Chapitre 16

 

« Nous allons maintenant procéder à l'embarquement du vol Qantas 182 à destination d'Honolulu et de Cairns. Les passagers accompagnés d'enfants sont invités à se présenter à la porte numéro 37. »

Laura jeta un coup d'œil à sa montre. Miracle, son vol allait partir à l'heure. L'aéroport de Los Angeles était bondé. Les voyageurs, le visage fermé, parcouraient les longs couloirs de cette démarche décidée qu'on ne voit que dans les aérogares. Les Hare Krishna d'autrefois avaient disparu, remplacés par des militants qui distribuaient des tracts en vue des prochaines élections. La politique était la nouvelle religion des terminaux aériens. Un homme vendait des autocollants en exhortant les gens à sauver les baleines ou à harponner Jane Fonda. Un type était assis derrière une pancarte proclamant : Les roses sont rouges, Les violettes sont bleues,

Je suis schizophrène,

Et moi aussi.

 

Laura secoua la tête. La dernière fois qu'elle avait traversé l'aéroport de LAX, elle rentrait pour l'enterrement de David ; quelque temps plus tôt, ils y avaient fait escale ensemble un soir, en route pour leur voyage de noces. Ainsi tournait la roue de la vie. Tout à leur excitation, ils avaient filé en ville pour aller effectuer leurs analyses de sang dans un hôpital des environs.

« Je déteste les seringues, lui avait dit David.

— Trouillard !

— Les seringues et les insectes. Quand on sera mariés, tu me promets de tuer toutes les petites bestioles dans la maison ?

— Promis juré. »

Une heure plus tard, l'infirmière tendait les résultats à Laura.

« Alors, on a réussi l'examen ? » avait demandé David.

Laura avait lu le compte rendu, un sourire aux lèvres. Tous deux avaient été déclarés en bonne santé et pouvaient donc se marier avec la bénédiction de l'État californien.

« Brillamment. Tu veux voir ?

— Les résultats des analyses ? Non merci.

— À ta guise. On ferait bien de retourner à l'aéroport sans trop tarder.

— Petite question : tu sais combien de temps dure le vol?

— Non.

— Moi, si.

— Super, alors pourquoi tu me poses la question ?

— Plus de treize heures.

— Et?

— Plus de treize heures coincés dans un avion.

— Où veux-tu en venir, exactement ?

— Eh bien, ça fait long. Et il nous reste un peu de temps avant d'embarquer, n'est-ce pas ?

— En effet.

— Je pense que ça nous ferait du bien de nous arrêter dans un hôtel pour nous relaxer - uniquement pour nous ménager, bien sûr.

— Bien sûr.

— Alors ?

— Non, répondit Laura.

— Non?

— Ne fais pas cette tête-là. J'ai dit non, c'est non.

— Enfin, Laura, treize heures... Te connaissant, je doute que tu puisses tenir aussi longtemps sans...

— Sans quoi ?

— Tu le sais très bien. Seul m'importe ton bien-être.

— Ta sollicitude me touche. »

Elle avait souri, lui avait passé les bras autour du cou et l'avait embrassé passionnément.

« A-t-on vraiment besoin d'une chambre d'hôtel ? lui avait-elle susurré à l'oreille. J'ai toujours rêvé de faire ça dans une de ces mini-cabines... »

Le regard de David s'était illuminé.

— Tu veux dire...

— Exactement. Au-dessus du Pacifique.

— Je t'adore ! »

« Tous les passagers classe économique du vol Qantas 182 sont maintenant invités à embarquer. »

Tandis que Laura se dirigeait vers une cabine téléphonique, le souvenir heureux se dissipa pour laisser place à une douleur sourde. Elle composa un numéro.

— Héritage of Boston, bonjour.

— Passez-moi Richard Corsel, s'il vous plaît.

— Une seconde, je vous prie.

On la mit en attente un instant, puis une autre voix annonça :

— Bureau de M. Corsel.

— Ici Laura Baskin. Je souhaiterais parler à Richard Corsel.

A l'autre bout de la ligne, sa correspondante hésita.

— Navrée, madame Baskin. M. Corsel est absent pour le moment.

— J'ai déjà appelé plus tôt. On m'a assuré qu'il serait rentré à cette heure.

— Je suis désolée, madame. Voulez-vous laisser un message ?

— Oui. Dites-lui que je dois lui parler de toute urgence. Je rappellerai demain à dix heures.

— Bien, je transmettrai.

Eleanor Tansmore reposa le combiné et se tourna vers Richard Corsel. Il était blême.

 

Laura raccrocha pensivement. À l'évidence, Richard Corsel filtrait ses appels. Mais pourquoi ? Une longue file de passagers attendait d'embarquer dans le Boeing 747. Il lui restait quelques minutes pour passer un dernier coup de fil avant le décollage.

— Serita ?

— Laura, où es-tu ?

— À l'aéroport de Los Angeles. J'embarque dans une minute. J'ai besoin que tu me rendes un service.

— Dis-moi.

— Corsel m'évite. Tu pourrais aller à la banque voir ce qui se passe ?

— Qu'est-ce qui te fait croire qu'il t'évite ?

— Chaque fois que j'appelle, on me répond qu'il n'est pas là.

— C'est peut-être vrai.

— Non. J'ai fait vérifier par mon bureau. Il n'a pas manqué un jour de boulot en trois ans et il ne travaille jamais à l'extérieur.

— Laura, ne sois pas parano. C'est lui qui t'a contactée, je te rappelle. Pourquoi il t'éviterait ?

— Je ne sais pas, admit Laura. À moins que... Serita, as-tu parlé de notre visite à la banque ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Quelqu'un a peut-être découvert qu'on est allées là-bas et cherche à l'intimider.

