Chapitre 26

 

Mark fit irruption dans la pièce, le souffle saccade Le simple fait de respirer lui déchirait la poitrine.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? demanda TC. Tu es dan un état !

— Donne-moi à boire. Une vodka, n'importe quoi.

— Tu ne bois pas.

— Maintenant, si, répliqua Mark en se laissant tomber dans un fauteuil.

TC attrapa deux canettes de Budweiser et lui en lança une.

— C'est tout ce que j'ai. Putain ! Mark, tes vêtements ont cramé.

Mark décapsula sa bière et en but la moitié d'un trait.

— Tu veux bien me raconter ce qui se passe ?

Mark se leva, la canette presque écrasée dans son poing. Les mots se bousculaient sur ses lèvres ; il avait la voix cassée.

— Je suis arrivé chez Judy Simmons à dix-neuf heures, comme prévu. Je me suis garé à l'écart du campus et j'ai fini le trajet à pied. Au moment où j'approchais de la maison, un taxi s'est arrêté devant, et Laura en est descendue.

— Oh, merde.

— Je me suis planqué derrière un arbre. Pas besoin d'être grand clerc pour deviner ce que Judy avait manigancé. Elle avait dû deviner...

— ... qu'en vous mettant face à face, Laura et toi, ça ferait des étincelles, termina TC à sa place.

Mark eut un petit rire sans joie.

— Qu'est-ce qu'il y a de drôle ?

— Attends, tu vas comprendre. J'étais donc caché derrière un arbre, à observer Laura.

Il s'interrompit en revoyant la scène. Il l'avait dévorée du regard, se consumant d'un désir si fort qu'il avait cru en mourir. Le seul fait de voir son joli visage rougi par le froid, de la voir marcher résolument dans cette allée, l'avait rempli d'un terrible sentiment de manque.

— Mark ?

— Désolé... Laura a sonné à la porte et attendu. Pas de réponse. Elle a appelé Judy - en vain. Comme la porte n'était pas verrouillée, elle est entrée.

— Et toi, tu as fait quoi ? Mark regarda ailleurs.

— J'étais tétanisé. Je ne sais pas pourquoi. J'aurais dû tourner les talons et m'en aller. Mais j'en étais incapable. Je suis donc resté là, les yeux fixés sur la maison, jusqu'à ce que je voie de la fumée.

— De la fumée ?

— Un incendie avait éclaté. La fumée a commencé à s'échapper par les interstices des fenêtres et sous la porte. Laura n'était pas entrée depuis plus de cinq minutes. Je me suis précipité dans la maison. C'était un cauchemar. Les flammes montaient à l'assaut des murs. Et Laura était coincée quelque part dans ce brasier ! Je n'avais plus qu'une idée en tête : la retrouve J'ai avancé, priant pour qu'elle soit encore en vie.

— Ne me dis pas... Mark secoua la tête.

— Je l'ai trouvée et l'ai sortie de cet enfer. Elle était inconsciente. J'ai appelé les urgences et je suis resté avec elle jusqu'à ce que j'entende les sirènes. J'ai rappelé l'hôpital un peu plus tard. Elle va bien.

— Dieu soit loué.

Mark déglutit avec difficulté. Quand il l'avait soulevée, qu'il l'avait prise dans ses bras, il aurait voulu ne plus jamais la lâcher ; il aurait voulu la protéger, lui assurer que tout irait bien. Il se força à retenir ses larmes.

— On ne peut pas en dire autant de Judy, reprit lentement. Elle est morte, TC.

Le visage de ce dernier s'assombrit.

— Je suis désolé, Mark. Je sais que tu l'aimais beaucoup.

— Un incendie ne se propage pas aussi vite que ça, hein ? Quelqu'un a délibérément mis le feu. Judy Simmons a été assassinée.

— Rien ne le prouve...

— Je retrouverai ce salaud et je lui réglerai son compte, affirma Mark.

— Ou cette salope.

— Quoi ?

— Réfléchis une seconde. Qui voudrait faire taire Judy?

— Tu ne crois tout même pas que...

TC haussa les épaules.

— Tu te souviens de ce qu'elle t'a raconté au téléphone ?

— Rien de très cohérent. Selon elle, que je ne savais pas ce que je faisais, je ne connaissais pas toute l'histoire.

— C'est peut-être vrai.

