Chapitre 2
— Ne quittez pas, m'dame, on va vous mettre en relation.
— Merci.
Se laissant aller en arrière, Laura contempla le téléphone. Avec le décalage horaire, il devait être neuf heures du soir à Boston, et TC n'était peut-être pas encore rentré chez lui. Normalement, il terminait son service vers 20 heures, mais elle savait qu'il avait tendance à rester beaucoup plus tard.
Les mains de Laura tremblaient ; son visage et ses yeux étaient gonflés après l'interminable nuit qu'elle venait de traverser. Le soleil radieux et l'heure affichée par son réveil témoignaient que celle-ci avait fait place au jour, mais pour elle la nuit continuait, sous la forme d'un cauchemar qui semblait ne pas vouloir prendre fin.
Fermant les yeux, elle repensa à la deuxième fois où David Baskin avait fait irruption dans sa vie, trois semaines après leur rencontre à la soirée des Boston Pops. Trois semaines durant lesquelles leur brève conversation n'avait cessé de lui trotter dans la tête.
Inconsciemment (comme elle le prétendait), Laura s'était mise à chercher son nom dans la presse. Moins que les éloges sur ses talents d'athlète, son intégrité et son influence positive sur le jeu, ce qui la fascinait (enfin, ce qui l'intéressait, se disait-elle), c'étaient les bribes d'informations sur le parcours personnel de David, ses brillantes études à l'université du Michigan, son séjour en Europe dans le cadre de la bourse Cecil Rhodes et son bénévolat auprès de handicapés. Elle se sentait étrangement coupable à son égard, comme si elle devait se racheter, faute de quoi elle traînerait cette dette toute sa vie. Elle aurait aimé le revoir, ne serait-ce que pour lui présenter ses excuses, rectifier cette mauvaise impression.
Elle accepta donc les invitations aux soirées et manifestations qu'il était susceptible de fréquenter. Jamais elle n'aurait avoué que David Baskin avait quelque chose à voir avec son agenda mondain. Non, elle y allait pour Svengali, et si par hasard elle tombait sur David, eh bien, ce serait une heureuse coïncidence.
Mais, à sa consternation, David ne faisait que de brèves apparitions, souriant à la foule massée autour de lui pour lui serrer la main ou lui taper dans le dos. Comme il ne l'abordait pas, ni même ne regardait dans sa direction, Laura prit une décision franchement puérile. L'avisant lors d'un cocktail près du bar, elle tenta ce que les ados nomment « une approche stratégique », à savoir passer nonchalamment devant lui avant de faire mine de le reconnaître. David lui sourit cordialement (mais n'y avait-il pas autre chose - comme de la moquerie - dans ce sourire ?) et tourna les talons sans un mot. Laura en fut mortifiée.
Elle fulminait en regagnant son bureau. Elle se conduisait comme une collégienne qui se serait amourachée du capitaine de l'équipe de foot. La honte ! Mais pourquoi ce besoin de renouer le contact ? Était-ce parce qu'il l'avait remise à sa place, l'obligeant à reconsidérer ses mécanismes de défense... ou parce qu'il l'attirait ? Oui, bon, il était séduisant à sa façon, brun, la peau mate, bâti comme un bûcheron. Regard vert chaleureux, cheveux épais coupés court. Au fond, il était plus attachant et plus authentique que les mannequins hommes avec lesquels elle travaillait... censés incarner l'idéal de la beauté masculine.
Sauf que, même s'il n'était pas l'incarnation du sportif immature et égocentrique, Baskin n'en demeurait pas moins l'idole des adolescents, quelqu'un qui avait choisi un jeu d'enfant en guise de carrière. Et Laura ne tenait pas à faire partie de la cour de bimbo collées aux basques de la star des Celtics. De toute façon, il n'y avait pas de place dans sa vie actuelle pour un homme. Son ambition, son rêve de longue date, son but ultime, c'était Svengali.
Se renversant dans son fauteuil, elle posa les pieds sur son bureau. Sa jambe droite tressautait, comme chaque fois qu'elle était tendue ou profondément absorbée dans ses réflexions. Un tic énervant qu'elle tenait de son père. Les gens autour d'eux devenaient fous car il ne s'agissait pas d'un simple frémissement, mais d'un véritable tremblement. La chaise, le bureau, la pièce tout entière se mettait à vibrer à l'unisson. Laura avait beau faire, elle n'arrivait pas à se contrôler.
Les vibrations finirent par envoyer valser son verre à crayons, qu'elle ne prit pas la peine de ramasser. Quelques soubresauts plus tard, Laura réussit à chasser le basketteur de son esprit lorsque Marty Tribble, son directeur marketing, entra dans son bureau avec un sourire jusqu'aux oreilles.
Marty Tribble n'était pas homme à sourire pour un oui ou pour un non durant ses heures de travail. Il repoussa les mèches grisonnantes de son visage, rayonnant comme un môme qui aurait marqué son premier but.
— On vient de réaliser le coup de pub de l'année, s'exclamat-il.
Laura ne l'avait encore jamais vu dans cet état. Marty travaillait avec elle depuis la création de Svengali. C'était un homme totalement dénué du sens de l'humour. Raconter une blague devant Marty était aussi efficace que chatouiller une armoire métallique.
— Quel produit ? demanda-t-elle.
— Notre nouvelle ligne.
— Les chaussures de marche et les chaussures de sport ?
— C'est cela même.
Elle croisa son regard et sourit.
— Asseyez-vous et racontez-moi ça.
Le massif Marty (il voulait qu'on l'appelle Martin, mais pour cette raison précise tout le monde l'appelait Marty) bondit littéralement sur la chaise, faisant preuve d'une agilité qu'on ne lui avait encore jamais vue au siège de Svengali.
