Chapitre 8
— Estelle ?
— Oui, Laura ?
— Où sont les modèles pour notre collection chaussures de cet hiver ? Ça fait dix minutes que je les ai demandés.
— Tout de suite.
— Et je veux Marty Tribble dans mon bureau. Son plan marketing, c'est pour les petites vieilles. Je ne cible pas les maisons de retraite, bon sang.
— Ça marche.
— Dites aussi à Hillary qu'on n'est pas encore couchés. Ces patrons de jupes ne vont pas du tout. On restera là tant qu'ils ne seront pas parfaits.
— D'accord.
— Et envoyez-moi Sandy d'ici une heure. J'ai une idée pour une nouvelle ligne de produits.
— Sandy. Dans une heure.
— Et dites à la comptabilité que je veux le journal de toutes les opérations qui ont eu lieu en mon absence. Il y a quelque chose qui cloche dans mes chiffres.
— OK. Autre chose, Laura ?
— J'ai très envie d'un café.
— Je vous l'apporte.
Estelle s'arrêta, pivota sur elle-même.
— Laura ?
— Oui?
— Ça fait plaisir de vous revoir.
— Merci, Estelle.
Celle-ci partie, Laura contempla son bureau et secoua la tête. Quel foutoir. Elle parcourut rapidement la pile de dossiers, se demandant par où commencer. La distribution pataugeait. Les collections d'hiver étaient sens dessus dessous, et il ne restait plus que deux jours pour y remettre de l'ordre.
Laura se cala dans son fauteuil. Avait-elle bien fait de revenir au bureau ? D'accord, cela lui changeait les idées, mais tout lui paraissait décalé, comme quand on rentre chez soi après une longue absence : familier et étranger en même temps. Si le travail était thérapeutique, la guérison serait lente et laborieuse. Ses mains tremblaient. Son cœur semblait toujours pris dans un étau. Mais Serita l'avait dit, une chose à la fois.
Le téléphone sonna.
— Oui, Estelle ?
— Une visite pour vous. Un certain Stan Baskin.
— Faites entrer.
Estelle ouvrit la porte et s'effaça pour laisser passer Stan. H salua Laura avec un sourire chaleureux.
— Bonjour, fillette. Ça fait plaisir de te voir à nouveau au travail.
— Quelle bonne surprise, Stan. Assieds-toi.
— Je ne te dérange pas au moins ?
— Si. Mais ça tombe bien. J'ai besoin d'une pause.
— Tu es sûre ?
— Absolument.
Sa main droite, remarqua-t-elle, était enveloppée de bandages.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
— Ah, ça ! J'ai refermé la portière dessus. J'ai toujours été l'empoté de la famille.
— Ça doit faire mal. Je peux t'offrir quelque chose ?
— Non, ça va. T'inquiète.
Laura fit le tour de son bureau pour s'approcher du fauteuil de Stan.
— Pourquoi n'es-tu pas venu hier ? Stan hésita.
— C'est gentil de m'avoir invité, mais je n'avais rien à faire là-bas.
— Tu es son frère.
— Peut-être, mais je me serais senti de trop. C'était réservé aux proches de David, à ceux qu'il avait aimés. Moi... je n'entre pas dans cette catégorie-là.
— Ce n'est pas vrai, protesta Laura. Votre différend n'enlève rien au fait que tu étais son frère. Pense à tout ce que vous avez partagé dans l'enfance. Ta place était parmi nous, Stan. Et tu as droit à une partie de son patrimoine.
Stan secoua lentement la tête.
— J'ai brûlé tous mes vaisseaux, Laura. Je ne veux rien de David, à part une chose qu'il ne pourra jamais m'accorder : lé pardon.
— S'il était encore en vie, je suis sûre qu'il l'aurait fait.
— Pas moi.
Il marqua une pause.
— Écoute, Laura, je sais que tu es débordée, alors je vais te dire ce pour quoi je suis venu. Je voulais t'inviter à dîner demain soir. Une sorte de repas d'adieu.
