Chapitre 15
Laura raccrocha sans un mot.
— C'était quoi, Laura ? demanda Serita. À quoi correspond ce numéro ?
Laura se souvenait parfaitement de l'hôtel. Les fenêtres du siège de Peterson offraient une vue dégagée sur la seule construction élevée de Marlin Jetty.
— Un hôtel, le Pacific International. Serita haussa les épaules.
— Et alors ?
— Il se trouve dans la même rue que le siège du groupe Peterson, répondit Laura d'une voix blanche. Le coup de fil à la banque provenait d'un hôtel situé à quelques pas de mon lieu de rendez-vous.
Se renversant dans son fauteuil, Serita se débarrassa de ses chaussures et les expédia d'un coup de pied à l'autre bout de la pièce.
— Bizarre, bizarre. Laura ne dit rien.
— Il ne manque plus que la bande-son de La Quatrième Dimension, ajouta Serita. Que vas-tu faire ? Prévenir TC ?
— Pas tout de suite.
— Pourquoi ?
— Je pense qu'il se doute de quelque chose.
— Mais de quoi ? Comment ça se fait ?
— C'est son métier, non ? Si moi, j'ai pu découvrir le pot aux roses, pourquoi pas lui ?
— Alors vous n'avez qu'à unir vos forces. Laura secoua la tête.
— Je crois que TC n'a pas envie de savoir ce qui s'est réellement passé... ou bien il le sait déjà et ne veut pas que je l'apprenne.
— Ça ne tient pas debout, ma fille.
— Je sais. C'est juste une impression, mais je n'arrive pas à m'en défaire.
— Ben, tu n'as qu'à passer outre et aller lui parler.
— Plus tard peut-être, dit Laura. Là, tout de suite, je vais prendre une douche.
— OK. Je me changerai quand tu auras fini. Je peux t'emprunter ton nouveau tailleur blanc ?
— Bien sûr. D'ailleurs, il t'ira probablement mieux qu'à moi.
— C'est mon teint d'ébène.
Laura eut un faible sourire et s'en fut dans la salle de bains. Serita attendit qu'elle soit sous la douche, puis décrocha le téléphone.
— TC, fit-elle tout bas, il faut que je te parle.
Stan Baskin regardait la Charles River depuis sa fenêtre. Le nouvel appartement n'avait rien d'exceptionnel : séjour, chambre, salle de bains, cuisine et terrasse. S'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait fait l'impasse sur le séjour, la chambre, la salle de bains. D n'aurait gardé que la terrasse. La vue l'apaisait comme une douce caresse. Bien que Gloria et lui aient emménagé depuis seulement deux jours, Stan avait passé des heures interminables à contempler béatement le fleuve. Les jeunes couples flânant sur les berges, les équipages d'aviron de Harvard fendant ses eaux calmes. Le soir, la Charles se transformait en un joyau scintillant de lumières, reflet des édifices tout proches sur son manteau sombre et humide.
D'habitude, Gloria venait s'asseoir à côté de lui. Mais jamais elle ne le dérangeait quand il était plongé dans ses pensées. Gloria avait l'étonnante faculté de sentir quand il avait envie de parler et quand il préférait être seul. À cette heure-ci, elle était chez Svengali, à travailler sur le lancement d'une nouvelle ligne pour ados. Elle ne serait pas de retour avant plusieurs heures.
Stan s'écarta de la fenêtre. Il savait qu'il devrait se mettre bientôt à la recherche d'un boulot (ou d'un bon plan). Les dix mille dollars que lui avait rapportés l'arnaque de la Deerfield Inn ne dureraient pas éternellement. Merde, Mister B s'était fait des couilles en or sur ce coup-là. Les cinquante mille que Stan lui devait, plus les dix mille d'agios, et encore vingt mille de bénéfice net, et le pourboire qu'il avait dû filer à ce Cro-Magnon de Bart.
