Chapitre 20
La horde des supporters des Celtics prit d'assaut les entrées du Boston Garden pour le match d'ouverture tant attendu. On se bousculait dans les escaliers, devant les buvettes et dans les allées. Les riches abonnés qui occupaient les meilleures tribunes saluaient les ouvreurs comme de vieux amis. Tout en haut des gradins, les spectateurs admiraient les bannières du championnat et les numéros des joueurs mythiques suspendus aux poutres du plafond. Ce soir, à la mi-temps, deux nouvelles bannières seraient ajoutées à cette collection historique : celle du championnat de 1989 et le maillot de David Baskin.
Six mois s'étaient écoulés depuis que ce dernier avait mené les Celtics à la victoire en championnat. Six mois que l'Éclair blanc avait été élu meilleur joueur de la ligue. Et six mois qu'il s'était noyé sur une côte australienne.
L'atmosphère était donc mitigée. Les fans étaient partagés entre le calme respectueux et l'excitation. En cette fraîche soirée de novembre, un relatif silence régnait dans l'enceinte que ne foulerait plus jamais l'Éclair blanc.
Laura et Serita se tenaient au bout du couloir d'entrée. De là, les joueurs allaient bientôt pénétrer sur le terrain sous les clameurs assourdissantes (pour les Celtics) et les huées (pour l'équipe adverse). Les larmes aux yeux, Laura regardait l'arène familière. Elle n'était pas revenue ici depuis des mois, mais rien n'avait changé. La peinture était toujours écaillée, l'atmosphère toujours étouffante.
Deux agents de sécurité la serraient de près. Serita lui prit la main.
— Prête ? demanda-t-elle.
Laura hocha la tête. Les deux hommes les escortèrent dans l'éclat aveuglant des lumières du Garden. Laura et Serita essayèrent de ne pas marcher trop vite, de ne pas trop attirer l'attention. Personne ne semblait les avoir remarquées, ou alors on faisait comme si. Laura, les yeux braqués droit devant elle, sentit plutôt qu'elle n'entendit la foule faire silence, mais peut-être n'était-ce qu'un effet de son imagination. Il y avait cependant quelque chose d'étrange. Nul ne les dévisageait. Nul ne les montrait du doigt ni ne les sifflait.
Gloria et Stan étaient déjà installés à leurs places. Stan se leva, tout sourire, pour les accueillir.
— Ah, Laura, quel plaisir de te voir.
Il lui prit la main et y déposa un baiser.
La jeune femme ferma les yeux pour échapper au sourire de son beau-frère. Pas maintenant, se dit-elle. Pas ce soir. Pour une fois, essaie de te persuader que c'est le frère de David et pas une vermine.
— Merci, Stan. Je te présente mon amie Serita.
— Encore une merveilleuse créature, déclara-t-il en prenant la main de la jeune femme qu'il baisa à son tour. Avec trois beautés comme vous, je vais faire baver d'envie tous les hommes de cette salle.
Serita se retint d'éclater de rire. Une fois assise, elle se pencha pour marmonner à l'oreille de son amie : — C'est une blague, ce type ?
En guise de réponse, Laura se contenta de hausser les épaules.
— Je vais me chercher du pop-corn, annonça Stan en se levant. Ces dames auraient-elles envie de quelque chose ?
— Non, merci, répondit Laura.
— Rien pour moi, ajouta Gloria.
— Vous pourriez me rapporter un soda ? demanda Serita.
— Bien sûr. Quelle marque ?
— Un Coca light.
— Light ? répéta Stan avec son sourire automatique. Pour une brindille comme vous ?
Serita leva les yeux au ciel. Elle attendit que Stan soit hors de portée avant de se pencher de nouveau vers Laura.
— Encore une réplique mémorable, chuchotat-elle d'un ton sarcastique.
Laura la fit taire et se tourna vers sa sœur.
— Comment vas-tu, Gloria ?
— Très bien. Et toi, ton voyage ?
— Assez fructueux. Où sont papa et maman ?
— Ils passent prendre tante Judy au Sheraton. Ils ne devraient pas tarder.
— Bien.
— Laura, reprit Gloria. Je voudrais te demander une faveur.
Croisant le regard de sa sœur, Laura devina ce que celle-ci allait lui dire.
— Quoi donc ?
— Ça concerne Stan. Je sais que vous êtes en bisbille, tous les deux. J'ignore à propos de quoi, mais je l'aime, Laura. Vraiment. Tu voudrais bien lui donner une seconde chance ? Pour moi ? S'il te plaît.
Laura prit une profonde inspiration, un truc qu'elle utilisait fréquemment pour gagner un peu de temps. Manœuvre réussie. Au moment où elle ouvrait la bouche pour répondre, ses parents et Judy arrivèrent. Tout le monde s'embrassa et s'étreignit.