— On lance une campagne télé nationale à partir de cet automne. Pour présenter toute la gamme au public.
Laura attendit la suite, mais son directeur marketing se borna à sourire, tel un animateur de jeu qui cherche à faire durer le suspense et ne révèle la bonne réponse qu'après le dernier spot publicitaire.
— Marty, je ne vois pas ce que cela a de sensationnel.
Se penchant en avant, il répondit lentement :
— C'est que votre porte-parole est l'idole de toute une génération. Et, plus sensationnel encore, il n'a encore jamais prêté son image à une marque de produits.
— Qui ça ?
— David Baskin, dit l'Éclair blanc, la star des Boston Celtics, élu à trois reprises meilleur joueur de la ligue.
Son nom lui fit l'effet d'une gifle.
— Baskin ?
— Vous avez entendu parler de lui ?
— Bien sûr. Mais vous dites qu'il n'a jamais fait de campagne de pub ?
— Sauf en faveur des enfants handicapés.
— Alors pourquoi nous ? Marty Tribble haussa les épaules.
— Je n'en ai pas la moindre idée, Laura, mais il nous suffit de lancer une grosse offensive en automne, pendant les championnats de basket, et le charisme de David Baskin hissera les produits Svengali au sommet du monde sportif. Il nous apportera la reconnaissance-instantanée et la légitimité sur le marché. Ça ne peut pas rater. Je vous le dis, le public l'adore.
— Et quelle est notre prochaine étape ?
Il fouilla dans sa poche de poitrine où il gardait précieusement son stylo Cross en or et le crayon assorti, et en extirpa deux billets.
— Ce soir, vous et moi allons au Boston Garden.
— Quoi ?
— On va assister au match des Celtics contre les Nuggets. Les contrats seront signés à l'issue du match.
— Mais pourquoi aller là-bas ? Nouveau haussement d'épaules.
— Je ne sais pas. Curieusement, Baskin a l'air d'y tenir. Il dit que c'est pour le salut de votre âme, quelque chose comme ça.
— Vous plaisantez ? Il secoua la tête.
— Ça fait partie de notre accord.
— Attendez une minute. Vous êtes en train de me dire que si je ne vais pas à ce match...
— L'accord sera caduc. Vous avez tout compris.
Laura se renversa sur son fauteuil, les doigts entrelacés. Sa jambe droite fut de nouveau agitée de tressautements. Peu à peu, un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle hocha la tête et pouffa tout bas.
Marty l'observait avec inquiétude.
— Alors, Laura, qu'en dites-vous ?
Il y eut un court silence. Puis Laura se tourna vers son directeur marketing.
— Ça va être l'heure du match.
L'expérience fut un choc. En pénétrant dans le Boston Garden, Laura était sceptique. Ce vieil édifice délabré, le Garden ? On aurait plutôt dit une prison. Une salle de basket, c'était généralement du verre et de l'acier chromé, avec air conditionné et sièges rembourrés. Or le berceau des Celtics était un sordide bloc de béton où à la chaleur étouffante se mêlaient des relents de bière. Les sièges fissurés étaient durs, inconfortables. En regardant autour d'elle, Laura pensa plutôt à un roman de Dickens.
Mais peu à peu le public envahit les gradins, tels les fidèles la nef d'une église le matin de Noël. Une clameur s'éleva dans la foule lorsque les joueurs vinrent s'échauffer. Laura repéra immédiatement David. De sa place au troisième rang, elle chercha son regard, mais il semblait entièrement absorbé, possédé même, sourd et aveugle à la présence des milliers de spectateurs qui le cernaient.
Le coup d'envoi.
Le scepticisme de Laura fondit comme neige au soleil. A la fin du premier quart-temps, elle se surprit à sourire. Puis à rire. Puis à acclamer les joueurs. Lorsqu'elle se retourna pour taper dans la main du spectateur de derrière, elle était officiellement convertie. Le match de basket lui rappelait le ballet qu'elle avait vu à New York au Lincoln Center à l'âge de cinq ans. Les mouvements des joueurs semblaient obéir à une chorégraphie complexe et précise, interrompue seulement par des obstacles imprévisibles qui rendaient le spectacle d'autant plus captivant.
Et David était le danseur étoile.
Elle comprit rapidement la raison de l'adulation du public. David n'était que virevoltes, bonds, plongeons, pirouettes. Tantôt capitaine tranquille à la tête de ses troupes, tantôt casse-cou tentant l'impossible comme un héros de bande dessinée. Lorsqu'il tirait, son regard fixait l'anneau avec une concentration telle que Laura n'aurait guère été étonnée que le panneau volât en éclats. Doté d'un sixième sens, il se déplaçait sans regarder, sans même accorder un coup d'œil au ballon qu'il tenait du bout des doigts, semblant dribbler, avec une simple extension de son bras qui aurait été là depuis sa naissance.
La fin du match était proche.
Il ne restait qu'une poignée de secondes, avec un résultat plus qu'incertain. Les enfants chéris de Boston étaient menés d'un point. Un homme en maillot vert et blanc passa la balle à David. Deux joueurs de l'équipe adverse le bloquèrent comme dans un étau. Plus qu'une seconde. David pivota et effectua son incomparable tir en suspension. La sphère orange s'envola haut, très haut, abordant le panier sous un angle impossible. La foule se leva d'un bloc. Le cœur battant, Laura regarda le ballon amorcer lentement sa descente. Coup de sifflet. Le ballon caressa le sommet du panneau, puis le filet ondula : il l'avait traversé, rapportant deux points. Les Celtics avaient gagné.
— Ça sonne, madame Baskin, fit une voix à l'accent australien.
— Merci.