Stan prit le journal sur le canapé. D avait un tuyau concernant un cheval du nom de Breeze's Girl dans la septième course. Mais il hésitait. Il misait rarement - pour ainsi dire jamais - sur une pouliche. Aucun être de sexe féminin, qu'il soit humain ou animal, ne lui inspirait la moindre confiance.
La pendule affichait quinze heures. Gloria rentrait normalement entre dix-huit et dix-neuf heures. Encore trois heures à attendre. Stan secoua la tête, se demandant pourquoi il comptait les heures jusqu'à son retour.
S'il s'était agi d'un autre que lui, il aurait juré qu'elle lui manquait. Mais bien sûr, le concernant, c'était complètement invraisemblable. Une femme ne pouvait pas manquer à Stan Baskin. C'était lui qui leur manquait.
Il retourna dans la cuisine et se servit un verre de jus d'orange. Quand il était petit, sa mère lui pressait une orange tous les matins ; elle savait qu'il adorait ça. La pauvre vieille. Morte d'un cancer. Quelle saloperie, cette maladie. Rester dans son lit à attendre la fin, ou, pire, subir la chimio imposée par les médecins. Si jamais ça m'arrive, se dit Stan, je ne me laisserai pas faire, j'irai acheter un gros flingue et je me tirerai une balle dans la tête.
Pan !
Fini. Rapide et indolore. Exactement comme pour son père... C'était du moins ce qu'ils croyaient tous. Seul Stan savait ce qu'il en était réellement.
Chaque matin, la mère de Stan lui pressait une orange. « C'est bon pour toi », disait-elle. Mais Stan n'avait pas besoin d'encouragement pour savourer le liquide empli de pulpe. Il raffolait du jus d'orange frais de Grâce Baskin. Mais après la mort (l'assassinat) de son père, tout avait changé. Stan avait dix ans à l'époque. David à peine deux.
Des milliers de personnes avaient assisté à l'enterrement : professeurs d'université, doyens, secrétaires, étudiants. Tous les voisins étaient là aussi. Stan se tenait en silence à côté de sa mère. Habillée de noir, elle pleurait dans un mouchoir blanc.
« Nous devons penser à David, maintenant, Stan, lui dit-elle pendant qu'on mettait le cercueil en terre. Nous devons compenser le fait qu'il va grandir sans père. Tu comprends ? »
Stan acquiesça, mais, à vrai dire, il ne comprenait pas. Pourquoi se préoccuper de David ? Il n'avait même pas connu leur père. Il n'avait pas joué à la balle avec papa. Il n'était jamais allé au musée, à la pêche, au cinéma ni même chez le dentiste avec lui. Bref, David ne garderait aucun souvenir de Sinclair Baskin.
Mais Grâce ne l'entendait pas de cette oreille. Elle consacra toute son énergie à élever son précieux David. Elle choisit d'être à la fois père et mère pour son plus jeune fils, quitte à négliger son aîné.
De toute façon, Stan s'en moquait. Il n’avait pas besoin d'elle. Il n'avait pas besoin des femmes en général. La vie s'était chargée de lui apprendre que les femmes ne servaient à rien, sinon à vous pourrir l'existence. Elles se divisaient fondamentalement en deux catégories : les profiteuses qui cherchaient à vous mettre sur la paille et les emmerdeuses qui parlaient d'amour et de partage, alors qu'elles ne songeaient qu'à posséder, contrôler et détruire.
Là résidait tout le charme de son gagne-pain (que d'aucuns, par ignorance, taxaient d'escroquerie). Stan ne faisait que rendre au sexe féminin la monnaie de sa pièce. Il utilisait les femmes exactement comme elles utilisaient les hommes. Et on voulait l'envoyer en taule pour ça ? Ridicule ! Puisqu'on parlait de parité, d'égalité... pourquoi n'arrêtait-on pas toutes les croqueuses d'hommes qui feignaient d'être amoureuses juste pour faire main basse sur votre argent ? Bon sang, il ne resterait plus beaucoup de gonzesses en liberté.