Serita demeura silencieuse.

— Tu en as parlé ? insista Laura.

— Uniquement à TC. Et je l'ai fait pour ton bien. Tu m'angoisses, avec tes histoires de meurtre. J'ai peur que tu te trouves embarquée dans une affaire qui te dépasse.

« Dernier appel pour le vol Qantas 182... »

— Tu n'en as parlé à personne d'autre ?

— A personne, je te le jure. Mais téléphone-lui, Laura, s'il te plaît.

— Il sait que je vais en Australie ?

— Non.

— Ne le lui dis pas. Sous aucun prétexte.

— Tu ne crois tout de même pas que TC a quelque chose à voir là-dedans ? Il adorait David.

— Ne lui dis pas où je vais, c'est tout ce que je te demande, répéta Laura. Bon, il faut que j'y aille. Je t'appelle bientôt.

Sans laisser à Serita le temps de protester, elle raccrocha puis gagna la porte d'embarquement.

— Tu as fait quoi ?

Mark Seidman dévisageait TC. Les yeux lui sortaient de la tête.

— Je n'avais pas le choix, répondit TC.

— Pas le choix ? Tu m'avais pourtant dit qu'il n'y aurait pas d'autres dégâts.

— Il n'y a pas eu de dégâts. Je l'ai juste un peu bousculé pour lui faire peur.

— Tu as menacé ses enfants, bon Dieu !

— Écoute, Corsel, c'était ta responsabilité. Tu m'avais assuré qu'il était fiable.

— Je me suis planté.

— Et tu as failli tout faire foirer. D'abord, il avoue à Laura que l'argent a été transféré en Suisse. Maintenant, il lui raconte que le virement a été effectué après la mort de Baskin.

— Mais c'est tout ce qu'il sait, contra Mark. Il ne pourra rien lui dire de plus.

TC secoua la tête.

— C'est là que tu te trompes. Corsel est un type intelligent. II a gravi tous les échelons de la banque à une vitesse record. Il a promis à Laura de se renseigner. Il se sent responsable.

Mark Seidman se mit à faire les cent pas.

— Il y a forcément un autre moyen. Bon sang, tu l'as menacé physiquement!

— Ça ne me plaît pas plus qu'à toi, mais je devais l'arrêter. Imagine qu'il ait continué à fouiner ? Imagine qu'il ait appris ce qu'était devenu l'argent de Baskin ? Tout le plan aurait pu tomber à l'eau.

— Mais de là à menacer ses gosses...

— C'est la seule idée qui m'est venue. De toute façon, j'avais déjà un temps de retard.

— Comment ça ?

— Corsel a dit à Laura que Baskin avait appelé la banque plusieurs heures après la noyade. Telle que je la connais, elle ne baissera pas les bras tant qu'elle n'aura pas trouvé une explication satisfaisante. Mark se tourna vers la fenêtre.

— Il y a autre chose que je ne comprends pas, TC.

— Quoi donc ?

— Comment se fait-il que Laura ne t'ait pas appelé à l'aide sur ce coup-là ?

TC haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Ça non plus, ce n'était pas prévu. Je crois qu'elle ne me fait plus totalement confiance.

— Mais elle ne te soupçonne tout de même pas d'être mêlé à la noy...

— Peut-être que si, le coupa TC. Peut-être bien que si.

 

Assis à son bureau, Richard Corsel contemplait les deux stylos qui émergeaient du pot en marbre. Il n'avait pratiquement rien fait d'autre de la journée. Malgré ses efforts, il n'arrivait pas à se concentrer sur son travail.

Il avait passé une nuit épouvantable. Incapable de trouver le sommeil, il avait erré dans la maison, était descendu à la cuisine, avait fini la crème glacée, lu et relu le journal. Puis il était remonté et, sans bruit, avait entrouvert la porte de la chambre des jumeaux. Roger et Peter dormaient paisiblement. Sur la pointe des pieds, il s'était approché du lit de Peter. Son fils portait toujours sa casquette des Red Sox. Richard leur en avait acheté une à chacun lorsqu'ils étaient allés au stade de Fenway, le mois précédent, voir le match opposant les Red Sox aux Tigres de Détroit. Quelle journée ! Peter avait failli rattraper une balle volée, et Roger avait englouti une telle quantité de hot-dogs qu'il était rentré avec une crise de foie. Souriant, Richard avait délicatement retiré la casquette pour la poser sur la table de chevet, à côté de la lampe Garfield.

Il avait pris un somnifère, compté les moutons et lu d'ennuyeuses revues financières. Sans succès.

— Monsieur Corsel ? l'appela-t-on dans l'interphone.

— Oui, Eleanor ?

— Vous avez un appel sur la quatre.

— Je ne prends personne.

— C'est un certain Philippe Gaillard, de la Banque de Genève. Il prétend que c'est urgent.

— Dites-lui que je ne suis pas là.

— Mais...

— Dites que je rappellerai. Il y eut un silence puis :

— Bien, monsieur Corsel.

Richard se prit la tête à deux mains. Il allait devoir rappeler Philippe pour lui dire d'arrêter les recherches et d'oublier toute l'histoire. Restait à savoir comment. Apparemment, le psychopathe au couteau était très bien renseigné. S'il savait autant de choses sur sa famille et sur ses conversations avec Laura Baskin, il avait peut-être mis son téléphone sur écoute. Si ça se trouve, il le faisait même suivre. Et s'il en déduisait que Richard s'obstinait à remonter la piste du compte bancaire de David Baskin...

Il laissa cette pensée en suspens.

