17 juin 1989
En ouvrant la fenêtre, Laura sentit la douceur de la brise tropicale sur son corps nu. Elle ferma les yeux. Le souffle d'air frais lui picotait la peau. Ses jambes flageolaient. Se retournant vers le Ut, elle sourit à David, l'homme qui l'avait réduite à cet état de poupée de chiffon.
— Belle matinée, monsieur Baskin.
— Matinée ? répéta David avec un coup d'oeil sur la pendule.
Tout était calme alentour, hormis le bruit des vagues qui leur parvenait du dehors.
— L'après-midi est déjà bien avancé, madame Baskin. Nous avons passé pratiquement toute la journée au lit.
— Des réclamations ?
— Certainement pas, madame B.
— Alors un peu d'exercice physique ne te fera pas de mal.
— À quoi penses-tu ?
— Ça te dirait d'aller nager ?
— Je suis mort, dit-il en retombant sur les oreillers. Je serais incapable de bouger, même si le Ut était en feu.
Laura eut un sourire enjôleur.
— Tant mieux.
David ouvrit des yeux émerveillés tandis qu'elle revenait lentement vers lui. Il repensait à la première fois où il avait vu ce corps-là, la première fois en fait où le monde avait vu ce corps-là. Voilà presque dix ans, et huit bonnes années avant leur rencontre. A dix-sept ans, Laura avait fait la couverture de Cosmopolitan vêtue d'un... Mais qui se souciait de la tenue ? À l'époque, il était étudiant à l'université du Michigan et il revoyait encore les joueurs de son équipe de basket, bouche bée devant le magazine sur un présentoir avant la demi-finale dans l'Indiana.
Il feignit la panique.
— Où tu vas ?
Le sourire de Laura s'élargit.
— Au lit.
— S'il te plaît, non.
Il leva la main pour l'arrêter.
— Tu vas m'expédier à l'hôpital. Elle ne broncha pas.
— De la vitamine E, implora David. S'il te plaît. Toujours pas de réaction.
— Je vais hurler au viol.
— Hurle.
Sa voix fut à peine audible.
— Au secours.
— Détends-toi, Baskin. Je ne vais pas t'agresser. Il ne cacha pas sa déception.
— Ah bon ?
Elle secoua la tête et s'éloigna.
— Attends, appela-t-il. Où tu vas ?
— Dans le jacuzzi. Je t'aurais bien proposé de me rejoindre, mais je sais que tu es fatigué.
— Je sens venir un second souffle.
— Tes facultés de récupération sont proprement stupéfiantes.
— Merci, madame B.
— Mais je te trouve quand même en petite forme.
— En petite forme ? C'est plus épuisant que de jouer contre les Lakers !
— Il faut que tu t'entraînes.
— Je ferai de mon mieux, promis, madame le coach. Dites-moi ce que je dois faire.
— Le jacuzzi, ordonna Laura.
Elle jeta un peignoir en soie sur ses épaules, masquant en partie la sublime silhouette qui lui avait valu d'être le top model le mieux payé du monde jusqu'à sa retraite, quatre ans plus tôt, à l'âge canonique de vingt-trois ans. David se glissa hors des draps de satin. Il était grand - pas tout à fait un mètre quatre-vingt-treize, ce qui n'était pas exceptionnel pour un basketteur professionnel.
Laura enveloppa son corps nu d'un regard admiratif.
— On dit que tu as révolutionné le jeu. Pas étonnant.
— C'est-à-dire ?
— Tes fesses, Éclair blanc. Les femmes viennent aux matches uniquement pour te voir tortiller du popotin sur le terrain.
— Tu me fais passer pour un tocard.
David remplit la baignoire circulaire d'eau chaude et mit les jets en marche. Puis il déboucha une bouteille de Champagne et se plongea dans l'eau. Laura dénoua son peignoir et entreprit de l'enlever. Si ce n'était pas le paradis...