Stan était bien placé pour savoir les dégâts qu'une femme était capable de causer. A l'âge de seize ans, il s'était laissé séduire par une divorcée de trente ans, Concetta Caletti. Aux yeux de Stan, aucune femme au monde ne pouvait rivaliser avec Concetta en beauté, esprit et sophistication. Le jeune Stan Baskin fut même assez sot pour se croire amoureux. Il alla jusqu'à quitter le lycée et annoncer à Concetta Caletti qu'il voulait l'épouser. En guise de réponse, elle lui avait ri au nez.
« Tu n'es qu'un gamin, avait décrété la brune incendiaire.
— Mais je t'aime, avait insisté l'adolescent.
— Tu m'aimes ? »
Son regard méprisant lui avait transpercé le cœur. « Qui t'a appris ce mot ? Tu ne sais même pas ce que veut dire, aimer.
— Montre-moi, l'avait-il implorée.
— L'amour n'existe pas, avait-elle exposé. L'amour est un mot qu'on emploie à tort et à travers pour se donner l'impression de ne pas être seul au monde. C'est un attrape-nigaud.
— Mais je t'aime, Concetta. Je te jure que c'est vrai.
— Va-t'en, Stan. Tu n'es qu'un môme. Gagne correctement ta vie d'abord, ensuite on parlera amour. »
Le carillon de la porte d'entrée chassa la vision du visage courroucé de Concetta et ramena Stan au moment présent. Il jeta un coup d'œil sur la pendule. Gloria avait sans doute décidé de rentrer plus tôt que prévu.
Il alla ouvrir et écarquilla les yeux en voyant celle qui se tenait sur son paillasson.
— Tiens, tiens, en voilà une charmante surprise ! Laura ne répondit pas.
— Ta sœur n'est pas là, Laura. Elle est au bureau.
— Je sais. Je suis venue te parler.
— Comme c'est gentil, dit Stan en s'écartant. Entre.
— Je me sens plus en sécurité sur le palier.
— Tu n'as donc pas confiance en moi ?
— Aucune.
— Dans ce cas, Laura, tu peux rester là devant la porte close. Si tu veux me parler, il va falloir entrer.
Elle lui décocha un regard noir et entra, hésitante. Stan ferma derrière elle.
— Tu ne veux pas t'asseoir ?
— Non.
— Quelque chose à boire, peut-être ?
— Non, Stan, fit-elle impatiemment.
— Parfait. Alors, venons-en au fait. Que puis-je faire pour toi ?
— J'aimerais que tu laisses ma sœur tranquille.
— Je suis outré, répondit Stan, sarcastique. Pourquoi, au nom du ciel, voudrais-tu briser un couple aussi heureux ?
— Arrête ton cirque, Stan, s'emporta Laura. Gloria est fragile. Si tu as un problème avec moi, on n'a qu'à le régler tous les deux. Laisse ma sœur en dehors de ça.
Stan sourit, se rapprocha d'elle.
— Serait-ce de la jalousie de ta part, Laura ? Elle recula.
— De l'aversion, plutôt.
— Du tac au tac. J'aime ça. J'aime beaucoup ça. Mais, ta sœur et moi, nous nous aimons, Laura. Qui peut mettre un prix là-dessus ?
— Toi, j'en suis sûre, répliqua-t-elle avec lassitude. Combien ?
— Je te demande pardon ?
— Combien veux-tu ?
— Je suis sidéré, Laura. Essaies-tu de m'acheter ?
— Pour la dernière fois, combien ?
— Oh non, Laura, ce n'est pas aussi simple. Je veux plus que de l'argent, ce coup-ci.
— Ah bon ?
— Je peux avoir tout l'argent dont j'ai besoin maintenant. Ta sœur est pleine aux as. Et en vertu de cette nouvelle intimité entre Gloria et moi, je sais que je peux compter sur mon exquise belle-sœur pour me dépanner de quelques dollars en cas de nécessité.