— Repas d'adieu ? Il hocha la tête.
— Oui, je repars pour le Michigan après-demain matin.
— Tu t'en vas ?
Laura s'était habituée à la présence de S tan. Seul et unique parent de David, il faisait partie intégrante de la famille. Elle se reposait sur lui.
— Mais pourquoi ? Je croyais que tu aimais bien Boston.
— C'est vrai. Mais le projet de galerie marchande est tombé à l'eau. Je n'arrive pas à réunir les capitaux. Et... j'ai l'impression d'abuser... de m'incruster dans la famille de David.
— Tu ne t'incrustes pas.
— Quoi qu'il en soit, acceptes-tu de dîner avec moi demain ?
Joignant les mains, Laura les referma sur l'arête de son nez.
— J'ai une faveur à te demander, Stan.
— Bien sûr.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais David n'a pas laissé de testament. Sa fortune me revient de droit. Et j'aimerais la partager avec toi.
— Laura, je ne peux pas.
— Je veux que tu bâtisses ta galerie marchande autour du thème du basket. Combien te faudrait-il pour commencer ?
— Laisse tomber.
— Pourquoi ?
— Je te l'ai déjà dit. Parce que je ne le mérite pas.
— Alors fais-le pour moi. J'ai besoin de nouveaux points de vente pour Svengali dans la région. Une galerie marchande, ce serait parfait.
Stan secoua la tête, mais Laura ne désarmait pas.
— Tu pourrais lui donner le nom de David, Stan. Penses-y comme à un mémorial de ton amour pour lui, une façon de montrer au monde combien il comptait pour toi. Un million de dollars, ça irait pour lancer le chantier ?
Tout en parlant, Laura ressentit un léger malaise. Les paroles de David remontèrent à sa mémoire. On a coupé les ponts... Elle s'efforça de ne pas y penser.
— Sérieusement, Laura, je ne me sens pas le droit de...
— Alors c'est d'accord. Je demande à mon avocat de te faire le chèque demain après-midi. Ça te va ?
Il rit doucement.
— Laura, on t'a déjà dit que tu étais une tête de mule ?
— Très souvent. Ça te va ? Stan haussa les épaules.
— Je ne sais pas quoi dire.
— Dis oui, insista Laura, l'esprit en déroute. Tout compte fait, était-ce une bonne idée ?
— Dis que tu annules ton billet de retour dans le Michigan. Dis que tu t'attelleras à ton projet de galerie marchande. Dis que tu as toujours envie de faire partie de notre famille.
— Mais bien sûr que j'ai envie de faire partie de votre famille.
— Alors dis oui.
Stan baissa brièvement les yeux.
— Tu ne le regretteras pas, Laura.
Elle esquissa un sourire forcé. Elle songeait que c'était déjà fait.
Clip Arnstein éteignit son cigare et contempla pardessus la table ses deux joueurs vedettes. À bientôt trente ans, Earl était à l'apogée de sa carrière. Il n'avait pas son pareil pour contrer un tir. Mais s'il avait marqué des points, c'était grâce aux passes magistrales de David, et s'il avait bénéficié de tant d'ouvertures, c'était parce que l'équipe adverse était trop occupée à essayer de neutraliser l'Éclair blanc.
Timmy Daniels avait quelques années de moins. Athlète accompli, c'était un battant, à l'image de David. Il aimait gagner et était prêt à tout pour décrocher la victoire. Il ne fallait pas se fier à son allure juvénile ; c'était un vrai dur, comme Clip en avait rarement croisé en cinquante ans et quelques de métier. Depuis la disparition de David, il pouvait prétendre au titre du meilleur tireur de la ligue.
Clip sortit un autre cigare, arracha le bout avec les dents.
— Il serait temps qu'on cause, tous les trois.
— Qu'est-ce qui se passe, Clip ? s'enquit Timmy.
— J'ai les résultats du vote. Vous deux êtes maintenant les capitaines de l'équipe.
Timmy jeta un coup d'œil à Earl avant de répondre.