Laura roula sur le ventre, serrant le combiné dans la main. Était-ce au moment de ce fameux tir en suspension qu'elle était tombée amoureuse de David ? Elle entendit un déclic, et le son franchit la distance qui séparait Boston de la petite ville de Palm Cove.
On décrocha au bout de la troisième sonnerie. La voix de son interlocuteur se fraya un passage parmi la friture : — Allô ?
— TC?
— Laura ? C'est toi ? Alors, cette lune de miel ?
— TC, il faut que je te parle.
— Que se passe-t-il ?
Elle lui relata brièvement les événements de la veille. TC écouta sans l'interrompre et, comme Laura s'y attendait, prit immédiatement les choses en main.
— Tu as prévenu la police ?
— Oui.
— Parfait. Je saute dans le premier avion. Le capitaine m'a dit que j'avais des vacances à prendre, de toute façon.
— Merci, TC.
— Autre chose : discrétion absolue. Insiste auprès des flics. Il ne manquerait plus qu'une meute de journalistes vienne cogner à ta porte.
— OK.
— Laura ?
— Oui?
Il perçut l'angoisse dans sa voix.
— Tout ira bien.
Elle hésita, redoutant presque de formuler sa crainte tout haut.
— Je n'en suis pas si sûre. Imagine qu'il ait eu une de ses...
Sa voix se brisa. Mais TC, l'un des rares êtres en qui David avait confiance, comprendrait de quoi elle parlait.
« TC est mon meilleur pote, lui avait dit David un an plus tôt. Je sais bien qu 'il est brut de décoffrage et que tu as tendance à te méfier des gens, mais quand ça va vraiment mal, c'est lui qu'il faut appeler.
'— Et ta famille ? » avait demandé Laura.
Il avait haussé les épaules.
« Je n'ai plus que mon frère aîné.
— Eh bien ? Tu n 'en parles jamais.
— On a coupé les ponts.
— Mais c 'est ton frère.
— Je sais.
— Pourquoi cette rupture ?
— Longue histoire, avait répondu David. On s'est disputés. Mais c 'est du passé maintenant.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas renouer le contact ?
— Je le ferai. Le moment venu. »
Le moment venu ? Laura n'avait pas compris. Et elle ne comprenait toujours pas.
— Viens vite, TC, fit-elle, la voix chevrotante. S'il te plaît.
— J'arrive.
À Boston, Massachusetts, berceau des Celtics, TC replaça le combiné. Il jeta un œil sur son dîner - un Burger King whopper et des frites achetés en route -et décida qu'il n'avait plus faim. Attrapant un cigare, il l'alluma. Puis souleva de nouveau le combiné et composa un numéro. Lorsqu'on décrocha, il prononça quatre mots : — Elle vient d'appeler.
Vingt-sept heures plus tard, Terry Conroy - TC pour les intimes, surnom qu'il devait à David Baskin -boucla sa ceinture tandis que le vol Qantas 008 amorçait sa descente vers l'aéroport de Cairns, Australie. Repoussant le store, TC regarda en bas. Il n'avait jamais vu une eau de cette couleur-là. Dire qu'elle était bleue serait revenu à décrire la Pietà de Michel-Ange comme un bloc de marbre. Elle était plus que bleue, trop bleue presque, éclatante de pureté. TC eut l'impression que son regard plongeait à travers l'infini de l'océan jusqu'aux abysses. Un chapelet de petites îles signalait la présence de la grande barrière de corail.
Il desserra la ceinture qui lui rentrait dans la bedaine. La faute à la malbouffe. La vue de ses bourrelets lui fit secouer la tête. Il commençait à s'empâter. Inutile de se voiler la face. Tout ça était déjà trop flasque pour un gars qui n'avait pas trente ans. Il devrait se mettre à la gym à son retour à Boston.
Ouais, bien sûr. Et peut-être qu'il rencontrerait un homme politique honnête, pendant qu'on y était.
Il appuya sa tête contre le dossier.
Comment as-tu su, David ? Comment pouvais-tu en être aussi sûr ?
TC venait d'avoir vingt-neuf ans, le même âge que David. Ils avaient partagé la même chambre à l'universite du Michigan : quatre années d'amitié, de complicité, de confidences... et pourtant David l'impressionnait. Pas le basketteur, non. L'homme. Les soucis, les contrariétés semblaient glisser sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard. Parce qu'il avait tout pour lui, croyait-on, n'avait jamais connu de véritable difficulté. TC savait qu'il n'en était rien. David revenait de loin. Il avait ses propres démons contre lesquels l'argent et la gloire ne pouvaient rien.
Le Boeing 747 atterrit avec un bruit sourd et roula vers la petite aérogare. Franchement, se dit TC, il avait tout vu depuis quelques années, mais ça... Enfin bon, il n'était pas là pour poser des questions mais pour apporter son aide. Les explications, on verrait plus tard.
Il remplit le questionnaire santé, récupéra sa valise sur le tapis roulant, passa la douane et sortit dans le hall où Laura était censée l'attendre. Les portes vitrées coulissèrent, et TC se retrouva face à une mer de visages. A sa droite, des chauffeurs brandissaient des pancartes avec des noms imprimés en majuscules. A gauche, des guides locaux en short et T-shirt affichaient des logos d'hôtel ou de tour-opérateur. TC chercha Laura des yeux.
Il mit une minute à la repérer dans la foule.
Et sentit un coup de poignard lui transpercer le ventre. Laura était toujours aussi ravissante, mais la disparition de David l'avait métamorphosée. Ses hautes pommettes s'affaissaient. Ses yeux verts éteints, réduits à deux cercles noirs, s'ouvraient démesurément, emplis de désarroi et de peur.
Elle courut vers lui, et il l'étreignit, rassurant.
— Rien de nouveau ? demanda-t-il, même si la réponse se lisait clairement sur son visage.