Le téléphone sonna.
Elle leva les yeux au ciel.
— J'y vais, fit-elle à contrecœur.
Elle renoua le cordon en soie et retourna dans la chambre. David se renversa dans la baignoire, laissant flotter ses jambes. Les jets d'eau tiède massaient ses muscles endoloris, souvenir des matches de qualification qui pourtant remontaient à un mois déjà. Il sourit. Les Celtics avaient gagné ; il n'avait donc pas souffert pour rien.
— Qui c'était ? demanda-t-il lorsqu'elle revint.
— Personne.
— Personne qui nous appelle en Australie ?
— Le groupe Peterson.
— Le groupe Peterson ? Les gens que tu voudrais voir distribuer la marque Svengali dans le Pacifique Sud?
— C'est ça.
— Avec lesquels tu essaies de décrocher un rendez-vous depuis six mois ?
— Tu as bien suivi.
— Alors ?
— Ils veulent qu'on se voie aujourd'hui.
— À quelle heure ?
— Je n'ai pas l'intention d'y aller.
— Quoi ?
— Je leur ai dit que j'étais en voyage de noces. Mon mari est très possessif, tu sais.
David soupira bruyamment.
— Si tu rates cette occasion, ton mari va te botter les fesses. Et puis, comment feras-tu pour lui offrir le train de vie auquel il s'est habitué, si tu passes à côté des offres les plus juteuses ?
Laura fit glisser son peignoir, le rejoignit dans la baignoire et, fermant les yeux, exhala un long souffle. Il regarda l'eau caresser ses seins. Ses cheveux noirs cascadaient sur ses épaules, auréolant un visage au charme irrésistiblement exotique.
— Ne t'inquiète pas, répondit-elle, rouvrant ses yeux d'un bleu intense pailleté de gris.
Elle lui décocha un regard à transpercer une plaque d'acier.
— Je te promets de prendre bien soin de toi. Il secoua la tête.
— Où est passée la garce carriériste dont je suis tombé amoureux ?
La jeune femme plaça son pied entre les jambes de David, tâtonnant.
— Elle adore quand tu lui dis des gros mots.
— Mais...
— Laisse tomber, Baskin. Je ne laisserai pas mon mari ne serait-ce qu'une seconde.
Il gémit.
— Voyons, on a trois semaines devant nous. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec toi pendant trois semaines, je vais péter un câble. Va à ta réunion. Fais-le pour moi. Tu commences déjà à me les casser.
— Ton côté beau parleur, voilà ce qui m'a séduite. Se penchant, elle massa ses jambes d'athlète.
— T'ai-je dit que tu avais des jambes superbes ?
— Souvent. C'est quoi, tous ces compliments ? Tu veux me filer la grosse tête ?
Le pied de Laura décrivit un cercle avant de se poser sur lui.
— J'ai l'impression que c'est déjà fait. Il eut l'air franchement choqué.
— Ce langage dans la bouche de la femme d'affaires de l'année ? Je suis stupéfié, mortifié... et excité. Surtout excité.
Elle se rapprocha, pressant ses seins ronds et fermes contre sa poitrine.
— Je te propose un moyen d'y remédier.
— Seulement si tu me promets d'aller rencontrer les gens de Peterson après.
Les lèvres de Laura frôlèrent son oreille.
— Quelquefois, je ne te comprends pas, chuchotat-elle. Les hommes sont censés avoir peur des femmes qui réussissent.
— Qui réussissent brillamment, rectifia-t-il avec fierté. Et si j'étais un de ceux-là, tu m'aurais déjà jeté depuis longtemps.
— Jamais, fit-elle tout bas, mais à supposer que j'y aille, tu t'occupes comment pendant ce temps ?
Il souleva ses fesses de ses mains puissantes et la jucha sur lui, les lèvres à quelques centimètres de son mamelon.