— Je crois pouvoir dire en notre nom à tous les deux que c'est un honneur dont on se serait bien passés.
— Je sais, dit Clip. Nous savons tous que sans David l'équipe ne sera plus la même. Notre vie ne sera plus la même. Mais il faut qu'on continue. La saison débute dans deux mois. On commence le recrutement la semaine prochaine.
— Vous voulez qu'on fasse quoi ? demanda Timmy. Clip leur remit un dossier à chacun.
— Voici des infos sur les candidats potentiels auxquels on doit faire passer des essais.
Les deux joueurs parcoururent le dossier. Lorsqu'il eut terminé, Timmy le referma d'un coup sec.
— C'est de la merde.
Clip acquiesça d'un hochement de tête.
— La sélection de cette année n'a rien d'exceptionnel, et en plus, quand on gagne un championnat, on est les derniers à recruter. Y a un problème, les gars. Nous avons perdu l'un des meilleurs joueurs de la ligue. Nous n'avons même plus de tireur digne de ce nom sur la ligne d'avant. Alors voici ma question : qui va-t-on pouvoir choisir sur cette liste de joueurs ?
— Je n'en sais rien, dit Timmy. Mais vous en avez vu d'autres, Clip. Vous êtes réputé pour vos transactions de dernière minute. Ce n'est pas un hasard si on vous surnomme le Faiseur de miracles.
Clip eut un petit rire.
— Merci pour le vote de confiance. Tu ne dis rien, Earl. Quel est ton avis ?
— Personne ne remplacera David, fit Earl à voix basse.
— Je sais. Je ne cherche pas à le remplacer. L'équipe dans son ensemble devra revoir ses bases. Sans David, tu n'auras plus les passes décisives, Earl. Il faudra jouer plus lent, plus maîtrisé. Au plus près de la zone, comme à Notre Dame. Toi, Timmy, ton tir extérieur reste inégalé. Mais tu devras te montrer plus créatif. Et même avec tout ça, nous aurons besoin d'autres pièces pour faire tourner la machine. Il se pourrait que je négocie des transferts.
— Des transferts ? répéta Timmy. Vous n'allez pas casser le groupe !
— Les affaires sont les affaires, Tim. J'ai bien dû échanger trois vétérans réputés pour pouvoir engager David et Earl. S'il le faut, je le referai.
— Il n'y a pas d'autre solution ? Clip hocha la tête.
— Bien sûr que si.
— Laquelle ?
Le Faiseur de miracles se leva.
— Prier pour qu'il y ait un miracle.
Stan s'éveilla en sursaut. Aurait-il fait un cauchemar ? Impossible. Pour la première fois, tout marchait comme sur des roulettes.
Il bascula ses jambes pardessus le bord du lit, empoigna le réveil. Trois heures et demie du matin. Quelle journée ! Comme si avoir roulé Laura dans la farine n'avait pas suffi, le soir même il avait remporté une nouvelle victoire. Peut-être aurait-il dû s'abstenir. Peut-être avait-il eu tort de tenter le diable, mais bon sang, comment aurait-il pu résister ?
La femme lovée à côté de lui se tortilla pour se rapprocher. Le spectacle de son corps nu lui coupa le souffle. Rien que de la voir, Popaul se mit au garde-à-vous.
— Ça va ? lui demanda-t-il.
Gloria leva sur lui un regard de petit animal.
— Oui. Je suis heureuse.
— Moi aussi, je suis heureux. Tu sais, tu es la plus belle femme que j'aie jamais vue.
Elle frissonna.
— Merci.
— Je le pense vraiment, Gloria. Ça fait si longtemps. Si longtemps que je ne me suis pas senti aussi proche de quelqu'un.
— Tu es sérieux, Stan ?
— Et comment !
— S'il te plaît, ne te moque pas de moi.
Se recouchant, il passa un bras autour de son corps tiède.
— Ça ne me viendrait pas à l'idée, Gloria. Je... Je ne sais pas si je devrais te dire ça.
— S'il te plaît, implora-t-elle.