Elle secoua la tête.
— Ça fait deux jours. Où peut-il bien être ?
— Nous le retrouverons, affirma TC, moins convaincu qu'il n'en avait l'air.
Il lui prit la main. Autant commencer l'investigation tout de suite. Il se jeta à l'eau.
— Mais d'abord une question, Laura. Avant de disparaître, David n'a pas eu une...
— Non, l'interrompit-elle vivement pour ne pas entendre le mot. Pas depuis huit mois.
— Bien. Et où puis-je trouver l'officier de police chargé de l'enquête ?
— Ils ne sont que deux, à Palm Cove. Le shérif t'attend dans son bureau.
Quarante minutes plus tard, le taxi s'arrêtait devant une bâtisse en bois arborant les inscriptions « Mairie » et « Magasin général ». L'unique bâtiment de la rue. On se serait cru dans Petticoat Junction version tropicale.
— Écoute, Laura, ce serait peut-être mieux que j'aille parler au shérif seul.
— Pourquoi ?
— Regarde-moi ça. On dirait // était une fois dans l'Ouest. Je doute que le shérif soit un type très progressiste. Ici, la libération de la femme doit être un concept très lointain. Il sera peut-être plus bavard si je vais le voir seul à seul. Genre : de flic à flic.
— Mais...
— Dès qu'il y a du nouveau, je te le dis. Elle hésita.
— Si tu crois que c'est mieux...
— Oui. Attends-moi ici, veux-tu ?
Elle acquiesça machinalement, le regard humide et voilé. TC descendit de voiture et s'engagea dans l'allée. Tête baissée, il scrutait les mauvaises herbes qui pointaient à travers le bitume fissuré. La bâtisse elle-même était vieille et décrépite ; un bon coup de pied, et elle s'écroulerait. Était-ce l'âge ou le climat des tropiques qui avait usé le bois ? Probablement les deux.
La porte était ouverte. TC passa la tête par l'entrebâillement.
— Je peux entrer ?
C'était le premier accent australien qu'il entendait depuis son arrivée : — Vous êtes l'inspecteur Conroy ?
— Lui-même.
— Graham Rowe, dit l'homme en se levant. Je suis le shérif de cette ville.
Une réplique de mauvais western que démentaient une voix et un gabarit hors du commun. Graham Rowe était énorme, une vraie armoire à glace au look de catcheur professionnel, le visage mangé par une barbe blonde striée de gris, le regard noisette grave et perçant. Le short de son uniforme vert lui conférait une allure de scout attardé, mais TC se garda bien de le faire remarquer. Un chapeau à œillets était perché de guingois sur sa tête. Un gros pistolet et un couteau tout aussi imposant ornaient son ceinturon. Malgré sa peau burinée, TC ne lui donnait guère plus de quarante-cinq ans.
— Appelez-moi Graham, fit-il en tendant le battoir qui lui tenait lieu de main.
— Je suis TC.
— Vous devez être fatigué après ce long voyage, TC.
— J'ai dormi dans l'avion. Où en êtes-vous de votre enquête ?
— Ça vous tracasse, hein ?
— David est mon meilleur ami.
Graham revint s'asseoir derrière son bureau et lui fit signe de prendre une chaise. La pièce était nue, à l'exception d'un ventilateur qui tournait et de nombreux fusils de chasse accrochés aux murs. Sur la gauche, on entrevoyait une petite cellule de détention.
— À vrai dire, on n'a pas grand-chose, commença le shérif. David Baskin a laissé un mot à sa femme disant qu'il allait se baigner et on ne l'a pas revu depuis. J'ai interrogé le maître nageur de l'hôtel. Il se rappelle avoir vu Baskin jouer tout seul au basket vers trois heures de l'après-midi. Deux heures plus tard, il l'a vu marcher sur la plage en direction du nord.
— Il n'est donc pas allé se baigner ? Le shérif haussa les épaules.
— On peut se baigner un peu partout, mais là où il allait, la plage n'est pas surveillée, et le courant est drôlement puissant.
— David est un excellent nageur.
— C'est ce que sa dame m'a dit, mais j'ai vécu toute ma vie ici, et je vous assure que si ce fichu courant décide de vous entraîner au fond, vous n'avez pas d'autre choix que de vous noyer.
— Vous avez lancé des recherches pour retrouver le corps ?
Graham hocha la tête.
— Pour sûr, mais jusqu'ici, aucune trace du gars.
— S'il s'est noyé, le corps aurait dû remonter à l'heure qu'il est, non ?
— Normalement, oui. Mais nous sommes dans le nord de l'Australie, vieux. Il se passe plus de choses dans cet océan que sur vos lignes de métro. Il aurait pu échouer sur un îlot inhabité, se faire déchiqueter par les coraux de la Grande Barrière ou bouffer par Dieu sait quoi. C'est pas les possibilités qui manquent.
— Et vous, qu'en pensez-vous, Graham ? Le géant se leva.
— Café ?
— Non, merci.
— Avec cette chaleur, je vous comprends. Un Coca alors ?
— Avec plaisir.
Il fouilla dans un petit frigo derrière son bureau, sortit deux bouteilles, en tendit une à TC.
— Alors comme ça, ce Baskin est un ami à vous ?
— Depuis pas mal d'années, oui.
— Et vous sauriez rester objectif ?
— Je pense que oui.
Le shérif se rassit avec un grand soupir.
— Inspecteur Conroy, je ne suis que le shérif d'une petite localité où tout le monde se connaît. Et c'est ce qui me plaît ici. Le calme, la paix. Vous voyez ce que je veux dire ?
TC acquiesça.
— Je ne cherche pas à jouer les héros. Je ne cherche pas la gloire, et je n'aime pas les affaires compliquées que vous autres devez gérer à Boston. Vous me recevez ?