— Je taperai dans le ballon. Tu l'as dit toi-même, je suis en petite forme. Alors, c'est promis ?
Elle sentit son souffle sur sa peau.
— Ah, les hommes, toujours prêts à payer de votre personne pour parvenir à vos fins !
— Promis ?
Frémissante, consumée de désir, Laura eut à peine la force de hocher la tête.
Il l'abaissa sur lui. Avec un cri étouffé, elle noua les bras autour de la tête de David et se balança d'avant en arrière, les doigts dans ses cheveux, lui plaquant le visage contre ses seins.
Laura se leva, embrassa tendrement David, endormi, et alla se doucher. Ayant fini d'essuyer ses longues jambes, elle entreprit de s'habiller. Elle avait très peu de maquillage - à peine quelques touches légères autour des yeux. Son teint mat n'avait pas besoin de fard pour en rehausser l'éclat naturel. Elle enfila un tailleur gris portant l'étiquette de sa marque, Svengali, et boutonna son chemisier blanc.
David bougea, s'assit et regarda celle qui était sa femme depuis quatre jours.
— La métamorphose est totale.
— La métamorphose ?
— De nymphomane en barracuda. Je plains ce pauvre Peterson.
Laura rit.
— J'en ai pour une heure ou deux maxi.
Elle mit ses boucles d'oreilles et vint embrasser David.
— Tu vas t'ennuyer sans moi ?
— Sûrement pas.
— Salaud.
Il rejeta les couvertures et se leva.
— Et tu embrasses ta mère avec cette bouche-là ? Elle jeta un œil à sa carrure athlétique et secoua la tête.
— Incroyable, marmonna-t-elle. Tu crois que je vais laisser ce corps-là ne serait-ce que quelques minutes ?
— Aïe.
— Quoi ?
— Un problème avec la métamorphose, capitaine. Je capte des signes de la nympho sous la carapace de la femme d'affaires.
— Et tu as raison.
— Laura ?
— Oui?
David lui prit la main.
— Je t'aime, commença-t-il, le regard embué. Tu as fait de moi le plus heureux des hommes.
Elle l'étreignit en fermant les yeux.
— Je t'aime aussi, David. Je ne pourrais pas vivre sans toi.
— Vieillissons ensemble, Laura, et je te promets de te rendre heureuse jusqu'à la fin des temps.
— Ça marche, fit-elle avec douceur, et tu as intérêt à tenir ta promesse.
— Jusqu'à la fin des temps.
Laura l'embrassa, sans se douter que leur lune de miel s'arrêtait là.
— B'jour, m'dame.
— Bonjour, répondit Laura en souriant au réceptionniste.
Ils étaient descendus au Reef Resort à Palm Cove, à une trentaine de kilomètres de Cairns. Un petit coin de paradis au bord du Pacifique, niché au milieu des palmiers séculaires et de la végétation luxuriante du nord de l'Australie. Il suffisait de sortir en bateau pour se laisser éblouir par l'arc-en-ciel des récifs de la Grande Barrière, chef-d'œuvre de corail déchiqueté et de faune marine, parc naturel à la fois exploré et préservé par l'homme. Il suffisait de s'enfoncer à l'intérieur des terres pour se retrouver dans la forêt tropicale avec ses chutes d'eau, ou aux confins du célèbre bush. C'était un lieu unique au monde.
Le réceptionniste avait un accent australien à couper au couteau.
— Votre taxi ne va pas tarder. Tout se passe bien pour vous ?
— À merveille.
— C'est beau ici, hein ? dit-il fièrement.
Comme chez la plupart des autochtones, sa peau tannée par le soleil avait une teinte rouge brique.
— Oui.
Il tambourina sur le comptoir avec son crayon, laissant vagabonder son regard sur le hall inondé de soleil.
— Ça vous ennuie, m'dame, que je vous pose une question, disons... un peu personnelle ?
— Allez-y. Il hésita.