Richard avait bien envisagé de prévenir la police ou d'aller voir ses supérieurs, mais pour leur dire quoi ? Ses patrons voudraient savoir pourquoi il avait transmis des informations confidentielles à Laura, et la police serait impuissante à les protéger contre un dingue qui savait tout sur le nouveau boulot de Naomi et sur l'école des jumeaux. D'un autre côté, tant que ce taré était en liberté, sa famille serait en danger. Et Laura Baskin ? Pouvait-il lui tourner le dos sans la mettre en garde contre le genre d'individus auxquels elle avait affaire ? Même s'il ne l'avait rencontrée que deux fois, il était convaincu qu'elle ne laisserait pas facilement tomber. Laura Baskin creuserait, creuserait, jusqu'à ce que...

Il préféra laisser cette pensée-là aussi en suspens.

Que devait-il faire, bon sang ?

Saisissant son attaché-case, il alla trouver une des guichetières de la banque et lui tendit un billet de vingt dollars.

— J'ai besoin de monnaie. En pièces de vingt-cinq cents.

Devant l'air étonné de la fille, il expliqua :

— J'ai un long trajet à faire sur une autoroute infestée de péages.

Avec un haussement d'épaules, l'employée commença à compter les pièces.

— Voilà. Quatre-vingts fois vingt-cinq cents.

Il les rangea dans son attaché-case et sortit. Après un court trajet en taxi, il s'engouffra dans le métro, changea trois fois de ligne et émergea près de Bunker Hill Monument, où il trouva une cabine téléphonique.

Introduisant une première poignée de pièces dans la fente, il composa le numéro direct de Philippe Gaillard à la Banque de Genève.

— Gaillard, fit son correspondant.

— Philippe ? C'est Richard.

— Comment vas-tu, mon vieux ? demanda la voix teintée d'un fort accent.

Gaillard était né à Paris et vivait à Genève depuis l'âge de sept ans. Deux ans plus tôt, il avait commis une erreur en transférant des fonds dans la mauvaise banque aux États-Unis. Le genre de bourde qui pouvait ruiner une carrière. Richard avait tiré quelques ficelles pour que l'argent soit restitué. Depuis, Philippe Gaillard n'avait de cesse de payer sa dette à son égard.

— J'ai essayé de te joindre plus tôt.

— J'ai eu ton message.

— D'où m'appelles-tu, Richard ? La communication est mauvaise.

— Je n'appelle pas du bureau.

— Oh, je vois. Bon, j'ai des informations pour toi. Richard ferma les yeux.

— Oublie tout ça, Philippe.

— Pardon ?

— Oublie que je t'ai interrogé sur ce compte. Je n'ai plus besoin de savoir.

— Tu es sûr ? insista Gaillard. J'ai le nom sous les yeux.

— Certain.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien. Laisse tomber.

Le banquier avait une voix soucieuse.

— Tu m'appelles d'une cabine ?

— Oui.

— Écoute, Richard. J'ai fait toute ma carrière dans des banques suisses. Je ne sais pas ce qui se passe de ton côté, mais j'ai quelques soupçons. Quelqu'un te cherche des ennuis. Je ne te demande pas de confirmer ou d'infirmer. Ce ne sont pas mes affaires et je ne veux pas savoir. Mais laisse-moi te donner un conseil. Tu m'appelles d'une cabine. Personne ne saura ce qu'on est en train de se dire. Autant que tu apprennes où est allé l'argent du compte Baskin. Si tu n'utilises jamais ce renseignement, tant mieux. Mais si la roue tourne, cette info te permettra peut-être de sauver ta peau.

Serrant le combiné, Richard regardait de tous côtés comme un animal traqué.

— D'accord. Donne-moi le nom. Mais ensuite, il vaut mieux qu'on ne se reparle plus.

— Je comprends, dit Philippe.

 

Laura tendit son passeport et le questionnaire de santé, récupéra son bagage et passa la douane. Elle tirait sa valise vers la station de taxis quand une grosse main s'en empara.

— Shérif Rowe ! s'exclamat-elle. Quelle bonne surprise !

Graham sourit dans sa barbe foisonnante et souleva la valise comme si elle ne pesait pas plus lourd qu'une tablette de chocolat.

— Vous m'avez appelé, pas vrai ?

— Oui, bien sûr, mais je ne m'attendais pas à ce que vous veniez me chercher à l'aéroport.

Le shérif haussa les épaules et la conduisit vers sa voiture de patrouille. Ici, tout le monde était en short et T-shirt. La chaleur était accablante, même pour le climat tropical de Cairns. Laura prit conscience du soleil éclatant, des arbres qui semblaient fraîchement peints en vert, du bleu pur de l'océan, de la plage dorée. Les souvenirs affluèrent en masse.

— La journée était calme, expliqua Graham. J'avais le choix entre venir chercher une belle jeune femme ou délivrer des permis de pêche à une bande de péquenauds édentés. Pas évident, comme choix, vous me direz. Ma chère et tendre aurait préféré que je m'occupe des péquenauds.

Il sourit et ajouta :

— Elle a vu votre photo dans les magazines.

— Merci d'être venu, dit Laura en lui rendant son sourire.

Il hissa la valise dans le coffre de sa voiture et lui ouvrit la portière passager.

— Où êtes-vous descendue, madame Baskin ?

— Laura, le corrigea-t-elle. Au Pacific International.

— Bon, Laura, et si vous m'expliquiez pourquoi vous êtes là ?

 

Dès qu'elles ne sont plus devant l'objectif du photographe, la plupart des mannequins ont hâte de troquer leurs extravagantes tenues de travail contre un confortable jean délavé et un sweat-shirt informe. Serita ne faisait pas partie du lot. Elle aimait les coupes de créateurs et avait un faible pour le blanc qui contrastait si bien avec sa peau d'ébène. Sur les autres femmes, ses vêtements avaient de quoi attirer le regard ; devant elle, les gens restaient littéralement bouche bée.