— Cinq sur cinq.
— Bon, alors, étant un type simple, je vais vous dire ma façon de penser. Je ne crois pas que Baskin se soit noyé.
— Ah?
— Je vous ai fait tout un discours sur le sort possible d'un cadavre dans le Pacifique, mais la vérité est souvent beaucoup plus basique. S'il s'était noyé, on aurait déjà repéré le corps. Ça ne marche pas à tous les coups, mais presque.
— Alors quoi ?
Le colosse but une gorgée de Coca.
— Si ça se trouve, il s'est dégonflé après coup. Ce ne serait pas la première fois qu'un gars prendrait le large pendant son voyage de noces. Moi-même, c'a bien failli m'arriver une fois.
TC répondit d'un large sourire.
— Vous avez bien regardé sa femme ? Graham siffla, admiratif.
— Jamais rien vu de tel, vieux. Les yeux me sortaient de la tête.
Il avala une nouvelle gorgée, posa la bouteille, s'essuya la bouche sur son avant-bras de la taille d'un tronc d'arbre et reprit : — Admettons qu'il ne se soit pas tiré. J'ai une question à vous poser, inspecteur Conroy. Je me suis renseigné sur ce Baskin - ça fait partie du boulot -, et, apparemment, c'est un sacre loustic. Il n'aurait pas pu aller s'offrir du bon temps une dernière fois, quelque chose comme ça ?
— Pendant que sa femme se fait un sang d'encre ? Non, Graham, ça ne lui ressemble pas.
— Bon, j'ai alerté par radio toutes les villes voisines, ainsi que les gardes-côtes. Comme personne n'a envie de voir débarquer la presse, ils ne moufteront pas. Autrement, je ne vois pas trop ce qu'on pourrait faire.
— J'ai une faveur à vous demander. Graham.
— Je vous écoute.
— Je sais que je ne suis pas chez moi ici. mais, si possible, j'aimerais participer aux recherches. David Baskin est mon meilleur ami, et je le connais mieux...
— Holà, holà, pas si vite !
Le shérif se leva. Son regard voyagea du nord au sud, du visage de TC à ses mocassins éculés. Sortant un mouchoir, il épongea la sueur sur son front.
— D se trouve que je manque de personnel, poursuivit-il lentement, et, ma foi, je ne vois pas de raison de ne pas vous déléguer cette affaire.
Il prit une feuille de papier qu'il remit à TC.
— Voici la liste de numéros à appeler. Tenez-moi au courant s'il y a du nouveau.
— Merci. J'apprécie, vraiment.
— Pas de souci. Une dernière question : Baskin souffrait-il d'un problème particulier ?
Le pouls de TC palpitait dans son cou.
— Un problème ?
— Ben oui, une blessure, une maladie cardiaque, des trucs comme ça.
— Pas que je sache, mentit TC.
— Qui d'autre le saurait ? C'est vous, son meilleur ami.
Le regard de TC croisa brièvement celui du shérif. Mais son expression demeurait impénétrable.
Durant le court trajet jusqu'à l'hôtel, Laura et TC gardèrent le silence. TC demanda une chambre, laissa ses bagages à la réception et rejoignit Laura dans la suite lune de miel.
— Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait, TC ?
Il prit une grande inspiration. Se gratta la tête, plongeant les doigts dans ses mèches clairsemées. Il n'avait pas encore de cheveux blancs et espérait ne pas en perdre d'autres d'ici là. Rien n'était moins sûr. Sa chevelure châtain clair perdait du terrain comme la forêt amazonienne face aux bulldozers.
Il regarda par la fenêtre et chercha un cigare dans sa poche. En vain.
— On téléphone à droite, à gauche. On fouille la zone.
La voix de Laura était étonnamment posée, détachée même.
— A droite et à gauche... tu veux dire aux morgues ?
— Les morgues, les hôpitaux, tout.
— Et par « fouiller la zone », tu entends l'océan et les plages, pour voir si le corps de David ne s'est pas échoué quelque part ?
Il opina de la tête.
Laura s'approcha du téléphone.
— Tu veux te changer ou te reposer avant qu'on s'y colle ? Tu as une mine épouvantable.
Il sourit.
— J'ai plus de vingt heures d'avion dans les pattes. Et toi, quelle est ton excuse ?
— Je n'ai pas la tête à poser pour une couverture de magazine, hein ?
— N'empêche, la concurrence ne fait pas le poids.
— Merci. Rends-moi un service, veux-tu ?
— Lequel ?
— Descends à la réception et achète deux boîtes de leurs meilleurs cigares bon marché.
— Hein ?
Elle décrocha le combiné.
— Fais tes provisions. On risque d'en avoir pour un bon moment.
En premier, elle appela les morgues, pressée de les éliminer, mais se sentait la tête sur le billot entre le moment où le légiste disait : « Ne quittez pas, ma p'tite dame » et, une éternité insoutenable plus tard, semblait-il, lorsqu'il revenait pour annoncer : « On n'a personne qui correspond à ce signalement. »
Alors une vague de soulagement la submergeait, l'espace de quelques secondes, avant que TC ne lui passe le numéro suivant.
La chambre empestait le cigare, on se serait cru autour d'une table de poker lors d'une soirée entre hommes, mais Laura s'en moquait. Elle se sentait prise au piège et suffoquait, pas à cause de la fumée mais à chaque sonnerie du téléphone, écartelée entre la crainte et l'espoir, maintenant qu'elle appelait les hôpitaux. Elle voulait absolument savoir, tout en le redoutant. Cela ressemblait à ces cauchemars dans lesquels on a peur de se réveiller, parce qu'on craint qu'ils ne deviennent réalité.