— Votre mari, je l'ai reconnu tout de suite. Même dans notre cambrousse, on peut suivre à la télé les plus grands matches de basket... surtout quand c'est les Boston Celtics. Mais vous aussi, j'ai l'impression de vous avoir déjà vue. Vous n'auriez pas fait des couvertures de magazine, par hasard ?
— Si, acquiesça Laura, ébahie à la fois par la portée de certaines publications et par l'étendue de la mémoire collective.
Quatre années s'étaient écoulées depuis sa dernière couverture de magazine - à l'exception du Business Weekly en novembre dernier.
— Je savais bien que vous étiez quelqu'un de connu. Mais ne vous inquiétez pas, je ne vous balancerai pas. Pas question qu'on vienne vous importuner, M. Baskin et vous.
— Merci.
Un coup de klaxon retentit au-dehors.
— Voici votre taxi. Passez un bon après-midi.
— J'essaierai.
Elle sortit, salua le chauffeur et prit place sur la banquette arrière. La clim marchait à fond ; il faisait presque trop froid dans la voiture, mais cela changeait agréablement de la chaleur qui régnait à l'extérieur.
Se calant contre le dossier, Laura regarda la Végétation tropicale se fondre en un mur de verdure, tandis que le taxi filait en direction de la ville. De temps à autre, une petite bâtisse émergeait du décor naturel, mais pendant les premières minutes du trajet, elle ne vit que quelques bungalows cachés, un bureau de poste et une épicerie. Elle serrait contre elle l'attaché-case contenant les derniers catalogues Svengali. Sa jambe droite tressautait nerveusement.
Laura avait commencé sa carrière de mannequin à l'âge tendre de dix-sept ans. La couverture de Cosmo avait été suivie de celles de Glamour et Mademoiselle le même mois, puis du numéro de Sports Illustrated spécial maillots de bain qui avait scellé sa consécration. Laura y apparaissait en couverture sur fond de soleil couchant en Australie, à quelque huit cents kilomètres de Palm Cove. Sur la photo, elle pataugeait dans l'eau jusqu'au genou, face à l'objectif, en tordant ses cheveux mouillés. Elle portait un maillot bustier noir qui moulait ses courbes et dénudait ses épaules. Pour finir, ce numéro de Sports Illustrated avait battu tous les records de vente.
A partir de là, le nombre de couvertures et de séances photo s'était multiplié, et parallèlement le niveau de son compte en banque. Il lui arrivait de faire la couverture du même magazine quatre ou cinq mois d'affilée, mais, contrairement aux autres mannequins, l'engouement ne retombait pas. Il n'y avait jamais eu de phénomène de lassitude. La demande était toujours aussi forte.
Curieux parcours que celui de Laura. Enfant, elle avait été rondouillarde et dénuée de grâce. Ses camarades de classe la charriaient impitoyablement à propos de son poids, de ses cheveux en baguettes de tambour, de ses grosses lunettes, de sa façon de s'habiller. Parfois, un groupe de filles lui administrait une raclée dans le bosquet derrière la cour de l'école. Mais les coups lui faisaient moins mal que les insultes et les mots cruels. La douleur physique ne durait pas. Les blessures infligées à son amour-propre, si.
En ce temps-là, elle rentrait de l'école en pleurs, et sa mère - forcément la plus belle femme du monde -ne comprenait pas pourquoi sa petite fille n'avait pas de succès auprès de ses camarades. Mary Simmons Ayars avait toujours été sublime, et son éclatante beauté lui avait valu l'admiration de ses pairs. À l'âge de Laura, les filles voulaient toutes être ses amies ; les garçons se disputaient pour porter ses livres et, à l'occasion, lui tenir la main.
Le père de Laura, son merveilleux papa, en était malade de l'entendre pleurer toutes les nuits dans sa chambre plongée dans le noir. Mais que pouvait-il faire face à une situation de ce genre ?