— En quel honneur ? Stan haussa les épaules.
— Parce que tu préfères certainement que je sois gentil avec ta sœur. Tu ne tiens pas à ce que je la maltraite. Ni que je la fasse replonger dans la drogue. J'en suis capable, Laura, tu le sais. Alors, quand je te dirai de douiller, tu douilleras.
Laura le regarda.
— Je ne comprends pas, Stan. Qu'est-ce que tu veux ?
— Je viens de te le dire.
— Mais je t'ai offert de l'argent à l'instant. Prends-le et file. C'est ce que tu as toujours fait, non ? Pourquoi t'attarder ici ?
Stan sentit la moutarde lui monter au nez. Son visage s'empourpra.
— Ne me pousse pas à faire quelque chose que tu risques de regretter ensuite. Imagine que je me barre, là, tout de suite. Tu y as réfléchi, à ça ? Tu as songé aux conséquences ? À l'effet que cela aurait sur Gloria ? Sur son équilibre affectif, déjà si fragile ?
Ils s'affrontèrent du regard. Malheureusement, Stan avait raison. S'il prenait la poudre d'escampette, Gloria avait toutes les chances de sombrer, peut-être définitivement. Mais en quoi cela le concernait-il ?
Depuis quand Stan Baskin se préoccupait-il de quelqu'un d'autre que sa propre personne ? Non. il devait y avoir une explication qui lui échappait. Stan pensait probablement que. en restant, il aurait accès à une source illimitée de cash. Tant qu'il retenait Gloria en otage, pour ainsi dire, il pourrait lui extorquer de l'argent. Pendant des semaines, des mois, allez savoir. Mais tout de même, il y avait quelque chose qui ne collait pas. À en croire TC, Stan avait pour habitude d'empocher l'argent d'entrée de jeu, plus tous les bénéfices collatéraux.
— Mais enfin, qu'est-ce que tu cherches, Stan ? Que faut-il faire pour que tu débarrasses le plancher ?
Il la dévisagea sans ciller.
— Tu es tellement sûre que ça va tout régler, le fait que je débarrasse le plancher, hein, Laura ? Ça doit être formidable de toujours savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Nom d'un chien, imagine que je rapporte notre petite conversation à Gloria. Ça te plairait ?
— Tu n'oserais pas.
— Ah bon, je n'oserais pas ?
— Non, Stan. Tu ne prendrais pas le risque de tuer la poule aux œufs d'or.
Stan secoua lentement la tête.
— Ce que tu peux être casse-couilles, Laura. Parfois, je me demande si David n'est pas allé nager au loin pour avoir un moment de répit.
Les yeux de Laura lancèrent des éclairs.
— Espèce d'ordure !
— Du calme, Laura, du calme.
— Écoute-moi bien, Stan, ouvre grand tes oreilles. Je suis prête à entrer dans ton petit jeu pervers parce qu'il se trouve que j'aime ma sœur. Je ferai ce que tu veux pour la préserver de tes tares. Mais laisse David en dehors de ça, compris ? Il marqua une pause.
— OK, ça marche. Tu vois, je sais me montrer raisonnable.
Laura repoussa ses cheveux de son visage.
— Je vois, Stan. Je vois que tu es un porc. Il sourit.
— Je comprends ce que tu ressens, Laura, mais n'oublie pas que, entre amour et haine, répulsion et attirance, la frontière est mince. Un jour, il faudra que tu cesses de te mentir. Un jour, il faudra que tu affrontes tes véritables désirs. Mais je ne serai peut-être plus dans les parages. Comment te sentiras-tu, alors ?
— Au comble de la félicité.
Il laissa échapper un petit rire.
— Au revoir, Laura. Tu pourrais venir dîner chez nous un de ces soirs. Tu es libre dans la semaine ?
Laura s'efforça de parler posément.
— Non.
