Chapitre 24
— Tiens, tiens, qu'est-ce qu'on a là ?
— Merde, le shérif !
Graham Rowe s'avança vers les deux adolescents, n'avait pas mis longtemps à les retrouver. Mme Kelcher avait repéré l'endroit précis, sur la route 7, d'ou les œufs avaient été lancés sur sa voiture. Graham avait tout de suite compris que les coupables devaient se cacher en haut de Wreck's Pointe. Un vrai gymkhana, pour monter jusque-là en voiture. Personne n'empruntait la vieille route cahoteuse, mais si les bonnes gens de Palm Cove s'imaginaient que le shérif Rowe allait escalader une montagne à mains nues pour arrêter deux malheureux gamins, ils se fourraient le doigt dans l'œil.
— Alors, les gars, on balance des œufs sur les voitures ?
Le plus grand des deux se leva. Il tenait encore le projectile à la main.
— C'était juste pour se marrer, shérif.
— Allons, Tommy, tu ne trouves pas que vous êtes un peu vieux pour ce genre de bêtise ?
Les deux frères baissèrent la tête.
— Que va dire votre père ? Tommy ? Josh ? Aucun ne répondit.
Graham s'apprêtait à leur délivrer son petit sermon réservé aux fauteurs de troubles chroniques, quand il s'entendit appeler dans la radio de sa voiture. Il poussa un profond soupir.
— Allez, barrez-vous, tous les deux. Si je vous reprends encore à faire du grabuge, je vous enferme dans une cage avec un crocodile affamé. Compris ?
— Oui, m'sieur.
— Oui, shérif.
— Bien. Maintenant, disparaissez.
Les deux frères dévalèrent la colline sans demander leur reste.
Graham entendit son prénom crépiter une nouvelle fois. Maudite radio ! Plus infestée de parasites qu'un chien galeux faisant les poubelles de la ville. Graham se rua vers sa voiture et décrocha le micro.
— Ici le shérif Rowe. Qu'est-ce qui se passe ? La voix de son adjoint était difficilement audible.
— Mme Cassler, du Pacific International, vous a appelé. Elle veut que vous passiez là-bas immédiatement.
— Elle a dit pourquoi ?
— Elle a les formulaires que vous attendiez. Graham avait déjà démarré la voiture. Il brancha la sirène et appuya sur l'accélérateur.
— Dites-lui que j'arrive.
L'assassin se tenait au-dessus du corps de Judy. Les yeux fermés, elle semblait presque dormir. Mais si sa poitrine se soulevait et retombait, comme dans un profond sommeil, son corps était parfaitement immobile. Une petite mare de sang s'était formée par terre, à l'arrière du crâne, là où le buste en bronze de Kei l'avait atteinte.
Ne restait plus maintenant qu'à faire disparaître les différentes preuves.
Le petit bureau et le corps avaient déjà été arrosés d'essence, des feuilles de papier disposées ici et là. Pas trop d'essence et pas trop de papiers. Jusqu'ici, tout allait bien, mais il ne fallait pas se réjouir trop vite.
Depuis son arrivée dans la maison, tout avait marché comme sur des roulettes. Ils avaient parcouru l'étroit couloir décoré de posters de toiles de Chagall, de Dali et même de McKnight. Mais, au moment d'entrer dans le bureau, Judy avait commis une erreur.
Elle lui avait tourné le dos.
L'assassin n'en demandait pas tant. Le buste de Keats trônait sur un piédestal près de la porte. La réplique en bronze s'était révélée étonnamment lourde, mais une fois brandie elle était retombée facilement sur la tête de Judy, avec un bruit mat écœurant. Son corps s'était recroquevillé avant de s'effondrer.
Judy gardait dans son bureau tous ses journaux intimes et ses papiers importants. Une fois qu’ils auraient été détruits, consumés par les flammes comme leur auteur, toute preuve aurait disparu. Rien ne relierait plus le passé au présent. Tous seraient de nouveau en sécurité.
Un souffle d'air glacé balaya la pièce, semblable un murmure d'avertissement... on n'enterrait pas facilement le passé.
Les enquêteurs finiraient forcément par découvrir qu'il ne s'agissait pas d'un accident, que de l'essence avait favorisé la propagation du feu et qu'il s'agi donc d'un incendie criminel. Mais, d'ici là, la piste aurait refroidi, la neige effacé les traces. La voiture location aurait été rendue. L'assassin serait loin depuis longtemps.
Parfait. Tout était parfait.
Alors, pourquoi cette nouvelle montée de sanglots ?
— Adieu, Judy.
La main essuya une larme puis se tendit vers la boîte d'allumettes, en craqua une...
Ce fut alors que le carillon de la porte d'entrée retentit.
L'assassin sentit son cœur lui remonter dans la gorge. La panique le gagna à une vitesse vertigineuse, tandis que la flamme descendait lentement le long de l'allumette.