Au bout d'une heure, elle avait épuisé la liste.
— Et maintenant ?
TC fit tomber de la cendre sur la table. Il en avait fumé, des cigares, dans sa vie, mais ce truc-là ressemblait à du lisier. Une seule bouffée aurait suffi à infliger à Fidel ce que Kennedy n'avait jamais réussi à faire avec sa baie des Cochons. Il décida que ce serait son dernier.
— Je descends te chercher d'autres numéros dans l'annuaire, lança-t-il. Puis j'irai interroger le personnel. Pas la peine d'être à deux près du téléphone.
Il se leva, se dirigea vers la porte, soupira et fit demi-tour. Pour aller attraper ses cigares australiens. Tant pis. De toute façon, ses papilles étaient foutues.
Un peu plus tard, alors qu'elle attendait le retour de TC (ou, mieux encore, de David), Laura décida d'appeler chez elle. Elle jeta un œil à la pendule. A Boston, il était presque onze heures du soir.
Son père, le Dr James Ayars, devait trôner derrière son bureau dans un cabinet de travail impeccablement rangé. Entre deux piles de dossiers pour le lendemain : à droite ceux qu'il avait déjà lus, à gauche ceux qu'il lui restait à lire. À tous les coups, il portait sa robe de chambre en soie grise pardessus un pyjama soigneusement boutonné, les lunettes fermement perchées sur le nez, de façon à ne pas glisser au gré de ses fréquents soupirs.
Sa mère, la ravissante et mondaine Mary Ayars, était probablement dans la chambre, attendant qu'il monte. Adossée aux oreillers, elle devait lire le dernier roman sulfureux pour son cercle de lecture - un clan plus exactement, composé d'une poignée des pseudo-intellos les plus en vue de Boston. Tous les jeudis soir, elles se réunissaient pour disséquer les ouvrages à la mode et leur découvrir un sens que les auteurs les plus créatifs n'auraient pas imaginé au plus fort d'un trip sous acide. Laura avait assisté à l'une de ces séances (sa mère disait « séances » plutôt que « réunions ») et conclu que la photo du groupe devrait figurer dans le dictionnaire sous la définition du mot foutaise. Au fond, c'était juste une énième tentative de Mary pour nouer des relations féminines, entre les soirées bridge et les groupes d'éveil à la sexualité.
— Allô ?
Pour la première fois depuis la disparition de David, ses yeux s'emplirent de larmes. La voix de son père était comme une machine à remonter le temps. Revenant en arrière, elle eut envie de se réfugier dans le passé, dans les bras forts et rassurants où elle s'était toujours sentie en sécurité.
— Bonsoir, papa.
— Laura ? Comment ça va ? Alors, l'Australie ? Elle ne sut par où commencer.
— Très beau. Et très ensoleillé.
— Tant mieux, ma chérie. Il prit un ton professionnel.
— Allez, trêve de mondanités. Que se passe-t-il ? C'était tout son père, ça. Toujours à vouloir aller droit au but.
— Il est arrivé quelque chose à David.
La voix du Dr Ayars n'avait rien perdu de son autorité.
— Quoi, Laura ? Il va bien ?
Elle se retenait maintenant de fondre en larmes.
— Je ne sais pas.
— Comment ça, tu ne sais pas ?
— Il a disparu.
Il y eut un long silence qui l'inquiéta.
— Disparu ?
Son père paraissait plus angoissé que surpris, comme quand on apprend qu'un ami qui fume trois paquets de cigarettes par jour est atteint d'un cancer du poumon. Tragique et prévisible à la fois. Elle attendait qu'il parle, qu'il pose des questions comme à son habitude, mais il se taisait. Finalement, elle reprit : — Il m'a laissé un mot disant qu'il allait se baigner. Ça fait deux jours.
— Oh, mon Dieu, marmonna-t-il.
Ce fut comme si on lui enfonçait une aiguille en plein cœur. Laura ne reconnut pas son père qui d'ordinaire avait réponse à tout. Elle sentit qu'il luttait pour recouvrer son sang-froid, mais lorsqu'il parla, ce fut d'une voix atone, lointaine : — Pourquoi n'as-tu pas appelé plus tôt ? As-tu prévenu la police ?
— Ils ont déjà lancé les recherches. J'ai contacté TC. Il est arrivé il y a quelques heures.
— Je prends le prochain vol. Je serai là...
— Non, ça ira. Ta présence ne servirait à rien.
— Mais...
— Je t'assure, papa, ça va. N'en parle pas à maman, s'il te plaît.
— Que lui dirais-je ? Elle ne sait même pas que tu es en Australie. Tout le monde se demande où vous êtes, David et toi.
— Garde le secret encore un peu. Maman est là ? Le Dr Ayars se figea.
— Non.
— Où est-elle ?
— A Los Angeles, pour la semaine, mentit-il. Laura, tu ne veux vraiment pas que je vienne ?
— Non, ça ira. Je suis sûre qu'on va le retrouver. Il a dû vouloir nous faire une blague, sans plus.
Nouveau silence. Laura attendait qu'il acquiesce, qu'il lui dise de ne pas s'affoler, alors qu'ils venaient à peine de se marier. Mais son père, toujours si calme et posé, habitué à affronter sans ciller la mort et la souffrance, semblait pour une fois à court de mots.
— Je te rappelle dès qu'il y a du nouveau.
Une petite voix lui souffla que c'était inutile, que son père connaissait l'issue d'avance. Mais non, c'était stupide. Elle était juste épuisée et angoissée. Toute cette histoire lui avait mis la tête à l'envers.
— OK, répondit le Dr Ayars, vaincu.
— Il y a autre chose, papa ?
— Non, fit-il comme un automate. Je suis persuadé que tout s'arrangera pour le mieux.