Stan lui ouvrit la porte.
— Dommage. Où seras-tu ?
— Mêle-toi de tes oignons, rétorqua-t-elle tout en songeant furtivement à sa destination.
L'Australie.
Richard Corsel rassembla ses dossiers et les enferma à clé dans le fichier métallique. Il était à deux doigts de découvrir la vérité. Un de ses amis, qui travaillait à la Banque de Genève en Suisse, avait appris que l'argent de David Baskin avait été divisé au moins en deux comptes et retransféré aux États-Unis. Une partie dans le Massachusetts. Avec un peu de chance, il réussirait à remonter cette piste-là en moins d'une semaine.
— Bonsoir, monsieur Corsel, lui dit sa secrétaire.
— Bonsoir, Eleanor.
Serrant son attaché-case, Richard sortit sur le parking. Il faisait déjà nuit. Un léger vent d'automne soufflait sur Boston ; il lui ébouriffa les cheveux. La journée était terminée. Il défit le premier bouton de sa chemise et chercha ses clés de voiture sur son trousseau. Naomi lui avait demandé de passer au pressing. Elle lui avait aussi rappelé d'acheter des chaussettes blanches pour les gosses. Richard secoua la tête. Il n'en revenait pas de la vitesse à laquelle ses jumeaux de six ans usaient leurs chaussettes. Que diable fabriquaient-ils avec ? Ils les portaient pardessus leurs chaussures ?
Avec un soupir fatigué, il déverrouilla les portières de sa voiture, s'installa au volant et jeta l'attaché-case sur le siège passager. Il y avait sûrement de la circulation sur l'autoroute. Peut-être qu'il ferait mieux d'emprunter les routes secondaires. Il mit la clé de contact...
... et une main gantée l'empoigna par le cou.
— Salut, Richie, murmura une voix dans son oreille. Les yeux de Richard lui sortirent des orbites.
— Bon sang, qui... ?
Il fut réduit au silence par la vue d'un gros couteau de boucher surgi au niveau de sa gorge.
— Chut, Richie, pas si fort. Tu ne veux pas que je stresse, n'est-ce pas ? Parce que ça me donne la tremblote.
Comme pour joindre le geste à la parole, la main se mit à trembler. La lame caressa avec rudesse la peau du cou de Richard.
— Qui vous... ?
— Chut, Richie, c'est moi qui cause, OK ? Ne te retourne pas, n'essaie pas de regarder dans le rétroviseur. Si tu fais ça, je te bute. Compris ?
Le couteau reposait à présent sur la gorge de Corsel. Il sentait le contact froid du métal.
— Ou... oui. Mon portefeuille est dans la poche de mon veston.
— Je sais, Richie, mais la mitraille, ça ne m'intéresse pas. Du pognon, j'en ai plein, si tu vois ce que je veux dire.
Richard déglutit, et le couteau bougea en même temps que sa pomme d'Adam.
— Que... Que voulez-vous ?
— Tu comprends, Richie, c'est ça, ton problème. Tu poses trop de questions. Je t'en pose, moi, des questions ? Je ne te demande pas comment ça va, le nouveau boulot de Naomi à la boutique. Ni la nouvelle école des jumeaux. Alors pourquoi te mêler des affaires des autres ?
En parlant, l'inconnu lui postillonnait dans l'oreille droite.
— Moi, ce que j'en dis, Richie, c'est que tu as deux solutions. Primo, tu peux continuer à fouiner dans le dossier Baskin. C'est toi qui vois. Je ne te mets pas la pression. Tu fais ce qui est le mieux pour ta famille, mais je te préviens : je serai très malheureux si tu persistes à fouiner, Richie. Ce ne serait pas gentil de ta part. Tu vois ce que je veux dire ?
Corsel sentit un long frisson lui courir le long de l'échiné.
