Chapitre 22

 

Judy faisait les cent pas dans son salon en se repassant mentalement le film de la soirée de la veille. Elle repensait à ce qu'elle avait vu et entendu au Boston Garden, et tentait d'en tirer des conclusions. Le premier tir en suspension de Mark Seidman avait entraîné son cerveau dans une spirale folle et terrifiante qu'elle ne parvenait pas à stopper. Était-ce possible ? Cela paraissait invraisemblable et pourtant, quand elle réfléchissait au déroulement de l'intégralité du scénario, elle en arrivait à cette conclusion inévitable.

Elle ouvrit son portefeuille et en sortit la vieille photo familière. Le cliché tremblant entre ses doigts, elle contempla l'image d'une jeune Judy rayonnante, dans les bras d'un homme plus âgé. La photographie en noir et blanc avait été prise après un match de softball universitaire, par un bel après-midi ensoleillé à Chicago, en 1960. Dans sa main libre, l'homme tenait une batte. Sa casquette penchait d'un côté, un sourire illuminait son beau visage.

Le père de David.

Sinclair et Judy étaient très amoureux. Aucun des deux ne l'avait prévu. Ils ne voulaient blesser personne.

Mais comment imaginer le coup de foudre qui avait fait succomber la jeune fille sérieuse et très convenable au charme de cet homme marié ?

Bien sûr, Sinclair avait une réputation de séducteur. Elle le savait coutumier de l'adultère, mais toutes celles qui l'avaient précédée n'étaient que des poupées sans cervelle avec qui il s'était amusé avant de s'en débarrasser. Pas Judy. Quoique jolie, elle n'était pas le genre à faire tourner les têtes. Surtout, leur aventure durait depuis plusieurs mois. Sinclair Baskin l'aimait, Judy n'avait aucun doute là-dessus, et il allait demander le divorce. D'accord, ce ne serait pas facile. Ses parents ne pourraient ni comprendre ni approuver. Mais l'amour permettait de surmonter tous les obstacles, non ?

En réalité, l'amour n'avait pas été de taille à lutter contre la jalousie, la beauté, la tromperie et la rage.

Pour Sinclair non plus, cette liaison n'était pas simple. Il avait un fils de dix ans et un bébé qu'il aimait tendrement. Judy sourit tristement. Le petit Stan avait maintenant quarante ans, et le bébé était devenu un jeune homme merveilleux et un prodige du sport. Sinclair aurait été tellement fier de David. Et sûrement anéanti par son décès...

Mais non, rien de tout cela ne serait arrivé. Si Sinclair avait été en vie, David le serait aussi.

Ses pensées la ramenèrent tout naturellement au présent. La frontière séparant le Chicago des années soixante du Boston des années quatre-vingt-dix était si mince. Sa nièce avait elle aussi aimé un Baskin. David. Le fils de Sinclair. Elle avait tout misé sur cet amour - ses rêves, ses espoirs, sa vie - et avait tout perdu.

Seulement, il existait des différences essentielles entre la tragédie de Judy et celle de Laura. D'abord, David avait aimé Laura corps et âme. Judy ne pouvait pas en dire autant de Sinclair. Plus important encore, Laura n'était en rien responsable de la mort de l'homme qu'elle aimait. Contrairement à Judy.

Maudit sois-tu, Sinclair Baskin. Pourquoi as-tu commis pareille erreur ? Et pourquoi ai-je été aussi stupide ? Pourquoi avoir réagi de manière aussi impulsive ? Tout était pourtant parfait. Parfait.

Pour Judy, tout était mort, fini. Mais pour Laura ?

Peut-être restait-il un espoir.

Sa décision était prise. Après avoir décroché le combiné du téléphone, elle composa un numéro.

 

L'entraînement terminé, Mark Seidman se doucha et se rhabilla en silence. Les joueurs étaient encore d'humeur nostalgique après la cérémonie de la veille. Aucune stéréo ne braillait le dernier tube de Samantha Fox ou de Chaka Khan. Les conversations étaient étouffées, ce qui évita à Mark d'y prendre part. Autrefois, il avait apprécié la camaraderie de ses coéquipiers. Pour lui, pas de victoire sans complicité. Quand le basket n'était plus qu'un métier, le niveau de jeu baissait inéluctablement.