— Ça peut paraître bateau, mais j'ai l'impression que quelque chose de merveilleux a commencé hier soir.
— C'est vrai ?
— J'espère que tu ne m'en veux pas de ma franchise, poursuivit-il. Normalement, je suis plutôt timide et réservé. Je ne me livre pas facilement. Mais avec toi, je me sens bien. Comme si je pouvais tout te dire.
Elle sourit, radieuse.
— C'est pareil pour moi.
Elle changea de position dans le lit, Stan l'observait. Elle avait des seins magnifiques, gros, ronds et fermes. Popaul était comme un bloc de béton entre ses jambes.
— Mais avant qu'on aille plus loin, j'aurais des choses à te dire.
— À propos de quoi ? demanda Stan.
— De mon passé.
— On en a déjà parlé. Ça n'a aucune importance, Gloria.
— T'ai-je raconté la dernière fois où j'ai couché avec un homme ? Ou plus exactement avec des hommes ?
Stan tenta de masquer sa surprise.
— Tu ne me dois aucune explication.
— Malheureusement, si. Après ça, je pourrai m'en aller si tu le souhaites.
Un an plus tôt, Gloria vivait sur la côte Ouest avec un dealer. Pour la centième fois, elle était persuadée d'avoir rencontré l'homme de sa vie. Tony avait beau dealer et tourner des films pornos à ses heures, il n'était pas comme les autres. Il était gentil. Il tenait à elle. D'accord, il lui fournissait de la drogue, mais elle était déjà accro avant leur rencontre. Tony disait qu'elle maîtrisait la situation, qu'un sevrage à ce stade serait douloureux. Et, pour ne pas la voir souffrir, il continuait de l'approvisionner en héroïne et en coke.
Ce qui n'empêchait pas Gloria de traverser des moments dépressifs. Alors elle se défonçait pour oublier à quel point elle pouvait être nulle. Elle restait au Ut des journées entières. Quelquefois, des semaines passaient sans qu'elle en garde le moindre souvenir.
Elle vivait avec Tony depuis trois mois environ lorsqu'il rentra à la maison en compagnie d'un gros trafiquant colombien. Ils dînèrent ensemble, mais elle ne s'en souvenait pas vraiment. Tony lui avait donné de la came de premier choix, et Gloria était en train de planer. Elle n'en remarqua pas moins que le Colombien ne la quittait pas des yeux. Mais ce n'était pas nouveau. Et elle ne craignait rien puisqu'elle était avec Tony. Et que Tony l'aimait.
Il se faisait tard, et Gloria se sentait fatiguée.
« Tony ?
— Oui, Gloria ?
— Je vais me coucher. Je suis claquée.
— OK. Dis bonsoir à notre invité. »
Elle s'exécuta et monta dans la chambre en s'accrochant à la rampe. Après avoir fermé la porte, elle retira son T-shirt et son pantalon.
« Guapa ! Jolie ! »
Elle fit volte-face, s'efforçant de se couvrir avec les mains. Le Colombien poussait la porte. « Qu'est-ce que vous faites ici ? » Tony entra derrière lui.
« Tout va bien, ma puce.
— Que... Qu'est-ce qui se passe ?
— M. Enrique est un de nos gros fournisseurs, Gloria. Il m'a demandé une petite faveur.
— Mais, Tony...
— C'est bon, ma puce. Je serai là. On va bien s'amuser. »
Les yeux exorbités, le Colombien se déshabilla rapidement.
« Tony, je ne veux pas. »
À son tour, Tony entreprit d'ôter ses vêtements.
« Pour moi, Gloria. S'il te plaît. »
Tremblante, elle se tourna vers le Colombien, planté devant elle dans le plus simple appareil. Brutalement, il lui attrapa un sein.
« S'il vous plaît, non. »
Il la poussa sur le lit. Gloria fondit en larmes. Tony la tint pendant que le Colombien disposait d'elle à sa guise.
Stan la serra dans ses bras.
— C'est fini, Gloria. C'est du passé.