— Maintenant, la solution numéro deux. Vois ce que tu en penses, Richie, et décide de la conduite à tenir. Deuxième option, donc : tu oublies la petite opération que Baskin a effectuée auprès de ta banque. Tu retournes au bureau et tu n'en parles plus à sa femme. En échange, toi et les tiens vivrez heureux jusqu'à la fin des temps. Tu ne me reverras plus. Sympa, non ? Richard parvint à hocher la tête.
— Ne te presse surtout pas, Richie. Prends le temps de la réflexion. Je saurai assez tôt ce que tu as décidé et agirai en conséquence. Des questions ?
Richard esquissa un signe de dénégation.
— Et voilà, Richie. Tu apprends vite. Je vais descendre de voiture et disparaître. Si tu te retournes pour voir mon visage ou si tu t'avises d'en causer aux autorités, eh bien..., disons que ce ne sera pas raisonnable de ta part. Tu risques de m'obliger à faire plus ample connaissance avec les petits Roger et Peter. Tu comprends, Richie ?
Corsel acquiesça à nouveau, le visage humide de larmes. Il s'efforçait de garder son calme. De se projeter à la table du petit déjeuner, un matin ordinaire, devant un bon bol de céréales avec Naomi, Peter, Roger, et...
... et le psychopathe sur la banquette arrière, en train de leur trancher la gorge. Les cris, le sang qui gicle partout, le sang de sa femme, de ses enfants.
Mon Dieu, que vais-je faire maintenant ? Que vais-je...
Soudain, la portière s'ouvrit, et la lame posée sur sa gorge disparut. Richard osait à peine respirer. En entendant la portière claquer, il ferma les yeux et attendit cinq minutes avant de les rouvrir.
Une fois à la maison, Naomi le sermonna parce qu'il avait oublié de passer au pressing et d'acheter des chaussettes pour les gamins. Pour toute réponse, Richard les serra tous trois dans ses bras.
Le penthouse d'Earl sortait tout droit d'Architectural Digest. Au sens propre du terme. Le magazine avait consacré un grand article à ce qu'il avait baptisé « Une tour d'ivoire en plein ciel ». Le nom était largement justifié. Tout dans l'appartement était blanc. Les murs, les moquettes, les tables, les canapés. Les seules taches de couleur provenaient des tableaux qui ornaient les murs. Curieusement, l'effet d'ensemble était réussi et, ce qui importait davantage à Architectural Digest, Earl avait conçu lui-même toute la décoration intérieure.
Partout, de grandes baies vitrées offraient une vue spectaculaire sur Boston. Depuis le salon immaculé, Laura contemplait les lumières du Prudential Building. Son regard pivota vers le port, où des lueurs occasionnelles constellaient le manteau noir qui recouvrait la mer. Du haut de ce gratte-ciel, jamais on n'aurait soupçonné à quel point le port était en piteux état. Dieu, qu'elle aimait Boston ! Comme sa famille avait quitté Chicago alors qu'elle était encore bébé. Laura la considérait comme sa ville natale. C'était aussi la ville de David.
Earl émergea de la cuisine, un tablier des Celtics noué autour de la taille.
— À table !
— Super, dit Serita en s'approchant de Laura et l'enlaçant par les épaules. Je meurs de faim.
— Alors asseyez-vous et préparez-vous, déclara Earl. Le grand chef vient de créer une nouvelle merveille.
Laura sourit et s'assit. Earl était véritablement un homme aux talents multiples. Ce géant dégingandé de deux mètres et quelques, en plus d'être un basketteur professionnel, s'était révélé un décorateur d'intérieur hors pair et un fin cordon-bleu. Par ailleurs, il était en train de rédiger sa biographie, qu'il avait intitulée Smash.
— Ça sent bon, fit Laura. Qu'est-ce que c'est ?
— Un délice d'Orient. Thaïlande, plus précisément. Earl souleva le couvercle en argent.
— J'appelle ça crevettes sautées à la Earl.
— Mmm, ronronna Serita. J'ai hâte de goûter.