Et évidemment, elle adorait ça.

A la façon dont les médias insistaient sur sa personnalité explosive, on aurait pu croire qu'elle déclenchait des conflits au Proche-Orient. Certes, elle était impétueuse, et alors ? Elle ne faisait de mal à personne. Elle s'amusait, et si ça en gênait certains, s'ils s'agaçaient qu'elle ne soit pas soumise, sage et ennuyeuse, tant pis pour eux.

Comme promis, Serita était passée à la banque Héritage of Boston, mais n'avait pas pu y rencontrer Corsel. Elle songea à Laura, partie de l'autre côté de la Terre. Son amie se montrait parfois têtue comme une bourrique. Elle cherchait, enquêtait, mais pourquoi ? Même si la mort de David n'était pas accidentelle, ça changerait quoi ? Ça le ferait revenir ? Ça apaiserait la douleur de Laura ? Non.

Cette quête était presque devenue une diversion pour elle, une façon d'échapper à la cruelle réalité. Mais, tôt ou tard, celle-ci reprendrait ses droits. À la fin, David serait toujours mort...

... et si la noyade était d'origine criminelle, Laura courait elle aussi de grands risques.

Attendue à seize heures pour une séance photo près de Quincy Market, Serita attrapa son manteau et son sac et quitta son appartement.

— Salut, Serita !

Surprise, elle fit un bond en arrière.

— TC, tu m'as fait une de ces peurs !

— Désolé. J'aurais dû t'appeler avant.

— D'accord, tu es pardonné, répondit-elle. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur de ta visite ?

TC arracha d'un coup de dents l'extrémité de son cigare, le mit dans sa bouche, mais ne l'alluma pas tout de suite.

— Je cherche Laura. Tu sais où elle est ?

— Elle n'est pas chez Svengali ? Il secoua lentement la tête.

— J'ai parlé à sa secrétaire... comment elle s'appelle, déjà ?

— Estelle.

— C'est ça, Estelle. Elle m'a dit que Laura s'était absentée quelques jours pour affaires.

— Et elle ne t'a pas dit où ?

— Elle prétend ne pas le savoir. Peut-être au Canada. Elle a dit que c'était confidentiel.

TC sortit son briquet et alluma le Dutch Master. La flamme monta et descendit au rythme de ses inspirations.

— J'espérais que tu pourrais me renseigner. Je m'inquiète pour elle, Serita.

— Et pourquoi ?

TC soupira profondément.

— Tu m'as bien dit qu'elle soupçonnait la mort de David de ne pas être le résultat d'un simple accident ?

— Oui.

— Elle pense même que j'ai des doutes moi aussi, non ?

— Exact.

— Eh bien, elle a raison. J'ai des soupçons. Serita écarquilla les yeux.

— Tu veux dire...

— Je veux dire qu'il y a de grandes chances pour que la noyade n'ait pas été accidentelle.

Sous le choc, Serita rentra dans son appartement et fit signe à TC de la suivre. Il referma la porte, et ils s'assirent tous les deux.

— Il a été assassiné ?

— Il se peut qu'il ait été assassiné, la corrigea TC. Ou qu'il se soit passé autre chose. Ce ne sont que des hypothèses, n'oublie pas.

— À ton avis, qu'est-il arrivé ? Il se gratta la nuque.

— Je ne sais pas exactement. Peut-être des malfaiteurs, qui en auraient eu après son fric...

— Tu as une idée de leur identité ?

— Aucune. Mais ces types-là sont bien renseignés et très organisés en général. Des amateurs ne peuvent pas faire ce genre de choses. On parle de gens très dangereux, là, des gens qui n'hésiteraient pas à supprimer celui ou celle qui viendrait fourrer son nez dans leurs affaires. C'est pour ça que je veux retrouver Laura.

— Tu la crois en danger ?

— Tu connais Laura. Elle n'est pas détective professionnelle et, pour parler franchement, la subtilité n'est pas son fort. Elle va débouler là-dedans comme un chien dans un jeu de quilles. Les malfrats n'aiment pas ça. Et ils ont les moyens de faire disparaître les importuns.

Serita se leva.

— J'ai besoin d'un remontant. Tu bois quelque chose ?

— Non, merci.

Elle sortit la bouteille de vodka qu'elle gardait dans le frigo et s'en servit un verre.

— Serita, reprit TC, Laura t'a-t-elle dit quoi que ce soit susceptible de nous indiquer où elle est ?

Au bord des larmes, Serita s'exhorta au calme. La promesse faite à Laura était plus forte que sa peur, et quoi qu'il arrive, elle n'y faillirait pas. Par ailleurs, TC avait soulevé quelques points intéressants. Si David avait été assassiné, le meurtrier était en effet bien renseigné. Il ou elle avait appris le code confidentiel de la banque et savait où Laura et David étaient partis en voyage de noces. Il ou elle était capable de fomenter un meurtre et d'exécuter un transfert d'argent compliqué via la Suisse. Peu d'individus possédaient ces caractéristiques. À vrai dire, Serita n'en connaissait qu'un. Pour l'heure assis en face d'elle, voulant savoir où se trouvait Laura.

— Non, répondit-elle. Rien du tout.

 

Laura raconta toute l'histoire à Graham Rowe : l'effraction dans la maison, l'agenda ouvert sur le bureau, la photo déchirée, l'argent volatilisé, Richard Corsel, le virement vers la Suisse... tout. Le temps qu'elle finisse son récit, ils étaient arrivés à l'hôtel Pacific International et s'étaient installés dans le luxueux salon de sa suite.