— Non. Il faut que je te raconte toute l'histoire tant que j'en ai le courage.
Le lendemain matin, au réveil, Gloria se sentait sale et meurtrie. Elle se fit un rail de coke et se traîna sous la douche. Elle resta sous le jet puissant jusqu'à ce qu'il n'y eût plus d'eau chaude. Mais elle n'avait pas l'impression d'être propre pour autant.
Gloria ne pleura pas ce matin-là. Pour la première fois, elle voyait les choses avec lucidité. Rien n'avait changé. Tony était exactement comme les autres. Comme Brad, Jeff, Stuart, Mike, JJ, Kenny et compagnie. Il la considérait comme un objet, tout juste bonne à satisfaire ses lubies.
Alors Gloria décida d'en finir.
Pour commencer, elle téléphona à Laura. Les deux sœurs ne s'étaient pas parlé depuis huit mois, mais elles s'aimaient toujours. Les parents, c'était une autre paire de manches. Ils avaient fait une croix sur elle depuis longtemps. Pas Laura. Et Gloria eut envie d'entendre sa voix une dernière fois.
Laura fut ravie d'avoir de ses nouvelles. Elle proposa qu'elles se voient bientôt - pourquoi pas la semaine suivante ?
« Tout va bien, Gloria ? Et si tu venais passer quelque temps chez moi ? »
Gloria déclina l'invitation, la remercia et raccrocha. Restait maintenant à trouver le moyen de se tuer. La solution lui vint rapidement. Une overdose. Une de ses amies à San Francisco l'avait fait six mois plus tôt. C'était décidé. Le soir même, elle s'injecterait une dose massive d'héroïne.
En rentrant ce soir-là, Tony se répandit en excuses et déclarations d'amour.
« J'étais tellement déchiré, Gloria, que je ne savais plus ce que je faisais. Désolé, ma puce. Pardonne-moi, je t'en supplie.
— Tu es sérieux, Tony ?
— Bien sûr, chérie. Jamais je ne te ferais de mal. Je t'aime, mon bébé. Tu le sais, non ? »
Gloria hésitait. Peut-être qu'il était sincère. Peut-être qu'il l'aimait, tout compte fait. Il n'avait pas dû se rendre compte, sinon il ne lui aurait pas fait ça.
Tony l'apaisa, la réconforta du mieux qu'il put. Il avait reçu une nouvelle marchandise. Le top du top. Et elle avait besoin d'un shoot.
« Comment tu te sens, chérie ?
— Je plane, répondit-elle avec un sourire.
— Tant mieux, bébé. »
Elle sentit ses mains sur elle. Il était en trac: déboutonner son chemisier. Il l'enleva ; le pantalon et la culotte suivirent. Gloria se mit à glousser.
« Tu veux qu'on fasse ça maintenant ?
— Oui, chérie. J'ai prévu quelque chose spécial. »
Quelque chose de spécial. Elle ferma les yeux pendant que la drogue palpitait dans ses veines. Elle se sentait bien, toute nue avec Tony.
Il lui immobilisa les bras et les jambes. Sans raison. Elle n'avait pas l'intention de se débattre, sauf que des fois il aimait ça. Une clarté soudaine l’éblouit. Tony avait dû ouvrir les stores. Minute. Comment avait-il fait pour ouvrir les stores alors qu'il la maintenait le lit ?
Soudain elle entendit parler espagnol.
Elle rouvrit les yeux, mais la lumière crue la força à les refermer. Elle voulut se les couvrir de la main et là elle s'aperçut que ses mains et ses pieds étaient attachés au lit.
« Tony ? »
De nouveaux chuchotis. En anglais. En espagnol. Des rires. Elle était fatiguée, tellement fatiguée. Elle avait envie de dormir. Elle rouvrit les yeux, essaya de fixer son regard.
Le Colombien lui sourit. Il y avait six autres hommes, avec lui. Tous nus.
Elle se débattit cette fois, mais la drogue et liens réduisirent ses efforts à néant.
« Tony ?