James serra Laura dans ses bras plus fort que de coutume.
— Comment va ma petite fille ?
— Bien, papa.
— A d'autres, marmonna-t-il. Laura eut un petit rire forcé.
— Il me manque tellement, chuchotat-elle.
— Je sais, chérie. Je sais.
La mort de David l'avait vieilli. Il avait le visage fatigué, marqué de nouvelles rides.
Sa mère aussi n'était plus que l'ombre d'elle-même. Laura s'aperçut qu'elle tremblait en retirant son manteau. Le mélange de nuits sans sommeil et d'un excès d'alcool avait transformé son teint de rose en un masque gris.
— Où est ton nouveau petit ami ? demanda James à Gloria.
Celle-ci sourit jusqu'aux oreilles.
— Il arrive. Il est juste parti chercher du pop-corn. Le Dr Ayars adressa un sourire chaleureux à son aînée.
— Nous avons hâte de faire sa connaissance.
— Je pense que vous allez l'aimer, dit Gloria.
— J'en suis sûr, répondit-il.
Malgré la chaleur qui régnait dans la salle, Laura vit que sa mère frissonnait.
— Ça va, maman ? lui demanda-t-elle. Mary plaqua un sourire sur ses lèvres.
— Juste un petit rhume. Pas de quoi s'inquiéter. L'espace d'un instant, tous se turent, faisant mine de s'intéresser à ce qui se passait sur le terrain.
— Le voici ! s'écria Gloria.
Laura se retourna. Descendant l'escalier d'un pas vif, Stan regardait Gloria comme s'il n'avait d'yeux que pour elle. Quel faux jeton ! Même si elle devait admettre que dans son rôle d'amoureux transi il était très convaincant.
Les têtes du petit groupe se tournèrent dans sa direction. Arrivé à leur hauteur, il déposa un baiser sur la joue de Gloria, qui rougit et lui prit la main.
— Maman, papa, tante Judy, commença-t-elle, je voudrais vous présenter Stan Baskin.
Stan dégagea sa main et se figea. Son sourire disparut. Son visage perdit toute couleur. Sa bouche s'ouvrit.
Mary et Judy semblèrent elles aussi se décomposer. Seul James ignora l'expression de Stan.
— Ravi de vous rencontrer, dit-il en tendant la main. Pareil à un boxeur qui utilise le compte à rebours pour recouvrer son équilibre, Stan commença à se reprendre. Son sourire revint - moins éblouissant toutefois. Il serra la main de James.
— Moi de même, monsieur.
Puis il salua cordialement Judy et Mary, mais sans croiser leur regard. Enfin, il s'assit.
— Bon sang, t'as vu ça ? murmura Serita à l'oreille de Laura.
— Bizarre, hein ?
— Tu m'étonnes.
Laura vit sa mère se tasser sur elle-même. Même tante Judy paraissait mal à l'aise. Un silence embarrassé pesait sur eux tous. A la gauche de Laura, un siège demeurait libre pour TC. Il avait prévenu qu'il serait en retard. Laura regrettait son absence : elle aurait aimé avoir son avis sur la drôle de scène à laquelle ils venaient d'assister.
Pour rompre le silence inconfortable qui menaçait de s'éterniser, Laura se tourna vers Judy.
— Parlenous de Colin, dit-elle. Sa tante eut l'air soulagée.
— Il est professeur de géologie à Colgate. C'est le directeur du département.
— Et ? la relança Serita. Judy sourit.
— Il est merveilleux.
— C'est formidable ! s'exclama Gloria.
— Oui. Enfin, assez parlé de moi, répondit Judy. J'ai entendu dire que les Celtics plaçaient beaucoup d'espoirs dans ce Seidman.
Mary Ayars s'efforça de faire comme si de rien n'était.
— Ça ne t'a toujours pas passé, cette folie du basket, Judy?
— Tu plaisantes ? J'ai déjà mes billets pour la finale et je me suis abonnée à MSG pour voir tous les matches des Knicks cette année.
Apparemment, elle aussi faisait de son mieux pour donner le change.
— Qui sont les Knicks et qu'est-ce donc que MSG ? demanda Mary.
Judy éclata de rire.
— Laisse tomber.
Leur conversation fut interrompue par le crépitement du haut-parleur.
— Mesdames et messieurs, les Boston Celtics !
Un grondement soudain s'éleva de partout, et l'arène s'embrasa. Douze hommes en survêtement vert entrèrent au pas de course sur le terrain, et le vacarme s'intensifia. L'espace d'une seconde, Laura chercha David sur le parquet. Puis se rappela qu'il n'était pas là, qu'il ne serait plus jamais là. Une douleur familière lui transperça le cœur.