Graham faisait les cent pas dans la pièce et hochait la tête en l'écoutant, se caressant la barbe, visiblement songeur.

— C'est très étrange, en effet, Laura. Très étrange. Vous dites que personne ne connaissait le code d'accès de David à part vous et lui ?

— Exact.

Graham lui lança un regard en biais.

— Ce qui ferait de vous une très bonne suspecte, n'est-ce pas ?

— Non, répondit Laura sans s'émouvoir. Je suis l'épouse. J'aurais hérité de toute façon. Je n'avais aucune raison de m'embêter avec cette histoire de virement.

Il opina du chef.

— Je ne voulais pas...

— Ne vous excusez pas. Nous devons examiner toutes les pistes possibles. Autant éliminer celle-là tout de suite.

— Vous avez raison. Maintenant, laissez-moi faire une autre observation qui vous paraîtra un peu plus pertinente que la première : vous soupçonnez TC, l'ami de votre mari, d'avoir peut-être joué un rôle là-dedans.

Laura se leva.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— C'est simple. Si vous lui faisiez toujours confiance, il serait ici avec vous. C'est lui que vous avez appelé en premier après la disparition de David. D'après vos propres mots, c'est un bon flic et le meilleur ami de votre mari. Alors, pourquoi n'est-il pas ici en train de mener l'enquête ?

Par la fenêtre, Laura aperçut l'immeuble Peterson qui se dressait un peu plus loin. Pourquoi était-elle allée à ce fichu rendez-vous ? Pourquoi n'était-elle pas restée avec David ?

— Je ne sais pas, répondit-elle. J'ai toujours eu confiance en TC, et David aussi. Ils étaient très proches. Je ne peux pas croire qu'il ait fait du mal à David. Ils s'adoraient. Et pourtant...

— Pourtant ?

— Il se comporte de manière bizarre, ces derniers temps.

- Comment ça ?

— Il y a eu pas mal de choses. Il n'arrête pas de disparaître. Il a essayé de m'empêcher de mettre la pression sur Corsel à la banque. Il balaie tous les faits étranges en prétendant qu'il s'agit de coïncidences. Ça ne ressemble pas au TC que je connais. Le TC que je connais irait jusqu'en enfer pour remonter la moindre piste, surtout si ça concerne David.

— Donc, il ne sait pas que vous êtes ici ? Elle secoua la tête.

Graham se laissa tomber dans un fauteuil.

— Bon, et si nous commencions cette enquête ?

— Que faut-il faire en premier ?

— Vous avez une photo de David ?

Laura fouilla dans son sac et en sortit une qui avait été prise en février. David avait les joues rougies par le vent, et on voyait son haleine dans le froid vif de ce matin d'hiver. Mais son sourire n'en était pas moins éclatant.

— Tenez, dit-elle en la lui tendant. Qu' allez-vous en faire ?

— Le coup de fil à la banque a bien été passé de cet hôtel, n'est-ce pas ?

— Alors?

— Alors, puisqu'on est sur place, on va interroger le personnel pour voir si quelqu'un se souvient de David.

 

Ils passèrent les heures suivantes à questionner l'équipe hôtelière. La plupart des employés n'étaient pas de service ce tragique jour de juin ; d'autres ne reconnurent pas l'homme sur la photo.

— Et maintenant ? demanda Laura. Graham réfléchit une minute.

— Allons au bar du premier étage.

— Vous pensez que le barman aurait pu le voir ?

— Très improbable, répondit le shérif. Je pensais plutôt à prendre un verre. L'homme n'est pas un chameau, vous savez.

La jeune employée qui officiait derrière le comptoir n'avait pas plus de vingt-trois ou vingt-quatre ans et possédait la beauté fraîche et saine de ceux qui ont passé leur jeunesse au grand air. Un corps gracieux, de longs cheveux auburn qui rappelèrent à Laura sa tante Judy.

— Qu'est-ce que je vous sers ? demanda-t-elle à Graham.

— Deux Four X. C'est une bière locale, ajoutat-il devant l'air interrogateur de Laura. Vous aimez la bière, n'est-ce pas ?

Elle hocha la tête.

— Qu'est-ce qu'on fait ensuite, Graham ?

— Je ne sais pas encore. Si personne ne reconnaît David, il se peut que le dénommé Corsel ait raison. Quelqu'un a peut-être imité la voix de votre mari et appelé la banque d'ici. Reste à savoir qui.

La jolie barmaid revint avec deux énormes chopes dégoulinantes de mousse.

— Et voilà.

— Merci, ma belle.

Graham but une gorgée, puis ajouta :

— Je peux vous poser une question ?

— Bien sûr.

Graham fit pivoter la photo vers elle.

— Vous avez déjà vu cet homme ? Il est peut-être passé dans cet hôtel en juin dernier.

— En juin, vous dites ? Non, je ne peux pas dire que je le reconnaisse. Qu'est-ce qu'il a fait ? Il est plutôt beau mec pour un criminel.

Graham récupéra la photo.

— Non, rien. Nous essayons juste de savoir s'il est venu à l'hôtel.

— Beau mec, répéta-t-elle. Comment il s'appelle ? .— David Baskin.

— Le joueur de basket qui s'est noyé sur la côte ? Graham acquiesça d'un signe de tête.

— Voici sa femme, Laura.

— Je suis désolée, madame. Sincèrement.

— Merci, répondit Laura.

— Mais si vous voulez en savoir plus, il faudrait demander à Billy, mon fiancé. C'est un grand fan de basket américain. Il regarde toutes les semaines les matchs à la télé et quand il est scotché à l'écran, il ne s'en rendrait même pas compte, si un crocodile lui grignotait les jambes.