— Je suis là, mon bébé, répondit-il en riant Détends-toi, profite. »
Les hommes s'approchèrent, se mirent à la caresser. Tony, remarqua-t-elle, tenait un caméscope. Le reste se brouilla dans son esprit. On la tourna dans tous les sens, on lui fit prendre toutes les positions possibles et imaginables.
« Plus près de l'objectif... Mets-la dans sa bouche... Ça va être mon meilleur film... Penche-la de l’autre côté.»
Gloria sentait de la salive et un souffle chaud sur son visage, son cou, ses seins, ses cuisses. Des mains rudes l’empoignaient sans ménagement.
Tout à coup, une voix féminine cria :
« Arrêtez ! »
Les hommes la lâchèrent. On détacha ses bras. Elle ouvrit péniblement les yeux et crut être en proie à une hallucination.
« Laura ?
— Laisse-moi faire, dit sa sœur. Ça va aller. » Gloria se mit à pleurer. Pourquoi ne s'était-elle pas tuée ? Laura n'aurait jamais su ce qu'il était advenu de sa sœur aînée.
David et TC étaient là aussi. TC brandit son insigne, et les Colombiens s'égaillèrent. David détruisit l'enregistrement vidéo de Tony.
« Tu vas t'en sortir, Gloria, murmura Laura à travers ses larmes en la serrant dans ses bras. Je serai là pour t'aider. »
Gloria leva la tête.
— Maintenant, si tu veux que je parte, je comprendrai.
Quelle histoire ! se dit Stan. Ça le faisait bander de plus belle. Il l'enlaça.
— Tout ça m'est égal. Je suis heureux que tu te confies à moi, mais c'est du passé. Arrête de t'excuser.
C'est la Gloria d'aujourd'hui qui m'intéresse. Moi-même, j'ai fait les quatre cents coups dans ma vie. Pour être honnête, je ne suis pas toujours vraiment celui qu'on croit. Mais j'essaie de changer. Tu m'aideras, hein, Gloria ? Et tu voudras bien que je t'aide ?
Ils firent l'amour encore une fois, puis Stan s'habilla. En regardant Gloria, il sentit Popaul frétiller. Des filles, il en avait eu dans sa vie, mais une qui fût carrossée comme elle, jamais. Peau douce, pulpeuse, ventre plat et, bien sûr, des seins à faire fantasmer n'importe quel homme. Il n'y en avait qu'une qu'il convoitait encore plus.
Laura.
Ça viendrait avec le temps. En attendant, il devait faire attention, avec Gloria. Bon Dieu, quelle histoire, pensa-t-il à nouveau. Vous parlez d'une reine des paumées ! Comme il ne voulait surtout pas que Laura apprenne leur liaison, il avait réussi à convaincre Gloria de n'en parler à personne.
— Attends un peu. Je suis superstitieux, j'ai peur que ça tourne mal, si on le crie sur les toits.
Elle avait gobé son baratin. Et puis, Gloria représentait une parfaite soupape de sécurité en cas de pépin. Elle aussi avait de l'oseille.
Ils sortirent ensemble de l'hôtel. Une fois dans la rue, Stan se tourna vers elle.
— À ce soir ?
Gloria hocha la tête, rayonnante.
Il se pencha et l'embrassa passionnément.
Sur le trottoir d'en face, un joggeur en survêtement Adidas observait le baiser à travers son téléobjectif: Il prit deux ou trois clichés, après quoi il décrocha le combiné du taxiphone.
— Tu as quelque chose ?
— Il vient de sortir avec Gloria Ayars. Ils avaient l'air de bien s'entendre.
— Continue à filer Baskin.
— OK, mais j'aimerais savoir ce qu'on cherche.
— Ne t'occupe pas de ça. Suis-le et appelle s'il se passe quelque chose d'anormal.
Le joggeur haussa les épaules.
— Comme tu voudras, TC.
Le téléphone carillonna.
— Oui, Estelle.
— John Bort est là.
— Faites-le entrer. Bort poussa la porte.