 

— Mme Klenke vous recevra dans un instant.

— Merci.

Laura changea de position dans le fauteuil. Ses brûlures la faisaient plus souffrir qu'elle ne l'avait imaginé. Malgré les analgésiques qu'on lui avait donnés à l'hôpital, il lui semblait à chaque mouvement qu'on frottait ses plaies au papier de verre.

Elle avait passé une bonne partie de la nuit à convaincre sa sœur et Serita de l'aider à préparer ce voyage. Elles avaient fini par céder, à contrecœur, comprenant qu'elle le ferait, avec ou sans leur assistance.

Ce fichu TC aurait été fier d'elle. Depuis son lit d'hôpital, Laura avait passé la matinée à jouer les détectives. Elle avait appelé Brinlen Collège et s'était entretenue avec divers enseignants et membres du personnel, qu'elle avait interrogés à propos de Sinclair Baskin. Les informations glanées étaient maigres : peu de gens étaient là en 1960.

Un de ses coups de fil avait cependant fini par payer.

« Avez-vous parlé à Mme Klenke ? lui avait demandé un des plus vieux professeurs.

— Non. Qui est-ce ?

— À l'époque, elle s'appelait Mlle Engle. C'était la secrétaire particulière de Sinclair Baskin et, à en croire la rumeur, sa fonction principale était définie par l'adjectif "particulière", si vous voyez ce que je veux dire. »

Les coordonnées de cette dame figuraient toujours dans les fichiers. Laura l'avait appelée et convaincue de la recevoir. Voilà pourquoi elle se trouvait à présent dans le salon de Mme Diana Klenke.

— Madame Baskin ?

Laura se tourna vers la femme aux cheveux gris Âgée de vingt-sept ans en 1960, Diana Klenke devait donc en avoir cinquante-sept. Grande, fine, le sourire rayonnant, elle portait un élégant tailleur Svengali, et chacun de ses mouvements était empreint de distinction.

— Appelez-moi Laura.

— Seulement si vous m'appelez Diana.

— D'accord, Diana.

Sans cesser de sourire, Diana Klenke observa sa visiteuse.

— Mon Dieu, vous êtes magnifique. Les photos ne vous rendent pas justice, Laura.

— Merci.

La jeune femme lui aurait volontiers retourné le compliment, mais chaque fois qu'elle l'avait fait par le passé, ses interlocuteurs n'y avaient vu que snobisme et condescendance.

— Puis-je vous offrir quelque chose à boire ?

— Non, merci.

Diana Klenke s'assit dans le fauteuil de velours à côté de Laura. Le salon, superbe, devait être entretenu par une armée de domestiques. La demeure, de style victorien, ne possédait sans doute pas moins de vingt -cinq pièces.

— Vous avez une maison magnifique, fit remarquer Laura.

— Mon mari l'adorait, expliqua Diana. C'était sa joie et sa fierté. Il est mort il y a dix ans. Il a eu un accident de voiture en rentrant de l'aéroport. Comme vous l'avez sans doute deviné, c'était un homme très fortuné... Ce qui fait aujourd'hui de moi une veuve très fortunée, ajoutat-elle avec un petit rire.

— Je suis désolée.

— Il n'y a pas quoi. Nous n'avons jamais été très unis. De plus, j'ai accaparé le marché des hommes de plus de cinquante ans. Ils en ont tous après mon argent.

— Je suis sûre que c'est faux. Elle haussa les épaules.

— Peu importe. Dites-moi ce que je peux faire pour vous, Laura. Au téléphone, vous avez mentionné Sinclair ?

— Oui.

— J'ai appris par la presse la tragédie qui a frappé votre mari. Quelle tristesse. Il était si jeune. Parfois, je me dis qu'une malédiction pèse sur les hommes de la famille Baskin.

— Il semblerait.

— Alors, en quoi puis-je vous aider ?

La jambe de Laura s'était mise à tressauter. Inutile d'essayer de l'immobiliser : elle reprendrait sa danse. La douleur de ses brûlures se fit plus cuisante tandis qu'elle se penchait pour attraper son sac.

— Voudriez-vous regarder cette photo ?

Diana Klenke chaussa des lunettes de lecture qui ajoutaient encore à sa distinction. Pendant une minute, l'ancienne secrétaire de Sinclair Baskin contempla le cliché sans mot dire.