— Et il aurait vu M. Baskin ?

— C'est ce qu'il m'a dit. Au début, je ne l'ai pas cru. « Qu'est-ce qu'une star du basket serait venue faire ici ? je lui ai demandé. Billy, tu te fais un film. » Il m'a répondu : « Ah ouais ? » et il m'a montré l'autographe. Là, je l'ai cru.

— Et où est Billy ?

La barmaid jeta un coup d'œil à la pendule derrière elle.

— Il ne devrait pas tarder. Il est groom. Vous le trouverez dans le hall. Un grand maigrichon.

Laura avait déjà posé de l'argent sur le comptoir et sortait du bar pendant que Graham remerciait la fille.

 

— Billy ?

Le grand jeune homme dégingandé fit volte-face en entendant la voix de Graham. Il était maigre comme un coucou, et Laura se demanda où il trouvait la force de porter les bagages des clients. Il avait un physique banal, la peau rougie par le soleil et portant les stigmates de ce qui avait dû être une acné sévère.

— Oui?

— Billy, je suis le shérif Rowe. J'aimerais vous poser quelques questions.

Le jeune homme lança un regard inquiet aux quatre coins du hall.

— J'ai fait quelque chose de mal, shérif ?

— Non, mon garçon. Je voudrais juste vous interroger à propos de David Baskin.

— David Baskin ? Qu'est-ce que... ? Eh, mais vous êtes Laura Ayars, n'est-ce pas ?

— Oui, c'est moi.

— Vous êtes encore plus belle en vrai qu'à la télé. Je connais tout sur vous. J'étais le plus grand fan de votre mari... enfin, en Australie, du moins.

— Billy, demanda Graham, avez-vous vu M. Baskin dans cet hôtel ?

— Oui.

— Quand ?

— Le jour où il est mort. Il est entré par ces portes, là.

— Vous en êtes sûr ? Billy hocha la tête.

— Il m'a même signé un autographe. Je l'ai vu entrer et se diriger tout droit vers l'ascenseur. Je n'en croyais pas mes yeux. Je veux dire : David Baskin en chair et en os, juste là, dans l'hôtel ! Moi aussi, je joue un peu au basket, mais personne n'arrive à la cheville de l'Éclair blanc. Personne. Il était le meilleur. Donc, j'ai couru à la réception prendre un papier et un crayon et je lui ai demandé un autographe. Il m'a dit : « Bien sûr. Tu t'appelles comment ? » Je lui ai dit mon nom et il a signé. Il a même inscrit la date.

Laura sentit son cœur se serrer. Chaque fois qu'il en avait le temps, David notait la date avec son autographe parce qu'il avait lu quelque part que ça donnait plus de valeur à son paraphe auprès des vrais collectionneurs.

— Et ensuite ? interrogea Graham.

— Comme je disais, il a pris l'ascenseur. Il n'a parlé à personne d'autre. Il était aimable et tout, mais je sentais qu'il était distrait.

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— Je ne sais pas. Il paraissait ailleurs.

— Vous l'avez vu repartir ?

— Pour ça, oui.

Derrière Billy, un groupe de touristes fit une entrée bruyante dans l'hôtel, après une journée d'excursion en bateau à Green Island.

— Pendant que M. Baskin était en haut, je rassemblais le courage dont j'avais besoin pour aller lui parler quand il repasserait. Je voulais lui dire que pour moi il était le meilleur basketteur du monde et que j'adorais le regarder jouer. Quand il est redescendu, une heure plus tard, j'étais prêt à l'aborder... jusqu'à ce que je voie sa tête.

— Qu'est-ce qu'il avait ? demanda Graham.

— Il était tout blanc. Comme s'il avait reçu un coup dans l'estomac. Ou qu'on venait de lui apprendre qu'il lui restait deux mois à vivre. Je n'avais jamais vu un changement pareil. Il avait presque du mal à marcher en sortant de l'ascenseur. Franchement, shérif, c'était assez flippant.

Laura sentit son pouls s'accélérer. Qu'était-il arrivé à David quand il était monté ? L'avait-on drogué, ou frappé, ou menacé... ou quoi ? Qu'avait-on pu lui faire pour qu'il réagisse ainsi ?

— Et ensuite ?

— Ben, je suis allé vers lui et je lui ai demandé : « Tout va bien, monsieur Baskin ? » Mais il ne m'a pas répondu. Il a continué à marcher, complètement hébété. Je me suis dit que ce n'étaient pas mes affaires, et je ne voulais pas qu'on me reproche de l'avoir importuné, donc je l'ai laissé tranquille.

— A-t-il quitté l'hôtel ? Billy se gratta la tête.

— C'est là que ça devient bizarre. Il est sorti et a fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons. D. est parti par là, le long de l'esplanade. Je l'ai suivi des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse après l'immeuble de bureaux, là-bas.

— Quel immeuble ? demanda Laura.

— L'immeuble Peterson, un peu plus loin. Plus tard, il est revenu à l'hôtel, toujours aussi hagard.

— Il a repris l'ascenseur ? demanda Graham. Billy secoua la tête.

— Il est resté un moment dans le lobby, puis il m'a demandé l'emplacement de la cabine téléphonique la plus proche. Je la lui ai montrée.

— Un téléphone à pièces ?

— Non. Il m'a dit qu'il devait appeler les États-Unis. Je l'ai conduit à la réception pour que la standardiste passe l'appel.

— Qui était-ce ?

— La vieille Maggie. Elle est morte le mois dernier. Elle devait avoir au moins deux cents ans.

— Il était quelle heure à ce moment-là ?