Pourtant, Mark ne pouvait pas se lier avec ses compagnons, et ceux-là ne l'accueillaient pas à bras ouverts. Même s'il en souffrait, il savait qu'une amitié entre eux pourrait se révéler catastrophique. Earl n'était pas idiot. Pas plus que Timmy, Mac ou Johnny. Même s'il doutait qu'ils puissent reconstituer toute l'histoire, mieux valait ne pas prendre de risque.

Alors que, son sac de sport à l'épaule, il passait devant le casier d'Earl, il entendit : — À demain, Mark.

Earl ne lui avait pratiquement pas adressé la parole depuis le début de la saison.

— Oui, à demain, répondit-il.

— Beau match, hier, reprit Earl.

— Pour toi aussi.

Tous deux se tenaient face à face, mal à l'aise. Avec un sourire contraint, Mark se détourna et sortit.

Comme il parcourait le couloir, il s'entendit héler par un membre du staff : — Mark ? Un coup de fil pour vous !

— Dites que je ne suis pas là.

— La dame prétend que c'est urgent. Elle jure que vous la connaissez. Judy Simmons.

Le ventre de Mark se noua.

— Ça va ?

Il hocha la tête, le corps soudain engourdi.

— Passez-la-moi dans la salle cinq.

S'efforçant de rester calme et maître de lui, il entra dans la pièce et referma la porte. Puis il décrocha le combiné.

— Allô ?

— Monsieur Seidman ? Ici Judy Simmons. Nous nous sommes rencontrés hier soir.

Sa bouche était sèche comme du parchemin.

— Oui, bien sûr. Que puis-je faire pour vous, mademoiselle Simmons ?

— Comment savez-vous que je ne suis pas mariée ?

— Pardon ?

— Vous venez de m'appeler « mademoiselle ». Comment savez-vous que je ne suis pas mariée ?

Mark ferma les yeux. Il devait surveiller chaque mot qui franchissait ses lèvres.

— Je... Je crois qu'on vous a appelée ainsi quand on nous a présentés hier.

— Je vois.

— Vous m'avez fait dire que vous vouliez me parler de toute urgence ?

— C'est vrai. Vous permettez que je vous appelle Mark?

— Je vous en prie.

Judy hésita une seconde avant de reprendre :

— Vous permettez que je vous appelle David ?

Ses mots frappèrent Mark avec la force d'un coup de poing. Reste calme, mon vieux. Reste calme.

— C'est une plaisanterie ?

— Non.

— Écoutez, je ne sais pas où vous voulez en venir, mais je n'apprécie pas que vous prétextiez une urgence pour...

— Arrêtez de me mener en bateau, David, le coupat-elle. C'est votre vrai nom, n'est-ce pas ? David Baskin.

— Bien sûr que non, rétorqua-t-il.

Malgré son aplomb, il éprouvait une frayeur intense.

— Je ne sais pas ce que vous avez derrière la tête, et, franchement, je m'en moque. Je ne supporte déjà plus d'entendre le nom de ce gars. Votre famille a vécu un drame, j'en conviens. Et je sais que mon jeu ressemble au sien. Mais je suis Mark Seidman, pas David Baskin. Vous m'entendez ? Je ne suis pas le mari de votre nièce.

— Attendez une...

— Non, vous, attendez une seconde. Il arrive que des tragédies se produisent, mademoiselle Simmons. Elles sont aveugles et cruelles. Je sais que la mort d'un homme jeune et en bonne santé comme David Baskin est difficile à accepter pour tout le monde. Même la presse et les fans ont du mal à l'admettre. Us m'appellent l'Éclair blanc II, comme si j'étais la réincarnation de David. J'en ai pardessus la tête, vous comprenez ? Alors, soyez gentille, acceptez la réalité et aidez votre famille à faire de même. David Baskin est mort. J'ai pris sa place sur le terrain de basket, c'est tout.

Il y eut un long silence avant que Judy ne reprenne la parole.

— Vous ne comprenez rien, n'est-ce pas ?

— Pardon ?

— Vous croyez savoir ce que vous faites, mais vous vous trompez. Certains éléments concernant cette histoire vous ont été dissimulés.

— J'ignore de quoi vous...

