dépassa une salle de presse, une fontaine à eau vide, les vestiaires visiteurs. A gauche, il vit un grand container à ordures plein de gobelets en carton et de programmes. Il scruta l'autre extrémité du couloir. Personne.
Tout se passait si bien, jusqu'à ce que Mary s'aperçoive que David était le fils de Sinclair Baskin. Là, elle avait paniqué. Il avait tenté de l'apaiser, mais comment protéger la relation de David et Laura sans avouer à sa femme ce qu'elle l'avait contraint à faire autrefois ? Les familles, comme les vies, sont fragiles. Leur tissu facile à déchirer. Si on tire un peu trop fort dessus...
Il continua d'avancer dans le couloir. C'était par U que les joueurs pénétraient sur le terrain, sous les applaudissements ou les huées. La lumière arrivait en cascade. Le son du dribble résonna plus fort.
L'heure était venue. Il ne s'agissait plus de donne; quelques coups de sécateur par souci d'esthétique. Il devait creuser profond et extraire le mal à la racine Ensuite, ils seraient en sécurité.
À situation désespérée, solution désespérée. Dans ce cas, ça signifiait tuer. Il ne reculerait pas devant l'horreur de la tâche. Ses sentiments personnels devait être mis de côté.
Il se colla au mur, puis se pencha pour risquer un œil à l'intérieur. David, le dos tourné, s'exerçait au dribble au centre du terrain. Immobile, il faisait passer le ballon entre ses jambes en lui faisant décrire un huit.
« C'est bon pour la coordination main œil, docteur Ayars.
— Je vous en prie, appelez-moi James. »
James chassa fermement ce souvenir. En silence, il se glissa dans l'enceinte et se baissa pour se cacher derrière une rangée de sièges. David, qui n'avait rien entendu, dribblait maintenant avec deux ballons. Tel un soldat en embuscade, James leva doucement la tête. David gardait les yeux braqués sur le panier à l'autre bout du terrain tout en continuant de faire danser les ballons autour de lui. Les globes orange ressemblaient à des animaux bien dressés et obéissants.
« Comment faites-vous pour dribbler aussi vite, David ?
— Je m'entraîne.
— Vous ne regardez jamais le ballon quand vous faites ça ?
— Jamais. Il y a bien trop de choses plus importantes à surveiller. »
James se trouvait à une dizaine de mètres. D'ici, il ne pouvait pas rater sa cible. Fourrant la main dans sa poche, il en tira lentement le pistolet.
Des larmes lui montèrent aux yeux. Pas maintenant ! Il devait sauver sa fille, sa famille. Il devait en finir avec cette histoire une fois pour toutes.
Il visa.
Gloria pénétra dans le parking désert et contourna le bâtiment jusqu'à la zone B où se trouvait l'entrée latérale. Laura poussa un cri. Sa poitrine se contracta, lui bloquant quasiment la respiration.
— Non, chuchotat-elle. Non !
Elle avait bondi de la voiture avant même que celle-ci ne soit immobilisée et se précipitait vers l'entrée, dépassant le seul véhicule garé là.
La voiture de son père.
La main de James tremblait, mais ça n'avait plus d'importance. La cible était à portée. Il ne restait plus qu'à appuyer sur la détente. Tout serait fini. La paix redescendrait sur sa famille.
Du pouce, il arma le pistolet.
Ce fut alors qu'il entendit la porte s'ouvrir.
Le lourd battant de métal claqua, dans un fracas qui résonna tout au long du couloir, jusqu'à la salle d'entraînement. David fit volte-face et se figea en apercevant son beau-père.
— Papa ! cria une voix au loin.
Laura... Ses pas résonnaient tandis qu'elle courait dans leur direction.
Le temps pressait. James avait une tâche à accomplir, que sa fille en soit témoin ou non. C'était pour elle qu'il faisait ça. De nouveau, il visa.
Les yeux de David rencontrèrent les siens. Il eut seulement le temps de dire:
— Ne faites pas ça !
James l'ignora. Son doigt appuya sur la détente. Le coup partit.
Laura entendit la détonation.
— Non ! cria-t-elle.
Elle sprinta dans le corridor, tourna à droite et courut à perdre haleine jusqu'au couloir d'accès à la salle d'entraînement. Au loin, elle entendit quelqu'un s'enfuir.
Oh, mon Dieu, pitié, pitié... non. Je ne peux pas le perdre une seconde fois.
Quand elle entra dans la salle, elle fut prise d'un haut-le-cœur.
Du sang. Du sang par terre.
Elle se précipita vers la substance écarlate qui se répandait sur le parquet. Baissant les yeux, elle vit le corps immobile, la tête reposant dans une mare de sang.
Laura hurla.