— Vous vouliez me voir, chef ?
— Oui, John. Entrez.
— Il y a un problème côté surveillance ?
— Pas du tout, le rassura Laura.
— C'est mieux gardé que Fort Knox ici.
— Vous faites un super-boulot, John. Asseyez-vous, je vous prie.
— Merci, chef.
— Appelez-moi Laura.
— Je préfère chef.
— À votre guise.
— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il. Laura se renversa dans son fauteuil.
— Vous avez bien travaillé pour le FBI, n'est-ce pas ?
— Trente-trois ans de boîte, répondit-il.
— Donc vous en avez vu un peu de toutes les couleurs.
— On peut le dire. C'est à quel sujet, chef ?
— Ma question porte sur une opération bancaire.
— Hein ?
— Admettons qu'une grosse somme d'argent se volatilise...
— Les grosses sommes d'argent ne se volatilisent pas comme ça, chef.
— Exact. Mettons que quelqu'un transfère cette grosse somme en Suisse, d'où elle est transférée ailleurs. Or voilà que ce quelqu'un décède, et il n'y a pas moyen de localiser cet argent. Que feriez-vous ?
Il réfléchit un instant.
— Je ne sais pas trop, chef. Votre homme voulait probablement planquer son argent. Soit qu'il craignait qu'on ne fasse main basse dessus - un parent ou autre -, soit il menait une double vie et ne souhaitait pas que ça s'ébruite.
— Comment ça ?
— Bon. Il sait qu'il va mourir, d'accord ? Sa famille touchera l'héritage. Mais il voudrait laisser de l'argent à une tierce personne... À leur insu, j'entends.
— C'est un peu tiré par les cheveux, votre histoire.
— Peut-être, mais j'en connais qui l'ont fait. Tenez, si vous trouvez que c'est tiré par les cheveux, que dire de l'affaire qui nous est tombée dessus en 1972 ?
— C'était quoi ?
John Bort se rencogna dans son siège.
— Un informateur - et pas des moindres - meurt dans un incendie juste avant de faire sa déposition. Incendie criminel. Liquidé par la mafia, pense-t-on. Mais il y a un truc bizarre : son argent disparaît. Mon coéquipier et moi, on enquête, on cherche partout... Rien. L'argent s'est envolé. Et devinez quoi ?
— Quoi ?
— Deux ans plus tard, on découvre notre indic mort... une deuxième fois ! Le salopard avait planqué son fric et mis en scène sa propre mort. Et nous, on est tombés dans le panneau ! Il avait transféré l'argent en Irlande et vivait là-bas sous un faux nom. Malheureusement pour lui, la mafia n'a pas été dupe. Ils ont fini par le retrouver.
Il se redressa avec un sourire et secoua la tête.
— Incroyable comme histoire, non ?
Laura ne répondit pas. Elle composait déjà le numéro de TC.
Le patient souleva la barre d'haltères au-dessus de sa tête.
— Ça suffit pour aujourd'hui, déclara l'infirmière. Il abaissa la barre.
— Sûrement pas.
— Vous en faites trop.
Avec effort, le patient hissa la barre. Il n'était pas en grande forme, mais c'était moins catastrophique qu'il ne l'avait craint.
— Pas du tout.
— Ce que vous pouvez être têtu !
Il répéta le mouvement à deux reprises.
— J'ai été cloué au lit trop longtemps. J'ai besoin d'exercice.
— Tout ceci n'est absolument pas régulier. On est censés être dans un hôpital ici, pas dans un centre de remise en forme.
Elle s'approcha du rideau.
— Allez donc faire un tour. Il n'y a que des gens du coin pour vous voir.
Il eut l'air surpris.
— J'ai le droit de sortir ? Elle poussa un soupir.
— À condition de ne pas trop forcer. Elle ouvrit le placard.
— Le médecin m'a dit de ne pas vous le donner tant que vous ne seriez pas prêt.
Le patient posa les haltères.
— Tenez ! grommela l'infirmière. Il dit que ça doit vous démanger.