— C'est bien Sinclair, confirma-t-elle. Et la femme s'appelle Judy...

— Judy Simmons ? suggéra Laura.

— Oui, c'est ça. Je me souviens très bien de celle-là.

Devant l'air étonné de Laura, elle expliqua :

— Sinclair Baskin était un sacré don Juan.

— Il avait des aventures ? Diana éclata de rire.

— Par dizaines. Des blondes, des brunes, des rousses, peu importait tant qu'elles étaient belles. Il en. changeait tout le temps. Un jour l'une, le lendemain une autre. Vous comprenez, Sinclair Baskin était séduisant et beau parleur. Il flirtait avec les étudiantes, avec ses collègues, avec des femmes mariées.

Elle sourit et ajouta :

— Et même avec sa propre secrétaire. Laura ne sut pas trop que dire.

— Et... vous vous rappelez ces femmes ? Diana secoua la tête.

— Presque aucune.

— Mais vous vous souvenez de Judy Simmons. Pourquoi ?

— Parce que cette histoire était différente. Pour commencer, elle n'était pas son genre.

— Ah bon ?

— Ne vous méprenez pas. Judy était mignonne. Mais pour Sinclair, ça ne suffisait pas. Il voulait des femmes sublimes. N'oubliez pas qu'il recherchait le frisson des liaisons extra conjugales. Seule la beauté l'intéressait.

— Je vois.

— Je veux dire par là que, normalement, il aurait peut-être tenté de l'attirer dans son lit une fois, mais pas plus.

— Voilà pourquoi vous vous souvenez d'elle ?

— En partie seulement. La vraie raison, c'est c leur aventure a duré. Ils sont restés plus de deux m ensemble. Pour la première fois, je voyais Sinclair amoureux... si tant est que les hommes comme ! puissent tomber amoureux. Il a même envisagé de divorcer pour épouser Judy. Il a cessé de penser aux autres femmes. Tout ça était très inhabituel pour lui.

— Et que s'est-il passé ?

— Ce qui s'est passé ?

Diana se leva et s'approcha de la fenêtre. Le jardin, agrémenté de fontaines et de statues, était aussi grandiose que la maison. Une piscine, un court de tennis et même un kiosque complétaient l'ensemble.

— Sinclair a rompu.

— Comme ça ? demanda Laura. Il était follement amoureux d'elle et il l'a laissée tomber ?

Diana hocha la tête. Dehors une branche imprimait une ombre légère sur son visage.

— Un jour il l'aimait. Le lendemain... c'était fini.

— Pourquoi a-t-il rompu ? A cause de sa famille ? De ses enfants ?

— Non, rien de tout ça.

Diana ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit, ils se posèrent sur Laura.

— A cause de sa faiblesse. C'est sa faiblesse qui a détruit leur relation.

— Sa faiblesse ?

— La beauté, Laura. La beauté, qui l'a aveuglé une fois encore.

— Vous voulez dire qu'il a trouvé quelqu'un d'autre ?

Son sourire glaça Laura.

— Pas n'importe qui. Si Judy était mignonne, la beauté de sa conquête suivante sortait du commun. Le genre à faire tourner la tête d'un homme. Ou à le damner. Et c'est ce qui s'est passé. Sinclair en est devenu fou. Mon Dieu, elle était sublime, presque aussi sublime que...

Diana s'interrompit si brusquement que Laura sursauta. Toute couleur avait déserté le visage de son hôtesse.

— Qu'y a-t-il ? s'écria Laura. Que se passe-t-il Diana ?

Celle-ci s'était mise à trembler.

— ... vous, reprit-elle lentement.

Laura plissa les yeux.

— Je ne comprends pas.

— Cette femme... elle vous ressemblait. En fait, c'était votre portrait craché.

Une pensée affreuse, impardonnable, travers l'esprit de Laura. Non. Impossible. Le corps et le cerveau engourdis, elle reprit son sac pour en sortir une autre photo.

— Je sais que cela remonte à trente ans, commença-t-elle d'une voix atone, mais pourrait-il s'agir de cette femme ?

Elle tendit le cliché à Diana Klenke qui, une foi encore, chaussa ses lunettes et l'étudia un long moment.

— Oui, c'est elle.

— Comment pouvez-vous en être sûre ?