Laura l'écoutait, perplexe. Pour le mieux ? Elle eut soudain très froid.
— Et Gloria, elle est là ?
— Non, ta sœur travaille tard. Tu peux être fière d'elle, Laura.
— Je suis fière d'elle. Quand maman rentret-elle ?
— Dans quelques jours. Alors, sûr, tu ne veux pas que je vienne ?
— Sûre et certaine. Au revoir, papa.
— Au revoir, Laura. Si tu as besoin de quoi que ce soit...
— Je te le dirai.
Elle l'entendit raccrocher.
Laura s'efforça de ne pas trop penser à cette conversation. Après tout, son père n'avait rien dit de spécial, rien qui puisse éveiller ses craintes. Pourtant, l'impression que quelque chose ne tournait pas rond lui pesait comme une grosse pierre sur l'estomac. Elle ouvrit son sac, fourragea à l'intérieur, en ressortit bredouille.
Non, mais quelle idée d'avoir arrêté de fumer !
Elle regarda par la fenêtre en direction du bush. Un jour, David et elle avaient décidé de fuir les lumières de la ville pour aller en forêt, en Nouvelle-Angleterre. Ayant grandi dans le Michigan, David avait une certaine expérience du camping. Enthousiaste, il avait annoncé un week-end à l'écart du monde. Laura, citadine convaincue, y voyait plutôt des nuits pleines de gadoue et de bestioles.
— Tu vas adorer, avait-il affirmé.
— Je vais détester, avait-elle rétorqué.
Ils avaient roulé jusqu'au Vermont et s'étaient encombrés de lourds sacs à dos, ensuite ils avaient marché à travers la forêt détrempée pendant ce qui avait paru une éternité, avant d'arriver à l'endroit où ils avaient prévu de camper. Laura s'était lavée dans le ruisseau, avait déroulé son sac de couchage et s'était glissée à l'intérieur.
David avait voulu la rejoindre.
— Mais qu'est-ce que tu fais, voyons ? Je croyais que tu avais le tien ?
— Bien sûr, mais il faut se blottir l'un contre l'autre pour garder la chaleur.
— La chaleur corporelle ?
— Oui.
— Il y a juste un petit problème.
— Lequel ?
— Le thermomètre affiche trente-cinq degrés.
— Il fait si chaud que ça ? Elle avait hoché la tête. David avait réfléchi brièvement.
— Dans ce cas, je propose de dormir en tenue d'Adam.
Ils avaient fait l'amour avec frénésie, avec violence, presque, après quoi ils s'étaient reposés, nus et enlacés.
« Waouh ! s'était exclamé David en essayant de reprendre son souffle.
— Quoi ?
— J'aime le contact avec la nature. Dans un cadre comme celui-ci, je me sens... je ne sais pas... vivant, en harmonie avec l'univers, et tellement...
— Bestial ?
— C'est ça.
— Moi aussi, avait déclaré Laura, je commence à aimer la nature.
— J'ai remarqué. Mais tu devrais faire gaffe.
— À quoi ?
— Tes hurlements, ma fille, tu vas flanquer une peur bleue à nos amis à poils et à plumes.
— Toi, tu adores ça.
— Certes.
— D'ailleurs, pour ce qui est de la discrétion...
— Quoi ?
— Le brame du cerf. Je m'attendais à ce qu'une biche émerge des broussailles d'une minute à l'autre.
— Pas de chance. Je vais être obligé de me contenter de toi.
— Tu es méchant, David.
Elle avait fouillé dans son jean fripé et sorti un paquet de cigarettes.
— Tu ne vas pas fumer ça ? avait-il gémi.
— Non. Je vais nourrir les bêtes.
— Ce sont les hommes qui déclenchent les incendies de forêt.
— Je ferai attention.
— Écoute, Laura, ça ne me gêne pas que tu fumes à la maison...
— C'est ça.
— ... mais ici, en pleine nature, il faut penser aux animaux.
— Ça te perturbe à ce point-là que je fume ? David avait haussé les épaules'.
— Outre le fait que c'est dégoûtant, très mauvais pour la santé, bref, une habitude sans le moindre avantage, il n'est pas très agréable d'embrasser un cendrier.
— Je suis restée bloquée au stade oral.
— Je sais. C'est pour ça que je t'aime.
— Pervers, va. Tu devrais être habitué à la fumée, depuis le temps. Tu as vécu quatre ans avec TC. Et Clip ? Tous les deux ont toujours un cigare qui pue au bec.
— Peut-être, mais je n'ai pas souvent l'occasion de les embrasser sur la bouche. Quoique, avec TC...
— Je m'en doutais un peu.
— D'ailleurs, TC ne survivrait pas sans ses cigares. Ils font partie de lui, un appendice de sa personne, en quelque sorte. Quant à Clip, il a soixante-dix ans et c'est mon patron. Il n'est pas dans nos habitudes de critiquer le patron. En fait, j'aime bien quand il fume.
— Pourquoi ?
— Le cigare de la victoire. Ça veut dire que nous sommes sur le point de gagner le match.
Elle avait noué ses bras autour de lui.
— Eh bien, moi aussi, c'est la cigarette de la victoire.
— Ah bon ?
— Clip fume après le match. Moi, je fume après un orga...
— Surveille ton langage, Ayars.
— Désolée. David s'était assis.
— Tu veux connaître la vraie raison pour laquelle j'aimerais te voir arrêter?
Elle avait secoué la tête.
Il lui avait caressé tendrement les cheveux.
— Je n'ai pas envie que tu attrapes une saloperie. Je voudrais te garder jusqu'à la fin de ma vie.
Elle l'avait regardé avec espoir.
— C'est sérieux ?
— Je t'aime, Laura. Plus que tu ne saurais l'imaginer.