Les trois amis s'attaquèrent à leurs assiettes. C'était délicieux, en effet. Léger et épicé à la fois. Parfaitement assaisonné.
— C'est très bon, vraiment, dit Laura. Earl rayonnait.
— Merci, Laura. Ça fait un moment que je n'ai pas eu l'occasion de cuisiner pour toi.
Elle hocha la tête, n'osant pas parler tout de suite, de peur que sa voix ne la trahisse. David et elle avaient l'habitude de dîner chez Earl au moins une fois par semaine.
— Je sais. Earl lui sourit.
— Mais David n'aimait pas trop ma cuisine. Il avait les goûts culinaires d'un caissier de Burger King.
— Là-dessus, tu n'as pas tort, concéda Laura avec un petit rire.
— Je crois que c'est le fait d'avoir cohabité avec TC, ses cigares immondes et ses hamburgers ultra-gras qui lui a bousillé les papilles. J'ai toujours dit à David que son corps était un temple. Prends ce plat, par exemple. Crevettes fraîches, champignons, brocolis et épices naturelles... aucune merde chimique. C'est inimaginable, les cochonneries qu'on peut ingurgiter quelquefois.
— Et comme dessert, il y a quoi ? s'enquit Serita.
— Du flan au soja.
— Beurk. La santé, je suis d'accord, mon chéri, mais ne passons pas d'un extrême à l'autre !
Earl versa un peu de bière chinoise à ses ravissantes convives et se laissa aller en arrière pour les regarder dévorer de bon cœur.
— On dirait deux dobermans devant un morceau de viande crue, fit-il en secouant la tête. Comment faites-vous pour rester aussi filiformes ?
— Exercice physique, répliqua Serita.
— Le rameur ?
Elle le gratifia d'un clin d'œil.
— Mauvaise réponse. Essaie encore.
— Laisse-moi réfléchir. En attendant, je vais chercher du rab avant que Laura ne se mette à racler le plat.
— Non, Earl, c'est suffisant, dit Laura.
— Tu es sûre ? Au restaurant Chez Earl, c'est buffet à volonté.
— Je te le promets. Je suis gavée.
— OK.
Laura contempla la table qui avait été témoin de tant de fous rires quand ils dînaient ici tous les quatre. À présent, la conversation languissait, dans la pièce étincelante de blancheur.
— Quoi de neuf dans l'équipe ? s'enquit-elle. Earl haussa les épaules.
— Pas grand-chose. David nous manque énormément.
— Vous avez pu recruter du beau monde ?
— Rien du tout.
— Même à l'extérieur ?
— Juste un.
— J'ai lu un papier là-dessus dans le Globe, intervint Serita. Tu as dû le voir, Laura.
— Désolée, je ne lis plus beaucoup la rubrique sport.
— Ils ne parlaient que de ça. Un gars qui a débarqué un jour au gymnase et parié dix mille dollars qu'il battrait Timmy au concours de tir. Et il a gagné. Il a même battu le...
Elle se tut brusquement.
— Battu quoi ?
— Si on changeait de sujet ? hasarda Earl.
— Battu quoi ? répéta Laura.
Earl regarda Serita et exhala un long souffle.
— Il a battu le record de David au tir à trois points.
— Ah bon ? Pourtant, je m'en souviens, la presse affirmait qu'on ne pouvait pas faire mieux.
— Je sais, dit Earl tout bas.
— Qui est ce garçon ?
— Il s'appelle Mark Seidman.
— Et il est bon ? Earl hocha la tête.
— Oui, c'est un excellent joueur, mais...
— Mais ?
— Je ne sais pas. Tout ça est bizarre.
— Il jouait pour quelle université ? questionna Laura.
— Justement, c'est ça le hic. Aucune. Personne n'avait entendu parler de ce type avant qu'il ne débarque chez nous.
— Personne ? Tu es en train de me dire que les médias n'ont rien trouvé sur lui ?