— Comme vous voudrez, monsieur Seidman, ou quel que soit votre nom. Si vous voulez continuer à feindre l'ignorance, libre à vous. Mais si vous voulez apprendre ce qui s'est réellement passé il y a trente ans, si vous voulez épargner à Laura les effets d'une indicible cruauté, venez me voir à Colgate demain, à dix-neuf heures. Je vous expliquerai tout. Quand vous aurez entendu ce que j'ai à dire, j'accepterai votre décision. Et je ne reparlerai plus jamais de tout ça. Mais si vous ne venez pas, je serai dans l'obligation de trouver un autre moyen d'action. Qui ne vous plaira peut-être pas.

Mark déglutit avec peine. Une larme perla au coin de son œil.

— Demain soir, monsieur Seidman. Dix-neuf heures.

Et elle raccrocha.

Mark quitta la salle cinq et rejoignit la voiture qui l'attendait dehors.

— Judy Simmons vient de m'appeler, annonça-t-il en s'installant dans le véhicule.

La réaction de TC fut prompte et prévisible :

— Qu'est-ce qu'elle t'a raconté ?

— Elle pense que je suis David Baskin. Et elle prétend qu'on lui a caché une partie de la vérité.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

— Je ne sais pas exactement. Elle m'a dit que c'était lié à ce qui s'est passé il y a trente ans.

TC arracha d'un coup de dents l'extrémité de son cigare.

— Intéressant, non ?

— Tout dépend de ce qu'elle a en tête.

— Se peut-il qu'elle ait raison ? Que Baskin ait été trompé ?

— C'est toi, le flic. À toi de me le dire. Ce n'est pas impossible. Mais en quoi ? Et surtout, pourquoi ?

— Je l'ignore, admit TC. Mais elle n'a aucune idée de ce que sait Baskin, n'est-ce pas ?

— C'est-à-dire ?

— Eh bien, elle s'imagine peut-être qu'il ne connaissait pas toute l'histoire.

Mark regarda par la vitre en réfléchissant.

— Elle a ajouté que si je voulais épargner à Laura les effets d'une « indicible cruauté », selon ses propres mots, je devais aller la voir à Colgate demain soir. Et que si je n'y allais pas, elle trouverait un autre moyen de régler l'affaire.

— Elle a dit ça ? Mark hocha la tête.

Le visage tendu, TC serra plus fort le volant.

— Eh bien, on ne peut pas la laisser faire !

 

Driiing, driiing. Debout, Stan ! C'est l'heure d'appeler l'assassin de ton père.

— Oh, putain, ma tête !

Stan roula sur le dos. Quelle gueule de bois ! Exactement comme au bon vieux temps. Tendant la main, il arrêta le réveil et le tourna vers lui.

Une heure de l'après-midi.

Son nez lui faisait un mal de chien quand il respirait. Il fallait qu'il passe se faire examiner à l'hôpital. Mais plus tard. Pour l'heure, il avait du pain sur la planche.

Il se leva et s'approcha du miroir. Son visage était en piteux état : le nez cassé, les yeux au beurre noir, un teint de papier mâché après tout ce qu'il avait vomi. Des bribes de l'incident de la veille lui revinrent, mais la scène demeurait floue. Un type qui l'agressait, qui lui plongeait la tête dans la cuvette des chiottes puis le mettait K-O. Bizarre, mais vrai. Et que lui avait dit le type ? De rester loin d'« elle ». C'est-à-dire, à n'en pas douter, de Laura.

Sa belle-sœur aurait-elle pu engager un homme de main ? Peu probable. Le suspect numéro un était TC, mais ce n'était pas sa voix.

Alors qu'il se remémorait sa conversation avec Laura, Stan se reprocha pour la centième fois sa stupidité. Pourquoi se faire une ennemie d'une femme aussi puissante ? Pourquoi ne pas l'oublier ? Il était heureux avec Gloria. Il allait avoir de l'argent à gogo. Pourquoi tout faire capoter ? Quel besoin avait-il de foutre systématiquement sa vie en l'air ?

Hélas, il était ainsi fait. Lorsque, après moult efforts, il parvenait à sortir un pied de la boue, il s'apercevait que l'autre s'y était profondément enfoncé.

Il entra dans le salon et se laissa choir sur le canapé. Assez d'introspection pour ce matin, merci bien. Il se frotta nerveusement les mains. Une mince pellicule de sueur lui couvrait tout le corps.

Le moment du petit coup de fil était venu.

L'espace d'une seconde, ce qu'il s'apprêtait à faire le dégoûta. Comment pouvait-il laisser l'assassin de son père s'en tirer ? Comment pouvait-il se laisser acheter de la sorte ? Son père avait été l'une des rares personnes en ce monde à l'avoir sincèrement aimé. Peut-être même la seule.