Deux mois plus tard, elle avait arrêté de fumer. Et elle n'y avait même plus pensé... jusqu'à aujourd'hui.
Un coup frappé à la porte la ramena brutalement au présent.
— TC?
— Ouais.
— C'est ouvert.
Il entra, la mine défaite.
— Tu parles d'une civilisation \ Même pas un McDo dans le coin.
— Du nouveau ?
Elle le vit secouer la tête ; ses gestes étaient curieusement saccadés.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.
— Rien. Je suis fatigué et j'ai faim, c'est tout.
— Appelle le room service.
— Tout à l'heure.
— Pourquoi attendre ? Si tu as faim... Le téléphone sonna.
Se penchant pardessus l'épaule de Laura, TC s'empara du combiné.
— Allô ?
Elle tenta de déchiffrer son expression, mais il lui tourna le dos, courbé sur l'appareil comme un bookmaker dans une cabine téléphonique.
— OK, j'arrive.
— Que se passe-t-il ?
— Je reviens, Laura.
— Où vas-tu ? Qui a appelé ? Il se dirigeait vers la porte.
— Peut-être une piste. Je te tiens au courant.
— Je t'accompagne.
— Non, j'ai besoin de toi ici. Au cas où il y aurait d'autres coups de fil.
Elle saisit son sac à main.
— Le réceptionniste prendra le message.
— Ça n'ira pas.
— Comment ça ? Je ne sers à rien ici.
— Tu me gêneras plutôt qu'autre chose. Ecoute, Laura, je veux recueillir un maximum d'infos. Sans avoir à materner...
— Materner ?T interrompit-elle. Tu dis n'importe quoi, TC, et tu le sais.
— Tu me laisses finir ? Si l'un de ces Crocodile Dundee voit la jeune mariée, ou il la bouclera ou il arrangera les faits.
' — Je resterai dans la voiture.
— Écoute-moi une seconde. J'attends un appel important, il faut que tu sois là pour répondre. Je te préviens dès que j'ai du nouveau. Promis.
— Mais...
Il secoua la tête et sortit précipitamment. Laura n'insista pas. À Boston, jamais elle n'aurait toléré de se faire dicter sa conduite de la sorte. Seulement, elle n'était pas à Boston. TC était le meilleur ami de David, le seul en qui il avait une entière confiance. C'était l'homme de la situation.
À l'autre bout du fil, le correspondant de TC l'entendit raccrocher. La tonalité retentit, monotone, mais il restait comme pétrifié, incapable de bouger.
Voilà, c'était fait. TC avait été prévenu. La machine était en marche. Il n'y avait plus de retour en arrière possible.
Lorsqu'il eut fini par reposer le combiné, l'auteur du coup de fil s'effondra sur le lit et se mit à pleurer.
Seule dans la chambre d'hôtel, Laura se sentait perdue et désemparée. Personne ne téléphonait. Personne ne frappait à la porte. Le temps s'écoulait, interminable. Elle avait l'impression d'être coupée du monde, de la réalité, de David.
Son regard fit le tour de la suite, jadis si luxueuse et confortable, avant de se poser sur quelque chose de familier, de rassurant. Les baskets vertes de David, pointure quarante-sept, renforcées aux chevilles - il s'était fracturé la droite en première année de fac -, gisaient sur la moquette, l'une renversée telle une embarcation naufragée, l'autre debout, perpendiculaire à sa compagne.
On distinguait clairement l'étiquette Svengali sur la basket droite. Sur la gauche, l'étiquette était masquée par la chaussette de sport. Son regard pivota, trouva l'autre chaussette un mètre plus loin, enroulée sur elle-même comme un dormeur en position fœtale. David n'était pas un maniaque du rangement. Chaises et poignées de portes lui servaient de cintres. La moquette accueillait sweat-shirts et pantalons, tandis que le carrelage de la salle de bains jouait le rôle de tiroir pour les sous-vêtements, chaussettes et pyjamas. Alors qu'il était toujours impeccablement habillé, son appartement évoquait irrésistiblement un champ de ruines.
— Ça fait cosy, affirmait-il.
— Ça fait foutoir, rétorquait-elle.
Une fois de plus, un coup frappé à la porte chassa de son esprit les images du passé.
Laura consulta sa montre : cela faisait presque deux heures que TC était parti. Dehors, c'était toujours la fournaise. Les oiseaux marins jacassaient derrière la fenêtre.
— Qui est-ce ?
— C'est moi.
En entendant la voix de TC, elle sentit son estomac se nouer. Elle se leva. Au passage, elle aperçut du coin de l'œil son reflet dans le miroir et se rendit compte qu'elle portait une chemise de David avec son jean Svengali. Elle lui empruntait sans cesse ses vêtements. Ses sweats d'entraînement les soirs d'hiver, ses vestes de pyjama en guise de chemises de nuit. Bizarre, pour la patronne d'un empire de la mode.
Elle ouvrit la porte à la volée et se trouva face à TC qui détourna les yeux, comme s'il s'était brûlé à son regard. Une barbe naissante lui dévorait le visage.
— Qu'y a-t-il ? demanda Laura.
Il n'entra pas. Ne parla pas. Il se tenait devant elle, immobile, cherchant à rassembler son courage. Avec un immense effort, il redressa la tête et la regarda qui attendait. Toujours sans mot dire. Laura le dévisagea, et ses yeux s'emplirent de larmes.
— TC ? souffla-t-elle, déconcertée.
Il leva la main et, en un éclair, le désespoir succéda à l'incompréhension.
— Oh, mon Dieu, non ! cria-t-elle. Oh non.
TC tenait à la main le slip de bain multicolore de David et son maillot vert des Celtics. Les deux étaient en lambeaux.