— Une femme pareille, ça ne s'oublie pas.

Laura lui arracha presque la photo des mains, dans un réflexe défensif, et la tint contre sa poitrine, comme si elle représentait bien plus qu'une image sur un morceau de papier. Au bout d'un moment, elle la leva et contempla comme si elle voyait cette femme-là pour première fois.

Sa mère.

— Mary, dit soudain Diana. Elle s'appelait Mary,

Vidée, abattue, Laura se sentait comme un boxeur se demandant d'où allait venir le prochain coup.

— Encore une chose, reprit Diana.

— Oui ? parvint à articuler Laura.

— Cette femme a été la dernière à quitter le bureau de Sinclair juste avant son suicide.

 

À quoi bon tergiverser ? Graham savait bien qu'il devrait passer ce coup de fil. En plus, il ignorait ce qui s'était passé dans la chambre 607. Baskin avait peut-être eu droit à une bonne engueulade de la part de belle-maman. Ce ne serait pas la première fois qu'une belle-mère se mêlerait de ce qui ne la regardait pas. La sienne, par exemple... OK, elle n'irait sans doute pas jusqu'à traverser le Pacifique pour le harceler... quoique.

Pourquoi faire tout de suite ce qu'on peut repousser au lendemain ? Telle était la devise de Graham depuis qu'il était gamin. Il préférait attendre, surtout quand il s'agissait d'annoncer de mauvaises nouvelles. Pas par paresse, non, mais avec l'espoir qu'à force d'atermoiements, elles disparaîtraient ou que la réalité changerait. De sorte qu'il fut soulagé quand, ayant enfin rassemblé le courage d'appeler Laura, il tomba sur son répondeur.

Il laissa un message lui demandant de le rappeler, puis prit une autre rasade de whisky.

 

Richard Corsel adorait regarder le hockey sur glace. Les joueurs traversaient en douceur la surface gelée, tout au bonheur de la glisse, pour finir par se prendre un coup violent de la part d'un Bibendum au visage plus couturé que celui de Michael Jackson.

Quel spectacle !

Naomi, qui n'était pas fan de ce sport, s'agaçait de voir les jumeaux embrasser la passion de leur père.

— Autant les initier au catch professionnel, avait-elle râlé.

— Allons, chérie, ce n'est pas si terrible.

— Je refuse que mes fils jouent au hockey, c'est clair ?

Mais qui parlait de jouer ? Richard lui-même n'avait jamais chaussé une paire de patins. Non, ce sport était parfait en spectateur. Chaque fois qu'il regardait un match, il s'absorbait si profondément dans cette bataille quasi artistique qu'il en oubliait ses soucis à la banque, ses factures et ses emprunts.

Aussi alluma-t-il la télévision, puis s'installa-t-il dans son vieux fauteuil confortable. Les jumeaux, couchés sur la moquette devant lui, se levaient de temps autre pour imiter les actions. C'aurait dû être pour Richard un moment de pure détente. Pourtant, une brève lue dans le journal revenait inlassablement le titiller. Il avait beau essayé de l'oublier, de se concentrer sur sa femme et ses enfants, rien n'y faisait.

Ses pensées le ramenaient toujours au Colgat Collège.

Bien sûr, rien dans le journal n'indiquait que l'incendie ait un rapport avec le transfert d'argent. Rien ne suggérait que le psychopathe qui lui avait appuyé un couteau sous la gorge ait décidé de supprimer par le feu Laura et sa tante. L'article précisait simplement que l'incendie faisait l'objet d'une enquête.

« But ! » s'écria le commentateur.

— But ! firent Peter et Roger en écho. Tous deux se levèrent pour applaudir.

— T'as vu ce tir, p'pa ?

— Superbe, répondit Richard.

— Tu nous emmèneras voir un autre match, cette année ?

— J'essaierai.

Les enfants se replongèrent dans le match de hockey, tandis que l'esprit de Richard demeurait ancré sur Laura Baskin. Supposons que l'incendie ne soit pas un accident ; supposons qu'il soit lié à l'argent du compte de David Baskin. La voix du père de Laura, venu le trouver la veille, résonna dans sa tête : « Je soupçonne ces virements bancaires de cacher autre chose. Des choses qui pourraient se révéler très dangereuses pour ma fille. »

Il aurait tant voulu oublier toute cette affaire, mais sa conscience le lui interdisait. Pourquoi avait-il laissé Philippe Gaillard lui révéler qui détenait l'argent ?