Mieux valait ne pas voir les choses comme ça, se dit-il en se versant un réconfortant doigt de vodka. Il devait considérer cet appel comme une transaction commerciale ordinaire - et très profitable.

Vidant la vodka d'un trait, il décrocha le téléphone.

 

Après sa conversation avec Mark Seidman, Judy recommença à arpenter son salon de long en large. Que faire à présent ? La réponse était assez évidente : appeler la seule personne au monde qui ne la prendrait pas pour une folle, la seule personne qui comprendrait ses soupçons. Quelqu'un qui aimait Laura plus que sa vie même.

James.

Ils s'étaient parlés plusieurs fois après avoir deviné que la mort de David n'était pas un accident, que, selon toute probabilité, il s'était suicidé. Ils avaient même envisagé la possibilité que Mary ait été responsable de la noyade. Maintenant, Judy s'apercevait qu'ils n'avaient fait qu'effleurer la surface des choses. Les grondements, au-dessous, commençaient seulement à se faire entendre. Et s'ils effrayaient Judy, ils lui redonnaient aussi espoir. James, elle le savait, éprouverait la même chose, car, en vérité, tous deux désiraient ce qu'il y avait de mieux pour Laura. James réussirait peut-être même à trouver un moyen de sauver la situation sans faire remonter le passé.

— Passez-moi le Dr Ayars, s'il vous plaît. Je suis sa belle-sœur.

— Une seconde.

Un instant plus tard, la voix de James résonna dans l'écouteur.

— Judy ?

Cette autorité, cette assurance... c'était entre autres ce qui l'avait séduite en lui autrefois. Son cœur s'était brisé quand elle l'avait perdu au profit de Mary, même si elle n'en avait rien montré. Elle s'était gracieusement mise en retrait, comme la pauvre et brave Judy l'avait toujours fait, troquant le rôle principal de fiancée contre celui, secondaire, de demoiselle d'honneur. Elle avait rencontré Sinclair Baskin quelques mois plus tard. Il l'avait guérie, lui faisant oublier l'époux de Mary.

Puis son cœur s'était de nouveau brisé. Elle ne s'en était jamais vraiment remise.

— Il faut que je te parle, dit-elle. Tu es seul ?

— Oui. Qu'y a-t-il ?

Ne sachant pas trop par où commencer, Judy prit une profonde inspiration.

— Tu n'as rien remarqué d'étrange, hier soir, au match ?

— Comment ça ?

— Je veux dire : une chose bizarre.

— J'ai une dizaine de patients dans la salle d'attente, Judy. Ce n'est pas le moment de jouer aux devinettes.

Elle chercha ses mots.

— As-tu prêté attention à Mark Seidman ?

— Le nouveau ? Bien sûr. Excellent joueur.

— Et son tir en suspension ?

— Eh bien ?

— Il ne te rappelle rien ?

— Si, il a le même style que David. Et alors ? Où veux-tu en venir ?

Il s'interrompit brusquement, bouche bée. Quand il eut recouvré la parole, sa voix ne fut plus qu'un chuchotement.

— Tu ne crois pas... ?

— Si.

— Mais comment ? C'est insensé.

— Au contraire. Réfléchis une seconde. Après ce rendez-vous chez l'avocat de David, tu m'as bien dit que tu ne croyais plus au suicide ?

— Oui, admit James, mais c'était à cause de cet argent disparu. J'avais envisagé que quelqu'un l'avait tué pour s'en emparer.

— Réfléchis-y de nouveau à fond, James. Ne serait-ce pas une coïncidence des plus étranges que David ait été assassiné ?

— Peut-être, mais ce que tu suggères est tout bonnement ridicule.

— Vraiment ? Ou est-ce la seule réponse qui colle parfaitement ?

— Comment David aurait-il pu réaliser une chose pareille ?

— Pas évident, j'en conviens. Il aurait dû se faire aider. Sans doute par TC...

— ... qui a été le premier à se rendre en Australie quand Laura a découvert sa disparition, ajouta James.

— Exactement.

— N'empêche que nous n'avons pas le début d'une preuve. On ne peut pas foncer tête baissée sur une simple supposition. Pense aux répercussions.

— Je connais parfaitement les répercussions.