Un jour, alors qu'elle était en cinquième, le Dr Ayars lui acheta une robe blanche signée d'un grand couturier. Laura était aux anges, certaine que cette robe allait lui changer la vie. Son père la trouvait très jolie avec. Elle la mettrait pour aller à l'école, et tout le monde la trouverait splendide... même Lisa Sommers, la plus belle fille de la classe. Qui sait, peut-être même l'inviterait-elle après les cours.
Laura était si excitée qu'elle eut du mal à fermer l'œil cette nuit-là. Elle se leva de bonne heure, se doucha et mit sa robe neuve. Sa sœur aînée, Gloria, l'aida à se préparer. Elle lui brossa les cheveux, les coiffa en boucles, et même la maquilla légèrement. Lorsqu'elle eut fini, elle s'écarta pour la laisser regarder dans la glace. Laura s'examina d'un œil critique, mais force lui était de reconnaître qu'elle était belle.
Lorsqu'elle descendit prendre son petit déjeuner, son père l'accueillit avec un grand sourire.
— Non, mais regardez-la, ma petite princesse ! Laura gloussa, enchantée.
— Tu es ravissante, ajouta sa mère.
— Les garçons vont se battre dans la cour de récré.
— Tu veux que je t'accompagne à l'école ? proposa Gloria.
— Ce serait super !
Laura rayonnait. Sa sœur l'étreignit en la laissant devant l'école. Elle se sentait au chaud, en sécurité dans ses bras.
— A ce soir. Tu me raconteras ta journée après mon cours de danse.
Laura inspira profondément et traversa la cour, impatiente d'entendre les commentaires de ses camarades de classe.
Ils ne tardèrent pas.
— Eh, regardez ! La grosse Laura s'est acheté une tente !
Les quolibets fusaient de partout.
— On dirait une grosse baleine blanche !
— Eh, Bouboule, puisque t'es en blanc, on pourrait t'utiliser comme écran de ciné !
Et ces rires moqueurs ! Ces rires qui lui lacéraient le cœur comme des éclats de verre.
Laura rentra en courant chez elle, le visage barbouillé de larmes. Elle tenta de faire bonne figure et de cacher l'accroc que Lisa Sommers avait fait à sa robe pendant la récréation. Mais son père le découvrit et, furieux, fit irruption dans le bureau du proviseur. Les responsables furent punis.
Et, bien sûr, ne l'en détestèrent que davantage.
Durant son enfance malheureuse, Laura avait travaillé d'arrache-pied en classe. Puisqu'elle n'était ni aimée ni même appréciée, qu'au moins elle soit brillante.
Et puis, elle avait Gloria. Souvent elle s'était demandé si elle aurait survécu à ses années de scolarité sans ses deux seuls amis : ses livres et sa grande sœur. Physiquement, Gloria était une bombe que convoitaient tous les garçons du lycée. Mais elle avait aussi un cœur d'or et de la générosité à revendre. Chaque fois que Laura avait l'impression de toucher le fond, sa sœur la réconfortait, l'assurait que tout allait s'arranger, et, pendant quelque temps, c'était réellement le cas. Quelquefois, elle annulait même ses sorties pour rester avec Laura. Elle l'emmenait au cinéma, dans les grands magasins, au parc, à la patinoire. Et Laura lui vouait une adoration sans bornes.
Le choc fut d'autant plus violent lorsque Gloria fugua et manifesta des tendances suicidaires.
La métamorphose physique de Laura s'était produite pendant l'été précédant son entrée en première. Certes, elle faisait de l'exercice. Certes, elle avait troqué ses lunettes contre des lentilles de contact. Certes, elle s'était mise au régime (plus exactement, elle avait cessé de manger). Cependant, cela ne suffisait pas à expliquer le changement. Toutes ces choses avaient probablement accéléré le processus, mais il aurait eu lieu de toute façon. Simplement, son heure était venue. La chrysalide était devenue papillon, à la grande stupeur de ses congénères. Peu après, elle fut repérée par une agence de mannequins. C'était parti.