Et elle lui lança un ballon de basket.
— Tu as bien fait d'appeler, Laura, annonça TC tout de go.
Trop agité pour se poser sur le fauteuil moelleux en face de son bureau, il se mit à arpenter la pièce.
— Moi aussi, j'ai à te parler.
— À propos de quoi ?
— Toi d'abord.
Laura se sentait nerveuse, et sa jambe tressautait de manière incoercible. La situation lui échappait. Mais peut-être que TC l'aiderait à y voir clair. Peut-être qu'il saurait lui expliquer ce qui aurait pu pousser un analphabète de la finance à monter une combine pour escamoter une grosse somme quelques jours - voire quelques heures - avant sa mort.
— Tu connais John Bort ?
— Ton chef de la sécurité ? Bien sûr. C'est un brave type. Il adore raconter des histoires.
— Tu sais qu'il a travaillé pour le FBI ?
— Oui.
— Eh bien, je lui ai parlé du compte qui s'est volatilisé.
TC eut l'air surpris.
— Ah bon ?
— Plus exactement, je lui ai décrit une situation semblable à la nôtre.
— Et alors ?
Laura lui rapporta la conversation. L'agitation de TC grandissait à vue d'œil.
— Qu'essaies-tu de me dire, Laura ?
— Rien. Je voulais ton avis. TC finit par s'asseoir.
— David est mort. Un jour, il va falloir que tu l'acceptes.
— Je sais bien, mais je veux comprendre pourquoi il a transféré son argent.
— Comme l'a dit John, peut-être qu'il avait ses raisons.
Laura n'était pas convaincue.
— Et comment a-t-il su la procédure à suivre pour effectuer ce genre d'opération ?
— Aucune idée. Il a pu s'adresser à un conseiller financier.
— Et la date ? C'est un peu gros comme coïncidence, non ?
TC sortit un cigare tout en s'efforçant de recouvrer son calme.
— Qu'est-ce que tu vas chercher, Laura ? J'ai vu son corps. David est mort. Son fantôme n'a pas pénétré par effraction dans votre maison pour déchirer une photo de son père. Son fantôme n'est pas en train de boire des margaritas à Tahiti et mener la grande vie grâce à un compte en banque occulte. Il existe un million d'explications rationnelles.
Le téléphone sonna.
— Laura ?
— Oui, Estelle ?
— Le comptable est là avec le chèque pour M. Baskin.
— Dites-lui que j'en ai pour une minute. De pâle, le visage de TC vira à l'écarlate.
— Un chèque pour Stan Baskin ? C'est quoi, cette histoire ?
— C'est rien.
— Tu donnes de l'argent à Stan Baskin ?
— Laisse tomber. Tu n'avais pas un truc important à me dire ?
— Laura, tu ne peux pas faire ça.
Si seulement elle n'avait pas mis le haut-parleur !
— Que ça te plaise ou non, Stan est le seul parent de David. Il a droit à une partie de son héritage.
— Il a droit à que dalle, ouais !
— Tu peux penser ce que tu veux.
Se levant d'un bond, TC se remit à faire les cent pas. Il fulminait.
— Combien a-t-il réussi à te soutirer ?
— Si tu veux tout savoir, j'ai dû lui forcer la main.
— Je ne doute pas qu'il se soit fait prier. Combien ?
— Un million de dollars. C'est pour une galerie marchande qui porterait le nom de David.
TC se retint de rire.
— Il t'a fait le coup de la galerie marchande ? Et tu as marché ?
Laura perdit patience à son tour.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Seulement ceci : pour une fille aussi intelligente, tu peux être quelquefois d'une naïveté crasse.
— Ne recommence pas, TC. Cet argent est à lui.
—Alors là, sûrement pas.
Il ouvrit la chemise en carton qu'il avait apportée et lança une photographie sur le bureau de Laura.
Elle la prit, fronça les sourcils, déconcertée, la reposa et regarda TC.
—Maintenant, dit-il, je vais t'expliquer pourquoi
David haïssait son frère.