— Alors, que doit-on faire, à ton avis ? Judy soupira.

— Nous avancerons avec prudence, mais il faut mener l'enquête.

— Le plus tôt sera le mieux, renchérit James. J'irai à la banque pour essayer de savoir où est passé l'argent disparu.

— Bien. Un silence.

— En as-tu parlé à Mary ? demanda-t-il.

— Tu plaisantes ? Qui sait comment elle réagirait.

— Je suis d'accord.

— Alors, bonne chance, James. Tiens-moi au courant de ce que tu découvriras.

 

Graham Rowe détailla la facture téléphonique. Il aurait pu obtenir le document de l'opérateur, mais une telle requête n'aurait pas manqué de susciter la curiosité de ses supérieurs. Et s'il s'agissait d'une grosse affaire, si le Dr Bivelli et les fédéraux travaillaient avec ce TC, fourrer son nez là-dedans pourrait se révéler dangereux pour sa santé.

Il n'était qu'un shérif de bourgade. D aimait pêcher, chasser et boire quelques bières chez Luke, le pub de la ville. Avec modération, évidemment, mais il n'y a rien de tel qu'une bonne bière fraîche pour vous remettre un bonhomme d'aplomb.

Les complots, les complications, les meurtres, il évitait tout ça comme la peste. Quelle idée aussi de s'être embarqué dans cette galère ? Apparemment, la noyade s'était produite à Cairns. Ils avaient tout un commissariat, là-bas. Il pouvait très bien leur refiler le bébé, s'enfoncer dans son fauteuil et s'offrir une bonne petite sieste.

Ça te plairait, Graham, pas vrai, vieux renard ? Sauf que David Baskin était en vacances dans sa juridiction. Sa femme était venue lui demander son aide. Elle courait peut-être un grave danger, et Graham Rowe n'était pas du genre à tourner le dos à une dame en détresse.

Saisissant un stylo, il entoura tous les appels à destination des États-Unis. Il y en avait eu sept le 17 juin. Le shérif eut vite fait de les vérifier. Trois avaient été passés par des touristes à leurs familles en Californie. Un au Texas. Un à Cleveland. De fausses pistes, comme il s'y était attendu.

Il n'en allait pas de même des deux derniers : deux appels vers la région de Boston, passés du téléphone du hall - celui qu'avait utilisé Baskin. Graham contemplait ses découvertes, contrarié par ce qu'elles signifiaient.

Il secoua la tête. Inutile de tergiverser. Autant appeler Laura tout de suite et en finir, même si la nouvelle n'allait pas la réjouir.

Une seconde plus tard, il entendit la voix de la jeune femme à l'autre bout du monde.

— Bonjour, mon chou.

— Graham, c'est vous ?

Il tenta de prendre un ton jovial, sans trop savoir pourquoi.

— Vous avez beaucoup de relations qui ont l'accent australien ?

— Avez-vous appris quelque chose ? On a retrouvé les formulaires de passeport ?

— Oui et non.

— Commencez par le « non ».

— On n'a toujours pas reçu les formulaires, mais on devrait les avoir demain.

— Et le « oui » ?

Il poussa un long soupir.

— On a le relevé du téléphone.

— Il y a eu des appels vers Boston ?

— Deux. Passés du hall de l'hôtel. Laura sentit son pouls s'accélérer.

— Qui a-t-il appelé, Graham ?

— Comme on le supposait, il a bien appelé la banque Héritage of Boston.

— Et l'autre?

Il percevait l'impatience et l'angoisse dans la voix de la jeune femme.

— Il a appelé TC. Ils se sont parlé pendant un très long moment.

Les mots de Graham lui fouaillèrent le ventre. Ses pires craintes se confirmaient. Encore un mensonge de TC. La veille, il avait prétendu ne pas connaître Mark Seidman, puis elle les avait vus sortir ensemble du stade. D'une manière ou d'une autre, Mark Seidman était mêlé à toute cette affaire.

— Laura ? Vous êtes là ?

— Oui, Graham. Il y a autre chose ?

— Pas encore.

— Merci de m'avoir appelée.

— Pas de souci. Mais allez-y mollo, Laura, d'accord ? Si TC est effectivement impliqué, mieux vaut avancer sur la pointe des pieds. Ça pourrait devenir dangereux.