Au début, Laura eut du mal à croire à ce qui lui arrivait. La grosse et laide Laura Ayars, mannequin ? Quelle blague !
Mais elle n'était ni aveugle ni stupide. Elle n'avait qu'à se regarder dans une glace pour comprendre ce que les autres lui trouvaient. Peu à peu, elle finit par accepter sa beauté. Par l'un de ces étranges retournements du destin, l'écolière ordinaire et boulotte était devenue top model. Tout le monde voulait l'approcher, lui ressembler... voilà que soudain elle avait des amis partout. Elle en vint à se méfier des gens, à douter de leurs motivations réelles.
Sa nouvelle carrière était synonyme d'argent facile. Elle avait gagné plus d'un demi-million de dollars avant même ses dix-neuf ans. Le travail en lui-même ne lui plaisait cependant guère. Poser devant un objectif n'était pas franchement passionnant. Elle rêvait d'autre chose, mais le monde semblait avoir oublié qu'elle avait un cerveau. À l'époque où elle était grosse et portait des lunettes, on la prenait pour un rat de bibliothèque. Maintenant qu'elle était belle, elle passait pour une bécasse. Laura n'était pas une accro des séances photo en extérieur - elle en avait fait une seule en Australie et deux en France, sur la Côte d'Azur - car, contrairement à bon nombre de ses collègues, elle n'avait pas abandonné ses études. Non sans mal, elle réussit à terminer le lycée et, quatre ans plus tard, à décrocher un diplôme à l'université de Tufts. Elle était prête à se lancer dans l'industrie de la mode et des produits cosmétiques. Le monde des affaires, lui, n'avait pas de place pour elle. Après une dernière couverture de magazine en juin 1985, Laura lâcha le mannequinat et investit ses gains substantiels dans la création de sa propre marque, Svengali, destinée à la femme d'aujourd'hui, pratique, dynamique, intelligente, alliant sophistication et féminité.
Son slogan : « A chacun son Svengali. »
Dire que le concept avait séduit le public était un euphémisme. La critique avait commencé par la bouder, ne voyant dans la réussite de l'ex-top model devenue femme d'affaires qu'une lubie passagère qui ferait long feu. Deux ans après avoir lancé une ligne de vêtements et de cosmétiques, Laura avait étendu sa gamme aux chaussures et aux parfums. À vingt-six ans, elle était à la tête d'un groupe qui venait de faire son entrée en Bourse.
Le taxi tourna abruptement à droite.
— Le siège de Peterson, c'est bien sur l'esplanade, mon chou ?
Laura s'esclaffa.
— « Mon chou » ?
— C'est qu'une façon de parler, se justifia le chauffeur. Faut pas vous vexer.
— Pas de problème. Oui, c'est sur l'esplanade. Des tas de sociétés concurrentes avaient poussé, telles de mauvaises herbes, autour de sa florissante affaire. Tout le monde voulait sa part du gâteau, cherchant à percer le secret de sa réussite. Ce secret, seuls ses plus proches collaborateurs le connaissaient, et il se résumait à un seul nom : Laura. Son travail, sa détermination, son intelligence, son style, sa chaleur même faisaient tourner les rouages de l'entreprise. Aussi trivial que cela puisse paraître, Laura était Svengali.
Tout marchait comme sur des roulettes... jusqu'à ce qu'elle rencontre David Baskin.
Le taxi ralentit et s'arrêta.
— Nous y sommes, chérie.
L'hôtel Pacific International de Cairns était situé non loin du siège de Peterson, près du centre-ville et en face de l'embarcadère d'où partaient la plupart des bateaux de croisière et de plongée. C'était un établissement très prestigieux, idéal pour les amateurs de dépaysement australien qui ne cherchaient toutefois pas à s'isoler.