Si Richard l'avait ignoré, il aurait pu dormir, manger et regarder son match de hockey la conscience tranquille. Lorsque Gaillard avait cité le nom, il ne signifiait rien pour Richard. Aujourd'hui, il n'en allait plus de même. A Boston, ce nom-là était sur toutes les lèvres. Et, franchement, la situation était devenue non seulement dangereuse, mais carrément angoissante.

Richard sentit un souffle de brise glacée, comme s'il s'était trouvé sur la patinoire. Que faire, bon Dieu ? Se taire ou révéler à Laura une vérité choquante à laquelle Richard lui-même avait du mal à croire ? Éviter de se mêler des affaires des autres ou lui apprendre que l'homme qui avait volé l'argent de David lui avait aussi dérobé sa position, ses records, son surnom ; que l'homme qui détenait l'argent de David n'était autre que le nouveau prodige des Celtics : Mark Seidman ?

Serita avait vu Laura de toutes sortes d'humeur - joyeuse, triste, fofolle, sage, amoureuse, en colère -, mais jamais dans cet état d'hébétude. Elle avait les pupilles dilatées, les yeux vitreux, et semblait tétanisée.

Pendant tout le trajet depuis l'aéroport, elle n'avait pratiquement pas desserré les dents, sauf pour demander « Est-ce qu'Estelle t'a appelée ?

— Ta secrétaire ? Pourquoi elle m'appellerait ?

— Avant de mourir, Judy m'a donné la photo que je vous ai montrée, ainsi que quatre clés. J'en ai reconnue trois. Et j'ai envoyé Estelle à Colgate pour essayer de savoir ce qu'ouvre la quatrième. Elle devait te contacter si elle découvrait quoi que ce soit.

— Désolée, elle ne l'a pas encore fait. »

Une fois dans l'immeuble de Laura, elles prirent l'ascenseur jusqu'au dix-huitième étage. L'appartement était plongé dans le noir, à l'exception de la lueur clignotante du répondeur indiquant un message. Serita alluma, tandis que son amie s'effondrait sur le canapé.

— Ça va ? Tu es sûre ? Tu ne veux pas que je t'emmène à l'hôpital ?

— Non, je me sens bien.

— Ouais, je vois ça. Tu as passé tout le trajet à grimacer de douleur. À chaque bosse, j'avais l'impression que tu allais hurler.

— Je t'assure que ça va.

— OK, tu veux bien arrêter de te foutre de moi et me raconter ce qui s'est passé à Chicago ?

— C'est trop dingue. Tu ne vas pas me croire.

— Dis toujours. Qu'as-tu appris ? Que ta tante et père de David couchaient ensemble ?

— Il semblerait.

— Alors qu'il était marié ?

— Ouais.

— Ah, ah, fit Serita en se frottant les mains. Allé balance ! J'adore les potins.

— Tu vas être servie ! Leur histoire était assez sérieuse pour que Sinclair envisage de divorcer.

— Waouh ! Et qu'est-il arrivé à cet heureux couple ?

— Il a fini par la larguer pour une autre.

— Le salaud ! s'exclama Serita, secouant la tête de déception.

— Et l'autre, poursuivit Laura, c'était ma mère.

Serita en resta bouche bée.

— Tu déconnes ?

— Non.

— Ta mère a piqué le mec de sa sœur ?

— En trompant mon père par la même occasion. Joli, hein ?

— Mince, alors ! Mais ça veut dire quoi, tout ça, Laura ? Et quel rapport avec l'incendie ?

Laura se leva, haussant les épaules en signe d'ignorance, et alla enclencher le répondeur. La cassette se rembobina avec un bruit de mixeur.

— Aucune idée. Plus j'apprends de choses sur le passé, moins je vois le lien avec le présent.

La cassette s'arrêta, et un bip sonore interrompit leur conversation. La voix bourrue du shérif Rowe retentit dans le haut-parleur.

« Ici Graham. Quand vous aurez le temps, mon chou, rappelez-moi. J'ai peut-être trouvé à qui David a rendu visite au Pacific International. Vous pouvez me joindre chez moi toute la soirée. »

Sa voix... si triste, si vaincue. Pourquoi ? Qu'avait-il découvert ? Laura consulta sa montre.