— Voyons... pas loin de dix heures, je crois.

— Et après ?

— Il a passé son coup de fil... Je n'écoutais pas, mais je peux vous dire que c'a duré un sacré bout de temps. Ensuite, il a recommencé à errer comme un zombie dans le hall. C'était super-bizarre, mais bon, je vous l'ai dit, ce n'étaient pas mes oignons. Il est reparti vers dix heures et demie.

Graham se souvint que le coup de fil à la banque avait été donné vers minuit.

— Il est revenu plus tard ?

— C'est possible, mais je n'en sais rien. Quand j'ai quitté mon boulot à onze heures et demie, je l'ai vu, tout seul sur l'embarcadère. Il était planté là et regardait la mer. Je sais que les journaux ont parlé de noyade accidentelle, mais il n'avait pas l'air de quelqu'un qui avait envie d'aller piquer une petite tête, si vous voyez ce que je veux dire.

Graham et Laura échangèrent un regard. Oui, ils voyaient très bien.


Judy Simmons rentra chez elle, posa ses bagages et se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Un sourire béat flottait sur ses lèvres. Ou était-ce plutôt un sourire niais ?

Ses étudiants de Colgate Collège auraient dit qu'elle avait le sourire d'une femme qui vient de « se faire b... », le genre de visage qu'on arbore après une relation sexuelle particulièrement stimulante. Même si l'honorable professeur de littérature qu'elle était n'avait pas l'habitude d'employer ce genre d'expression, elle la trouvait en l'occurrence tout à fait adaptée. Qui aurait cru que le Pr Bealy, avec qui elle venait de passer un long week-end, avait une telle énergie ?

Elle fréquentait Colin Bealy depuis environ un mois. Âgé d'une cinquantaine d'années, il était divorcé et père de trois grands enfants. De taille moyenne, il avait une barbe épaisse, les yeux marron et un léger embonpoint. Au début, et bien que Colin Bealy ait figuré parmi les géologues les plus respectés du pays, Judy s'était inquiétée de leur compatibilité intellectuelle. Comment une femme qui enseignait le génie de Shakespeare et de Tolstoï pouvait-elle sortir avec un homme fasciné par des cailloux ?

Mais elle s'était trompée sur Colin autant que sur la géologie. L'homme était cultivé et rien de moins que brillant. Quant à la géologie, ça n'avait rien à voir avec l'image que Judy s'en faisait - celle d'un groupe de barbus cassant des pierres en quête de coquillages fossilisés. En réalité, c'était l'étude de la planète dans toute sa splendeur, son passé et son avenir.

Judy enclencha son répondeur automatique. La cassette grinça en se rembobinant. Apparemment, plusieurs personnes avaient cherché à la joindre pendant que Colin et elle filaient le parfait amour dans le New Hampshire. Leur petit séjour s'était révélé divin.

Après toutes ces années, avait-elle enfin trouvé son âme sœur ?

Faux. J'ai failli avoir les meilleurs. Deux fois. La cassette s'arrêta. Deux fois.

Les deux premiers correspondants n'avaient pas laissé de message. Le troisième appel émanait d'un étudiant quémandant un délai pour le devoir qu'il devait rendre le lendemain.

Deux fois. J'ai eu les meilleurs deux fois.

Avec un gros effort, elle chassa cette pensée douloureuse. Ce fut alors que la voix de sa sœur s'éleva de la machine.

« Judy, c'est Mary. S'il te plaît, rappelle-moi au plus vite. Il faut que je te parle. C'est très important. »

Le sourire béat de Judy s'effaça quand elle perçut la panique dans le ton de sa cadette. Elle l'imagina, le cordon du combiné enroulé autour du bras, ses beaux yeux agrandis par l'inquiétude et la peur. Que s'était-il donc encore passé ? Judy pria pour que Laura n'ait pas de nouveau à souffrir. Mais comment pourrait-il en aller autrement ? Sa nièce était à présent prise au piège d'un passé malfaisant - un ennemi implacable, capable de paralyser, de mutiler et de tuer.

Il y avait deux autres messages de Mary, chacun plus pressant que le précédent. Puis Judy entendit la voix de Laura sur le répondeur.

« Bonjour, tante Judy, c'est moi. Je vais m'absenter deux jours, mais je voulais te prévenir que samedi prochain les Celtics doivent procéder à l'accrochage du numéro de David au Boston Garden. Je sais que tu es très occupée, mais j'apprécierais beaucoup que tu sois là. Amène Colin, si tu veux. J'ai hâte de faire sa connaissance. Je t'embrasse. »

— Moi aussi, je t'embrasse et je t'aime, dit Judy à voix haute en essuyant une larme.

Un passé malfaisant. David, lui, avait cessé de souffrir. Pour Laura, la douleur était devenue une compagne de chaque instant. Judy se demanda combien de grandes œuvres littéraires lui avaient appris que la vie était injuste, et loin d'être un match équitable. L'existence relevait du pur hasard : elle choisissait de choyer certains et d'en détruire d'autres sans raison, de manière aléatoire. C'était ainsi. Il fallait l'accepter et continuer.

Le message de Laura était le dernier. Colin avait un séminaire le samedi et ne pourrait probablement pas l'accompagner, mais Judy irait évidemment à la cérémonie. Dès leur rencontre, elle avait apprécié David, d'autant qu'elle était déjà fan du basketteur.

« Tu sors avec David Baskin ? s'était-elle exclamée. C'est le plus grand joueur que j'aie jamais vu.

Je ne savais pas que tu t'intéressais autant au basket.