Mais l'occupant de la chambre 607 n'était pas venu faire du tourisme.
Il regarda par la fenêtre, indifférent au panorama à couper le souffle. D'autres soucis, bien plus graves, le préoccupaient. Des affaires à régler, malgré les drames qui risquaient d'en résulter. Des drames si terribles qu'il était impossible d'en mesurer les conséquences.
C'était le moment ou jamais.
Se détournant de la vue, que les clients précédents avaient dû admirer des heures durant, l'occupant de la chambre 607 s'approcha du téléphone. Il n'avait pas vraiment eu le temps d'échafauder un plan. En décrochant le combiné, il se demanda s'il existait une autre solution.
Non. Il n'y avait pas d'autre solution. Il composa le numéro.
— Reef Resort. Puis-je vous aider ? L'occupant de la chambre 607 ravala son angoisse.
— Je souhaiterais parler à David Baskin, s'il vous plaît.
La réunion s'éternisait. Les deux premières heures avaient été passablement productives, mais maintenant qu'ils étaient sur le point de signer, les chicanes habituelles venaient brouiller la donne. Laura jeta un œil à sa montre. Finalement, elle allait rentrer plus tard que prévu. Elle demanda à passer un coup de fil, s'excusa et composa le numéro de l'hôtel. Le même réceptionniste était à l'accueil.
— Votre mari est sorti il y a quelques minutes. Il a laissé un mot pour vous.
— Pourriez-vous me le lire ?
— Bien sûr. Une minute, je vous prie.
Elle entendit le combiné retomber pesamment sur le comptoir, puis le bruit d'une chaise qu'on repousse.
— Ça y est.
Un froissement de papier. Un instant d'hésitation.
— C'est... assez personnel, madame Baskin.
— Pas grave.
— Vous voulez quand même que je le lise ?
— C'est déjà fait, répliqua Laura.
— Exact.
L'employé marqua une pause puis lut à contrecœur :
— « Je sors faire un tour. Je n'en ai pas pour longtemps. »
L'homme se racla la gorge.
— « Bas noirs et porte-jarretelles sont sur le lit. Mets-les et attends-moi, ma, euh... ma petite coquine. »
Laura étouffa un rire.
— Merci beaucoup. Pouvez-vous transmettre un message à mon mari quand il reviendra ?
— Je préfère pas, m'dame. Vu le solide gaillard que c'est.
Cette fois, elle rit franchement.
— Mais non, ça n'a rien à voir. Dites-lui que je rentrerai un peu plus tard que prévu.
Il sembla soulagé.
— Ça marche. Pas de problème, comptez sur moi. Laura raccrocha, inspira profondément et retourna à la table des négociations.
Deux heures plus tard, l'affaire était conclue. Les points de détail avaient été réglés, et bientôt - peut-être même avant les fêtes de fin d'année - les grands magasins de toute l'Australie et de toute la Nouvelle-Zélande seraient inondés de produits Svengali. Lovée dans le siège moelleux du taxi, Laura sourit. Une bonne chose de faite.
Le temps d'arriver à l'hôtel, le soir était tombé, annihilant les rares rayons de soleil qui éclairaient encore Palm Cove. Mais Laura n'était pas fatiguée. Le travail lui donnait de l'énergie... le travail et l'idée que David était là, à quelques mètres d'elle, en train de l'attendre.
— Madame Baskin ?
Elle s'approcha de la réception, un grand sourire aux lèvres.
— Un autre mot de votre mari.
— Vous ne voulez pas me le lire ? L'homme rit et lui tendit l'enveloppe.
— Sans façon, je crois que ce coup-ci vous pourrez vous débrouiller toute seule.
— Merci.
Elle ouvrit l'enveloppe cachetée et lut :
Laura,
je vais piquer une tête dans l'océan. je n'en ai pas pour longtemps. je t'aimerai toujours. ne l'oublie pas.