Laura se rappela ce que TC lui avait dit quelques jours plus tôt : « Tu as déjà mis ta vie en danger, et en plus tu as fait fuir le meurtrier. Je voulais leur faire croire qu'ils ne risquaient rien. C'est comme ça qu'ils commettent des erreurs. »

Ils commettaient des erreurs, n'est-ce pas ? Peut-être devrait-elle laisser TC penser qu'il était en sécurité dans sa toile de mensonges, lui faire croire qu'elle avait cessé de chercher la vérité. Alors, peut-être commettrait-il une erreur ?

— Je ferai attention, promit-elle.

 

Les doigts sur le clavier de son ordinateur, Richard Corsel contempla pensivement l'écran blanc. Pour la troisième fois de la journée, le système informatique ultraperfectionné de la banque Héritage of Boston venait de planter.

— Monsieur Corsel ?

Richard soupira, fit pivoter son fauteuil.

— Oui, madame Tansmore ?

— Un monsieur demande à vous voir. Le Dr James Ayars.

— Il n'a pas pris rendez-vous ?

— C'est exact.

— Savez-vous ce qu'il veut ?

— Il souhaite vous parler du compte de son gendre chez nous.

— Quel est le nom de son gendre ?

— David Baskin.

En entendant ce nom, Richard revit aussitôt le couteau pointé sur sa gorge, entendit de nouveau les menaces proférées contre sa femme et ses enfants. Malgré ces menaces, il avait découvert où avait été transféré l'argent après avoir transité par la Suisse. Quelqu'un détenait les cinq cent mille dollars de David Baskin, et Richard savait qui était ce quelqu'un.

Mais que pouvait-il y faire ? Bon sang, le cinglé avait menacé ses enfants ! Laura Baskin était une femme riche : elle pouvait très bien se passer de cet argent. Il devait garder le silence, pour protéger sa famille. À quoi cela servirait-il de raconter à Laura ce qu'il savait, sinon à la mettre en danger à son tour ?

Évidemment, la théorie de Richard comportait une grave lacune. A supposer que le cinglé et ses complices en aient après Laura Baskin, après avoir tué David pour son argent, Laura pouvait fort bien être leur prochaine victime. Et s'ils estimaient que Richard Corsel en savait trop et décidaient de le réduire une fois pour toutes au silence ?

— Faites entrer le Dr Ayars, dit-il, l'esprit en ébullition.

Soigné, élégamment vêtu, les cheveux gris, séduisant, sérieux : aux yeux de Richard, James Ayars avait tout du médecin de série télé. Le banquier se leva et serra la main de son visiteur.

— Asseyez-vous, je vous en prie, docteur Ayars.

— Merci.

— Que puis-je faire pour vous ? James alla droit au but : — Je voudrais des renseignements sur le compte bancaire de M. Baskin.

— Je crains de ne pas vous suivre.

— David Baskin était mon gendre. Avant sa mort, une grosse somme d'argent a été transférée de son compte. Elle s'est pour ainsi dire volatilisée. Je désire savoir où elle est passée.

Richard faillit pousser un soupir de soulagement. Apparemment, Laura avait eu la sagesse de ne pas révéler ce qu'elle avait découvert.

— Je suis désolé, docteur Ayars, il s'agit d'une information confidentielle.

— Confidentielle ? Richard hocha la tête.

— Supposez, docteur, que vous transfériez de l'argent de cette banque. Accepteriez-vous que n'importe lequel de vos parents puisse obtenir d informations sur cette opération ?

— Logique, concéda James Ayars. Mais M. Bas est décédé.

— Cela ne change rien à ses droits.

— Son plus proche parent est sûrement autorise savoir ce qu'il est advenu de son argent.

— Dans la plupart des cas, oui. Cependant, vo n'êtes pas son plus proche parent.

— Je comprends, mais ma fille a vécu une épreu terrible ces derniers mois. Ne puis-je pas agir coirn son mandataire ?

— Vous pourriez, si vous aviez sa procuration. Le Dr Ayars se pencha en avant, le visage sombre — Avez-vous appris quoi que ce soit de nouveau concernant cette affaire ?

— Je suis désolé. Ça aussi, c'est confidentiel. James se cala de nouveau dans son fauteuil.

— Je respecte votre intégrité professionnelle, monsieur Corsel, mais je soupçonne que ces virements bancaires cachent autre chose. Des choses qui pourraient se révéler dangereuses pour ma fille. J'ai besoin de savoir où est parti cet argent.