Les joueurs firent plusieurs tours de terrain avant de commencer à s'échauffer, certains par des étirements, d'autres avec des tirs. Sous le panier, Laura repéra Earl qui leur adressa un signe discret. En réponse, Serita lui souffla un baiser. Laura scruta les autres visages. Chacun des coéquipiers de David lui adressa à son tour un sourire chaleureux et triste. Timmy Daniels, Johnny Dennison, Mac Kevlin, Robert Frederickson... tous, à l'exception d'un seul.
Le numéro 30.
Le seul qu'elle ne reconnaissait pas. Il devait mesurer un mètre quatre-vingt-cinq, avait des cheveux blonds et bouclés, et un corps proche de la perfection. Elle l'observa effectuer des doubles pas avec décontraction, lançant le ballon contre le panneau du panier sans le regarder, sachant qu'il l'atteindrait exactement selon l'angle voulu pour y entrer. Ce devait être le nouveau dont Earl et Serita lui avaient parlé la semaine précédente. Comment s'appelait-il déjà ? Tante Judy venait d'en faire mention. Seidman. Mark Seidman. L'homme venu de nulle part.
Comme hypnotisée, Laura regarda le nouveau Celtic participer à réchauffement : attendre dans la file, tirer, attendre dans la file, dribbler. Ses mouvements étaient précis et fluides. Il semblait détendu, incroyablement détendu pour un bleu dont la presse faisait le nouveau sauveur de l'équipe.
TC arriva au moment où l'arbitre lançait le ballon pour donner le coup d'envoi du match. Il salua tout le monde (sauf Stan), et se glissa doucement devant eux (sauf Stan, à qui il écrasa les pieds).
— Désolé, vieux. J'ai pas fait exprès.
Il ignora le regard furieux de Stan et s'effondra sur le siège vide à côté de Laura.
— Désolé d'être en retard.
— Tu n'as pas raté grand-chose.
Ils se concentrèrent ensuite sur le jeu. Johnny Dennison passa à Timmy Daniels. Timmy regarda autour de lui avant de passer à Mac Kevlin, qui passa à Mark Seidman. Celui-ci se retrouva bloqué dans un coin par deux adversaires.
— Il va devoir tirer, fit remarquer TC.
Comme sur un signal, Seidman bondit dans les airs, pivota et tira. Le ballon toucha le panneau et traversa le cercle. Laura en eut le souffle coupé. Son ventre se noua. Ce tir en suspension... pas étonnant que ce type ait été surnommé l'Éclair blanc II.
— Mon Dieu, TC, tu as vu ça ?
— Sacré beau panier.
— Incroyable, oui, marmonna Judy.
Mary ne prêtait aucune attention au match. Ses yeux s'égaraient en direction de Stan. Lui aussi se préoccupait moins du jeu que de ses voisins immédiats. Sa main agrippait celle de Gloria.
— Qu'est-ce que tu sais de lui ? demanda Laura à TC.
— De Seidman ? Uniquement ce que j'ai lu dans les journaux. Et Earl m'en a parlé une fois ou deux. Il m'a dit qu'il n'était pas bavard et restait dans son coin.
Sur le terrain, Mark Seidman jouait comme un possédé. Il marqua huit points dans le premier quart temps, plus trois passes décisives et quatre rebonds. Les Celtics menaient de sept points. À la pause, ils en avaient douze d'avance.
La cérémonie organisée pendant la mi-temps sembla se dérouler dans un brouillard. Laura descendit sur le terrain, tandis que la salle entière se figeait dans le silence. Elle tint le coup, entendit les paroles solennelles, regarda, la lèvre inférieure tremblante, Earl et Timmy hisser au plafond le numéro de David.
Judy Simmons, elle, ne suivit pas vraiment la cérémonie. Les yeux rivés sur Mark Seidman, elle scrutait sa réaction pendant l'hommage à David Baskin. S'il garda une expression impassible, à aucun moment son regard ne se posa sur Laura.
Des pensées folles, irrationnelles, traversaient l'esprit de Judy. Elle tenta de mettre de l'ordre dans cette bousculade afin de bâtir une théorie cohérente - en vain.
Pris séparément, les faits n'étaient pas significatifs. De nombreux joueurs avaient copié le tir en suspension de David. Il y avait cë jeune de l'UCLA et le meneur de Seattle. Partout, les basketteurs tentaient de perfectionner la technique de l'Éclair blanc, cette impulsion rapide impossible à bloquer. Non, cela seul n'avait rien de louche.
Sauf, bien sûr, si on connaissait toutes les données du problème.
Laura retourna à sa place, la tête haute et les yeux secs. Les larmes viendraient plus tard, se dit Judy, quand elle serait seule, à l'abri des regards. Elle embrassa sa nièce sur la joue en tâchant de chasser les idées invraisemblables qui continuaient de lui trotter dans la tête. Sans doute se laissait-elle influencer par sa nature soupçonneuse. Mieux valait réfléchir froidement à la situation plutôt que de tirer des conclusions hâtives et de s'engager dans un champ de mines.