— Bon, j'appelle l'Australie.

 

Stan se réveilla de sa sieste en sursaut. Encore un cauchemar, rempli d'esprits malveillants qui disparurent dès qu'il ouvrit les yeux. Seuls le tambourinement de son cœur, sa respiration haletante et un arrière-goût désagréable dans la bouche lui rappelaient que les démons du passé avaient une fois de plus envahi s< sommeil.

Ce soir aurait lieu le face-à-face. Stan verrait l'assassin de son père pour la troisième fois. Et il recevrait le premier paiement. Cent mille dollars. Une somme rondelette qui lui permettrait de...

De faire quoi, au juste ?

Sortant de la chambre, il s'arrêta à l'entrée de la cuisine et contempla Gloria, occupée à vider le la lave vaisselle. Ses courbes délicates sous le corsage de soie, son doux sourire, sa concentration sur cette tâche toute simple... Ce spectacle lui donnait à réfléchir. Pourquoi avait-il besoin de tout ce fric ? Il avait arrêté de jouer. Il était intelligent ; rien ne l'empêchait de trouver un job, un vrai, et de stopper sa fuite en avant. Avec Gloria, il pensait en être capable.

Mais une fois seul, il ressentait de nouveau cette « démangeaison » dont avait parlé Mister B. L'idée de se ranger lui apparaissait pour ce qu'elle était : un fantasme. Il n'était pas fait pour la vie domestique. D'autant que, si Gloria semblait plus subtile que ses autres conquêtes, elle finirait tôt ou tard par le décevoir.

Ces cent mille dollars constituaient son assurance. Un matelas de sécurité pour l'après-Gloria, quant il aurait repris la route et sa liberté.

Cependant, lorsqu'il posait ses yeux sur elle comme en cet instant, ses soupçons se désintégraient devant sa beauté chaleureuse. Il n'avait plus seulement envie d'elle ; il voulait la tenir dans ses bras, la réconforte! Oui, lui faire l'amour passionnément. Leur relation était... complète. C'était exactement le mot : complète. Quel était cet étrange pouvoir qu'elle exerçait sur lui ? Et où cela le mènerait-il ?

Elle se retourna, et son visage s'illumina en le voyant.

— Coucou, dit-elle. Tu es là depuis longtemps ?

— Deux minutes. J'avais juste envie de te regarder. Les joues de Gloria s'empourprèrent.

— Tu as bien dormi ?

— Très bien. Et toi, tu te sens un peu mieux ?

— Un peu. Mais j'ai tellement de mal à croire que Judy est morte.

Il la prit dans ses bras.

— Je sais. Il te faudra du temps pour réaliser.

Ses yeux tombèrent sur la pendule derrière elle. 19 h 30. Dans une heure, il retrouverait l'assassin de son père au fond d'une ruelle, dans le sud de la ville. Là, Stan Baskin vendrait son enfance orpheline pour quelques malheureux dollars. Cent mille dollars : le prix pour la mémoire de son père.

— Stan, ça va ? lui demanda Gloria avec un sourire inquiet.

Il la serra plus fort.

— Ça va.

 

Laura retrouva le numéro de Graham et le composa.

— Tu veux que je m'éclipse ? lui proposa Serita.

— Au contraire, je préfère que tu restes, mais si tu veux échapper à ce sac de nœuds pendant qu'il en est encore temps, je comprendrai.

— Je serai là tant que tu auras besoin de moi, répondit Serita. Bon, parle-moi plutôt du shérif. Il est mignon ?

Laura pouffa, ravie de la diversion.

— Pas mal, dans le genre grizzli.

— Ah, exactement ce qu'il me faudrait. J'en ai assez de la sophistication d'Earl.

— Arrête ! Tu l'adores.

Serita ouvrit la bouche pour protester, puis la referma.

— Ouais, je sais.

Première sonnerie à l'autre bout de la ligne. La jambe de Laura se mit à tressauter.

— Enfin, tu l'admets !

Troisième sonnerie.

— Sans tomber dans la guimauve, Laura, quoi qui arrive, je dois te dire que tu es la meilleure amie qui j'aie jamais eue.

Cinquième sonnerie.

— Pareil pour moi.