Les deux hommes se dévisagèrent un instant.

— J'aimerais pouvoir vous aider, reprit Richard mais cela impliquerait de contourner plus d'une secret bancaire. Vous demandez à Héritage of Boston violer la loi.

— Quel autre moyen ai-je de découvrir ce qui s passé ?

— Je vous suggère d'en parler avec votre fille. James comprit qu'il ne servirait à rien d'insister.

— Merci, monsieur Corsel.

En sortant du bureau, James se demanda ce qu'il devrait faire à présent. Que la folle hypothèse de Judy soit avérée ou non, sa fille continuerait de souffrir. Or il ferait n'importe quoi pour lui épargner de nouvelles souffrances.

 

Judy était aux prises avec un dilemme : devait-elle, oui ou non, appeler Laura ? Si elle se trompait à propos de Seidman, parler à sa nièce aurait pour seul effet de rouvrir de vieilles plaies et d'aviver les douleurs présentes. Le résultat serait catastrophique. En vérité, Judy ne connaissait pas toute l'histoire de Mark Seidman. Et la théorie que son esprit avait échafaudée n'était peut-être que conjectures. En toute logique, il était encore trop tôt pour contacter Laura.

Et pourtant... son doigt composait déjà le numéro.

Étrangement, le moment semblait venu pour Judy de ne plus tenir compte de ce genre de considération. Si elle se trompait, elle blesserait peut-être sa nièce en lui parlant. Mais si elle avait raison et se taisait, elle se rendrait coupable du pire crime possible : celui de priver Laura de toute chance de vivre normalement.

La main de Judy serrait le combiné presque à le briser.

— Allô ?

Ses cordes vocales se bloquèrent.

— Allô ? Allô ? répéta Laura.

— Laura ?

— Tante Judy ? Pourquoi tu ne me répondais pas ?

— La ligne est mauvaise, désolée.

— Comment vas-tu ?

— Bien, et toi ?

— Ça va. Merci encore d'être venue hier soir. Ta présence comptait beaucoup pour moi.

— Inutile de me remercier. Tu sais à quel point j'aimais David.

Un silence inconfortable flotta sur la ligne.

— Tu ne m'appelles pas pour parler de la pluie et ci beau temps, n'est-ce pas, tante Judy ?

— Pas exactement, non.

— Est-ce lié à hier soir ?

— Oui.

Nouvelle pause.

— Je t'écoute. Jette-toi à l'eau, Judy.

— Ça concerne la mort de David. Laura sentit le souffle lui manquer.

— Eh bien ? demanda-t-elle, la voix réduite à i murmure.

— Ce n'est peut-être rien du tout... Écoute, Laur je sais que cela va te faire un choc. Un peu de parier c d'accord ?

— Parle.

— Il y a certaines choses, commença Judy, que ignores. Des choses qui se sont passées il y a tri longtemps.

— Mais David s'est noyé au mois de juin.

— Je le sais bien, poursuivit Judy, s'efforçant t s'exprimer posément. Parfois, le passé envahit le présent. C'est ce qui est arrivé avec David.

— Je ne comprends pas.

— Je sais, ma chérie.

— Cherches-tu à me dire que David a fait quelque chose dans le passé qui a causé sa mort ?

— Non, pas David. Il a été une victime innocente

— Alors, pourquoi ?...

— Écoute-moi, Laura. Nous devons nous parler ; vive voix. David pourrait...

Elle se tut. Une idée venait de lui traverser l'esprit. Elle jouait un jeu dangereux en les mettant en présence l'un de l'autre, mais c'était peut-être la seule façon de savoir si sa théorie était fondée.

— J'ai des photos et des objets à te montrer. On ne peut pas en discuter au téléphone. Peux-tu venir chez moi demain soir ? A dix-neuf heures ?

— Je peux prendre un avion tout de suite et être chez toi dans deux heures...

— Non. Je préfère que tu viennes demain à dix-neuf heures. Pas avant.

— Mais pourquoi ?

— Je t'en prie, Laura, fais-moi confiance, d'accord ?

— Mais je veux savoir...

— Demain. Je t'aime, Laura.

— Moi aussi, tante Judy.

Laura entendit la tonalité et raccrocha. Elle se retourna vers sa mère, assise sur le canapé. Toute couleur avait reflué du visage de Mary, pour faire place à ce qui ressemblait à un masque mortuaire.

Sans un adieu
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