Nouveau coup sur le battant. Qui ? Pourquoi ?... La flamme atteignit les doigts de l'assassin qui, avec un petit cri de douleur, lâcha l'allumette sur les papiers répandus à terre, qui s'embrasèrent aussitôt.
Les dés étaient jetés. Il n'y avait plus de retour en arrière possible.
Va-t'en d'ici ! cria une petite voix quand de nouveaux coups retentirent à la porte. Va-t'en tout de suite !
L'assassin traversa le bureau en courant, abandonnant Judy dans l'espace exigu livré au feu.
Au moment où la porte de derrière s'ouvrait, une voix se fit entendre. Une voix familière, horriblement familière...
Laura ouvrit lentement la porte d'entrée.
La maison était plongée dans le noir. L'unique réverbère de la rue offrait seul un peu de lumière. La jeune femme fit le tour du vestibule des yeux. Pas un bruit, pas un mouvement.
— Tante Judy ?
Pas de réponse.
Une étrange odeur acre imprégnait la maison, l'essence ou du pétrole. Ça venait sûrement du gai i Quoique... Laura inspira plus profondément, et eut un haut-le-cœur. Ça sentait plutôt... le brûlé.
Elle passa la main le long du mur jusqu'à trouver l'interrupteur. Une lumière vive éclaira soudain l'entrée, l'aveuglant un instant. En rouvrant les yeux, elle vit de la fumée s'infiltrer sous la porte du bureau.
Oh, mon Dieu, non !
Laura se précipita. De longues volutes noires montaient vers le plafond. Elle posa la paume sur la porte et la retira vivement.
Le panneau était brûlant.
Sors d'ici, Laura ! Sors, et appelle les pompers. Judy a dû partir en laissant le fer allumé. Sors de là, bon sang !
Se protégeant les yeux d'une main, elle s'apprêta faire demi-tour quand un bruit lui parvint de l'intérieur du bureau.
Un toussotement.
Il y avait quelqu'un derrière cette porte.
Sans réfléchir, Laura ouvrit. Une rafale d'épaisse fumée noire l'atteignit de plein fouet. Elle tomba et roula sur le côté. Alors qu'elle se relevait, elle perçu un nouveau toussotement. Ou plutôt, un affreux bruit étranglé.
Malgré la fumée étouffante, elle risqua quelques pas dans le bureau. Sur le sol, elle découvrit Judy.
Laura se pencha et ouvrit la bouche, mais la fumée la prit à la gorge, la réduisant au silence. Sa tante la regardait de ses yeux implorants, prise d'une quinte de toux incontrôlable. Un filet de sang sirupeux dégoulinait de ses cheveux. Elle sentit la main de Judy placer quelque chose dans la sienne et refermer ses doigts dessus.
— Tiens, dit-elle dans un murmure rauque.
Laura fourra les objets dans sa poche et s'agenouilla à côté de Judy. Celle-ci venait de perdre connaissance ; sa respiration était irrégulière. La prenant par le bras, Laura commença à tirer. Le feu, pour l'instant circonscrit à un coin de la pièce, gagnait en force à un rythme lent mais régulier. Des papiers se recroquevillaient sous les flammes. Une chaise était sur le point de s'effondrer.
Puis le feu entra en contact avec l'essence.
D'un seul coup, le coin de la pièce s'enflamma. Le brasier commença à grignoter le tapis ; les rideaux s'embrasèrent. Laura s'aperçut alors que Judy était couverte d'essence. Les flammes se précipitaient vers elle.
Allez ! s'exhorta-t-elle en tirant plus fort. Je dois la sortir de là avant que...
La fumée obscurcissait tout. L'incendie ne s'arrêterait pas avant d'avoir pris son dû. Les flammes s'emparèrent de la table de travail, des livres, des chaises. Centimètre par centimètre, Laura tirait le corps de Judy, mais le feu gagnait du terrain, menaçant de les encercler.
Puis les flammes atteignirent Judy.
Un hurlement bref et hideux s'échappa de sa poitrine embrasée. Saisie de panique, Laura l'agrippa plus fort et continua de tirer. Elle n'était plus qu'à quelques centimètres de la porte quand elle trébucha sur le buste de Keats. Elle bascula en arrière. Sa tête heurta le cadre de la porte, envoyant dans son crâne des décharges de douleur. Le vertige la saisit.
Je dois me lever. Me lever et sortir Judy d'ici.
Il y avait de la fumée partout. Laura luttait pour respirer. Les flammes lui léchaient les pieds. Ses membres lui semblaient lourds comme des blocs de béton.
Il faut que je bouge. Il faut...
Elle rampa lentement. La douleur lui martelait la tête. Impossible de respirer. Elle s'immobilisa. Ses yeux se révulsèrent. Sa main n'atteignit jamais sa tante.
À l'instant où elle perdait connaissance, un bras puissant lui entoura la poitrine et la souleva.