On décrocha dans l'autre hémisphère, et la gros, voix de Graham fit : — Allô ?

— Graham ?

— Laura ! Content de vous entendre.

— Je viens seulement d'avoir votre message. Je me suis absentée deux jours.

— Des soucis ?

— À la pelle. La situation devient de plus en plus bizarre.

— Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

— Ma tante m'a appelée avant-hier, commença Laura, disant qu'elle voulait me parler de la mort de David. La noyade avait soi-disant un rapport avec de événements d'autrefois. Elle paraissait confuse. En toi cas, elle a insisté pour me voir.

— Et alors, qu'a-t-elle dit ?

— Rien. Quand je suis arrivée chez elle, quelqu'un avait mis le feu à la maison. Ma tante est décédée durant l'incendie.

— Mon Dieu, c'est épouvantable !

— Je dois absolument découvrir ce qui se passe avant que ne surviennent d'autres drames, Graham.

Laura sentit des larmes couler sur sa joue, pour David, et aussi pour Judy.

— Je comprends, répondit le shérif.

Après quelques secondes de silence, il reprit :

— Bon, Gina Cassler a fini par mettre la main sur les formulaires de passeport.

— Vous les avez consultés ?

— Oui.

— TC y figurait ?

— Non, répondit Graham. Franchement, Laura, tout ça n'a pas de sens.

Laura enroula nerveusement le fil du téléphone autour de son bras.

— Graham ?

— Oui?

— Qui David a-t-il vu à l'hôtel ?

— Votre mère. Avant de mourir, David a rencontré votre mère.

Le combiné lui échappa des mains. Serita se précipita.

— Laura ? Chérie, qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il a dit ?

A présent, il n'y avait plus qu'un moyen d'aller enfin au fond des choses.

— Il faut que je parle à ma mère, dit-elle, les yeux braqués sur Serita. Tout de suite.

 

Sans un adieu
titlepage.xhtml
Sans_un_adieu_split_000.html
Sans_un_adieu_split_001.html
Sans_un_adieu_split_002.html
Sans_un_adieu_split_003.html
Sans_un_adieu_split_004.html
Sans_un_adieu_split_005.html
Sans_un_adieu_split_006.html
Sans_un_adieu_split_007_split_000.html
Sans_un_adieu_split_007_split_001.html
Sans_un_adieu_split_008.html
Sans_un_adieu_split_009.html
Sans_un_adieu_split_010.html
Sans_un_adieu_split_011.html
Sans_un_adieu_split_012.html
Sans_un_adieu_split_013.html
Sans_un_adieu_split_014.html
Sans_un_adieu_split_015.html
Sans_un_adieu_split_016.html
Sans_un_adieu_split_017.html
Sans_un_adieu_split_018_split_000.html
Sans_un_adieu_split_018_split_001.html
Sans_un_adieu_split_019.html
Sans_un_adieu_split_020.html
Sans_un_adieu_split_021_split_000.html
Sans_un_adieu_split_021_split_001.html
Sans_un_adieu_split_022.html
Sans_un_adieu_split_023.html
Sans_un_adieu_split_024.html
Sans_un_adieu_split_025.html
Sans_un_adieu_split_026_split_000.html
Sans_un_adieu_split_026_split_001.html
Sans_un_adieu_split_026_split_002.html
Sans_un_adieu_split_026_split_003.html
Sans_un_adieu_split_027.html
Sans_un_adieu_split_028.html
Sans_un_adieu_split_029.html
Sans_un_adieu_split_030.html
Sans_un_adieu_split_031.html
Sans_un_adieu_split_032.html
Sans_un_adieu_split_033.html
Sans_un_adieu_split_034.html
Sans_un_adieu_split_035.html
Sans_un_adieu_split_036.html
Sans_un_adieu_split_037.html
Sans_un_adieu_split_038.html
Sans_un_adieu_split_039.html
Sans_un_adieu_split_040_split_000.html
Sans_un_adieu_split_040_split_001.html
Sans_un_adieu_split_040_split_002.html
Sans_un_adieu_split_040_split_003.html
Sans_un_adieu_split_040_split_004.html
Sans_un_adieu_split_041_split_000.html
Sans_un_adieu_split_041_split_001.html
Sans_un_adieu_split_042.html
Sans_un_adieu_split_043.html
Sans_un_adieu_split_044.html