— Rien. Il dit avoir vécu en Europe, que sa famille a beaucoup voyagé, des trucs de ce genre.
— Et m n'y crois pas ?
— Je ne sais pas. Tu as parlé de médias... eh bien, Seidman refuse tout contact avec eux. Et tu sais l'importance que Clip attache aux bonnes relations avec la presse. En fait, Seidman ne communique avec aucun d'entre nous. Il arrive, il joue et il repart. Il est renfermé, taciturne ; de temps en temps, il lâche une phrase, ça lui échappe... comme s'il était vraiment des nôtres. Il prend un air malheureux, genre il voudrait tellement faire partie de l'équipe. Et tout de suite, il rentre dans sa coquille.
— Ça ne veut rien dire, fit Laura. Ou alors il a des choses à cacher.
— Possible. Tel que je le décris, on a l'impression qu'il s'agit d'un fugitif en cavale. Et c'est peut-être ce qu'il est. Mais j'en doute. Simplement... je ne sais pas... c'est trop bizarre. Je ne le sens pas, c'est tout. Mais assez parlé de Seidman. J'ai une question importante à te soumettre.
— Ah, ce n'était donc pas une invitation amicale, observa Laura. Et moi qui croyais que tu appréciais ma compagnie !
— Ça ne fait que la centième fois en deux mois que je t'invite à dîner, plaisanta Earl.
— Et moi, ça commence à me gonfler, renchérit Serita. Tu cherches à me rendre jalouse ou quoi ?
— Si seulement, répondit-il. Laura, Clip m'a demandé de te parler.
— De quoi ?
Baissant la tête, Earl se mit à jouer avec sa nourriture.
— C'est un sujet difficile.
— Je t'écoute, Earl.
Le géant avait les larmes aux yeux.
— Les Celtics et la municipalité veulent rendre hommage à David. Le match d'ouverture a lieu dans une semaine au Garden. On joue contre les Washington Bullets. À la mi-temps, ils vont retirer le numéro de David et l'accrocher avec les autres sur les poutres.
Earl s'interrompit, se détourna. Laura posa la main sur son bras.
— C'est bon, vas-y, Earl.
Il renifla et se tourna vers elle. Ses yeux avaient rougi. Laura regarda Serita. Elle pleurait, elle.
— Après le match, on va se retrouver... les joueurs, les familles, la presse, comme d'hab. Clip voulait être sûr que toi et les tiens, ainsi que le frère de David, seriez là également.
Laura ne broncha pas.
— Nous y serons. Au complet.
— Super.
Earl se leva en tremblant.
— Je reviens.
Et, courant, il sortit presque de la pièce.
— Dégonflé, hoqueta Serita. Il a honte de pleurer devant toi. Mais ça lui arrive encore un soir sur deux, tu sais.
— Je sais.
Laura ne pleurait pas. Une barrière semblait l'isoler de la douleur des autres. Elle voyait les larmes, entendait les paroles tristes, mais celles-ci restaient bloquées à mi-chemin de son cœur.
— Il faut que je te parle d'autre chose, Serita. Mais promets-moi de ne le dire à personne. Même pas à Earl, OK ?
— OK, acquiesça son amie en s'essuyant les yeux avec un coin de serviette.
— Demain matin, je pars pour l'Australie.
— Quoi ?
— Je décolle de Logan vers midi.
— Holà, Laura, attends qu'on en discute une minute.
— II n'y a rien à discuter. Tu sais ce qu'a dit Corsel. La piste va s'effacer si je ne me rends pas sur place pour comprendre ce qui s'est passé. Il faut que j'y aille.
— Je t'accompagne.
— Non. Je tiens à y aller seule.
— Mais...
— Je vais le dire autrement : je ne veux pas que tu viennes.
— Va te faire...
Elles s'étreignirent avec force. Earl reparut et les prit toutes les deux dans ses bras. Longtemps, ils restèrent ainsi, blottis les uns contre les autres dans un silence apaisant.