J'adore ça. Quand je vivais à Manhattan, j'avais un abonnement pour aller voir jouer les Knicks. J'ai suivi la carrière de ton petit ami depuis le temps où il était à l'université du Michigan. Tu n'aimes pas le basket ?

Maintenant, si. » Judy avait ri.

« Eh bien, tu diras à ta superstar qu 'elle a intérêt à m'avoir des billets gratuits. »

Pauvre Laura. Pauvre David. Avec un gros soupir, Judy décrocha le téléphone et composa le numéro de Mary.

— Allô ?

— Mary ?

— Où étais-tu passée ? demanda sa sœur, criant presque. Ça fait des siècles que j'essaie de te joindre.

— C'est ce que j'ai cru comprendre. Je me suis absentée quelques jours.

— Tu n'interroges pas ton répondeur en ton absence ? Imagine qu'on veuille te contacter pour une urgence ?

Judy ferma les yeux.

— J'étais distraite. J'ai oublié. Bon, quel est le problème ?

Mary ne répondit pas tout de suite.

— C'est Stan Baskin

— Le frère de David ? Qu'est-ce qu'il a ?

— Il s'est installé avec Gloria. Judy faillit en rire.

— Et alors ?

— Alors ? Tu ne comprends pas ce que ça veut dire ?

— Pourquoi n'essaies-tu pas de te réjouir pour Gloria ? Tu ne crois pas qu'elle a assez trinqué ? La situation n'a rien à voir avec celle de Laura et David.

— Je sais, et je veux ce qu'il y a de mieux pour ma fille.

— Stan Baskin est gentil ?

— Je ne sais pas, admit Mary. Je ne l'ai pas encore rencontré.

Judy hocha la tête. Elle comprenait maintenant pourquoi sa sœur était si bouleversée.

— Tu vas devoir le faire s'ils restent ensemble.

— Je sais. Mais je suis paniquée. Imagine qu'il reconnaisse...

— C'était il y a trente ans, la coupa Judy. De toute façon, c'est un risque qu'on doit courir toutes les deux. Pour le bien de Gloria.

— Pourquoi toutes les deux ?

— Vous vous parlez à nouveau, Laura et toi ?

— Oui.

— Alors, elle a dû te prévenir pour la cérémonie au Boston Garden, samedi. Stan Baskin y sera sûrement. Et moi aussi.

— Tu viens ? Tant mieux. J'ai tellement besoin de ton soutien.

— Ce n'est pas pour toi que j'y vais, dit Judy. J'y vais pour Laura, et en hommage à David.

— Judy ?

— Oui?

— Ça ne s'arrêtera jamais, si ? Chaque fois que je pense que c'est fini, ça revient me hanter. Était-ce si monstrueux ? Ai-je fait quelque chose de si terrible, pour que mes enfants doivent en souffrir ? Était-ce si impardonnable ?

Judy ne répondit pas tout de suite. En vérité, ce n'était pas si dramatique. Mais, parfois, ce monde de hasard ressemblait à une cascade de dominos. On en fait basculer un et, sans y prendre garde, on déclenche une réaction en chaîne qui entraîne tous les autres dans la chute. Le dernier des dominos venait-il enfin de tomber ? La mort de David avaitelle marqué la fin de cet enchaînement fatal ? Judy l'espérait.

Mais elle n'en était pas certaine.

Sans un adieu
titlepage.xhtml
Sans_un_adieu_split_000.html
Sans_un_adieu_split_001.html
Sans_un_adieu_split_002.html
Sans_un_adieu_split_003.html
Sans_un_adieu_split_004.html
Sans_un_adieu_split_005.html
Sans_un_adieu_split_006.html
Sans_un_adieu_split_007_split_000.html
Sans_un_adieu_split_007_split_001.html
Sans_un_adieu_split_008.html
Sans_un_adieu_split_009.html
Sans_un_adieu_split_010.html
Sans_un_adieu_split_011.html
Sans_un_adieu_split_012.html
Sans_un_adieu_split_013.html
Sans_un_adieu_split_014.html
Sans_un_adieu_split_015.html
Sans_un_adieu_split_016.html
Sans_un_adieu_split_017.html
Sans_un_adieu_split_018_split_000.html
Sans_un_adieu_split_018_split_001.html
Sans_un_adieu_split_019.html
Sans_un_adieu_split_020.html
Sans_un_adieu_split_021_split_000.html
Sans_un_adieu_split_021_split_001.html
Sans_un_adieu_split_022.html
Sans_un_adieu_split_023.html
Sans_un_adieu_split_024.html
Sans_un_adieu_split_025.html
Sans_un_adieu_split_026_split_000.html
Sans_un_adieu_split_026_split_001.html
Sans_un_adieu_split_026_split_002.html
Sans_un_adieu_split_026_split_003.html
Sans_un_adieu_split_027.html
Sans_un_adieu_split_028.html
Sans_un_adieu_split_029.html
Sans_un_adieu_split_030.html
Sans_un_adieu_split_031.html
Sans_un_adieu_split_032.html
Sans_un_adieu_split_033.html
Sans_un_adieu_split_034.html
Sans_un_adieu_split_035.html
Sans_un_adieu_split_036.html
Sans_un_adieu_split_037.html
Sans_un_adieu_split_038.html
Sans_un_adieu_split_039.html
Sans_un_adieu_split_040_split_000.html
Sans_un_adieu_split_040_split_001.html
Sans_un_adieu_split_040_split_002.html
Sans_un_adieu_split_040_split_003.html
Sans_un_adieu_split_040_split_004.html
Sans_un_adieu_split_041_split_000.html
Sans_un_adieu_split_041_split_001.html
Sans_un_adieu_split_042.html
Sans_un_adieu_split_043.html
Sans_un_adieu_split_044.html