Et si ses soupçons se révélaient fondés, si les fantômes du passé se relevaient une fois encore, il faudrait les affronter.
Mark se prit la tête dans les mains. Assis sur le banc devant son casier, il tentait de faire abstraction de la folie médiatique qui se déchaînait dans les vestiaires. La plupart des journalistes le laissaient tranquille, sachant qu'il ne parlait pas à la presse, et s'adressaient à des clients plus bavards, tels Earl Roberts, Timmy Daniels et Mac Kevlin.
C'avait pourtant été le match de Mark Seidman. Pour cette première apparition, il avait marqué vingt-sept points, effectué douze rebonds et huit passes décisives pour offrir aux Celtics une victoire de 117 points à 102 sur Washington. Qui aurait pu imaginer que ce talent naissant dépasserait toutes les espérances placées en lui ? Réussir en avant-saison était une chose. S'imposer devant la foule du match d'ouverture au Boston Garden en était une autre. Cependant, Mark ressemblait plus à un vétéran fatigué qu'à un bleu. Sa concentration sur le terrain était proprement stupéfiante. Jamais il n'échangeait de signes de connivence avec ses coéquipiers après un panier, jamais il ne souriait ni ne saluait un beau tir. Il ne laissait jamais filtrer la moindre émotion. Heureusement, il lui restait la beauté de son jeu, cette grâce du maître en pleine possession de son art.
Clip Arnstein entra dans les vestiaires, son légendaire cigare de la victoire entre les dents. Les journalistes se ruèrent sur lui.
— Qu'avez-vous pensé du match, Clip ?
— Je fume un cigare, non ? répondit-il.
— Et le jeu de Mark Seidman ?
Pour toute réponse, il sourit plus largement encore.
— Et vous pouvez me citer, les gars. Maintenant, soyez gentils et sortez d'ici. Les joueurs doivent se préparer pour la réception.
En d'autres circonstances, les journalistes auraient protesté, mais pas cette fois. Ils savaient que les Celtics assistaient à une soirée en l'honneur de David Baskin. Le joueur décédé avait été le chouchou de la presse : drôle, aimable, imprévisible, toujours disponible pour répondre aux questions sans pour autant se mettre en avant.
Tandis que les joueurs se rhabillaient, Clip se dirigea dans le coin à l'écart où Mark était toujours assis, tête baissée. Il lui posa la main sur l'épaule.
— Ça va ?
Mark hocha la tête.
— Écoute, je sais que tu n'aimes pas t'exposer et parler à la presse. C'est ton affaire. Mais David représentait beaucoup pour ces gars. Je sais que tu n'es pas un mondain et j'ai cru comprendre que tu ne voulais pas fraterniser avec tes coéquipiers. Je ne te le reprocherai pas tant que tu feras ton boulot correctement. Tu comprends ?
Mark leva la tête.
— Oui.
— Donc, je passe sur ton mutisme, même s'il ne me plaît pas. Mais je n'accepterai aucun acte de ta part qui leur donne l'impression d'être méprisés.
Les derniers Celtics quittèrent les vestiaires, laissant les deux hommes seuls dans la pièce jonchée de serviettes de toilette.
— Je dois mettre une limite, Mark, reprit Clip, la voix tremblante, le visage écarlate. Je me fous que tu sois un joueur extraordinaire. David Baskin comptait énormément pour nous tous. Si tu manques de respect à sa mémoire, tu auras beau être le Messie, je ferai en sorte que tu restes assis si loin sur le banc de touche que tu auras de la chance si tu vois le parquet. Compris ?
Mark aurait tellement voulu se lever et serrer dans ses bras son frêle interlocuteur, pour l'heure en colère.
— Je crois, dit-il.
Clip se calma, sa voix s'adoucit.
— On te compare déjà à David. Tu tires comme lui, tu bouges comme lui, et tu as pris son poste.
Il se dirigea vers la porte.
— Prépare-toi. Nous irons ensemble.
Mark hocha la tête. Toute résistance supplémentaire ne ferait qu'attirer l'attention sur lui. Paniqué, il se mit à trembler de manière incontrôlable à l'idée de pénétrer dans le salon de réception. Les autres joueurs seraient là. TC serait là... et tous ses voisins de rangée. Il avait évité de regarder dans cette direction pendant le match. Mais, même s'il ne l'avait pas vue, il avait senti sa présence dès qu'elle était entrée dans la salle. Que cela lui plaise ou non, il allait se retrouver face à elle pour la première fois. Son ventre se contracta.
Mark Seidman allait rencontrer Laura Baskin.