Elle ouvrit brusquement les yeux
« ... à te montrer, Laura... »
— Docteur Clarich ? «... Tiens. »
— Oui, madame Baskin ?
Elle avait la bouche toute sèche.
— Mes affaires personnelles ?
— Elles sont dans un sac en plastique dans le placard.
Alors que le feu menaçait de les encercler, Judy lui avait fourré quelque chose dans la main.
— Je peux l'avoir, s'il vous plaît ? Le médecin poussa un gros soupir.
— Le chef des pompiers voudra vous parler tout à l'heure. Vous devriez vraiment vous reposer d'ici là.
— Je vous promets de le faire. Mais donnez-moi mes affaires, s'il vous plaît.
La note de désespoir dans sa voix n'échappa guère à Eric.
— D'accord, mais ensuite, repos.
Du placard, il sortit un sac en plastique rouge marqué « Urgences ». Laura essaya de se redresser, mais le moindre mouvement ravivait ses plaies. Songeant qu'elle avait bien failli être brûlée vive, elle s'interrogea une fois encore sur son mystérieux sauveteur.
— Tenez, dit le Dr Clarich en lui tendant le sac. Je vous laisse, à présent.
— Merci, docteur.
Dès que le médecin fut sorti de la pièce, elle ouvrit le sac en plastique et passa en revue son contenu.
Un indice, tante Judy. As-tu sauvé un indice de abominable incendie ?
La première chose qui attira son attention fut l’étiquette Svengali de son chemisier déchiré et légèrement roussi. Elle trouva le reste de ses vêtements, son portefeuille, son carnet, ses chaussures et ses clés de voiture. Puis elle tomba sur l'un des deux objets que lui a donnés sa tante.
Un trousseau qui contenait quatre clés. Elle reconnue celles de la maison de Judy, celle de sa voiture, mais n'avait aucune idée de ce que la quatrième ouvrait.
Qu'est-ce que cela signifiait ?
L'esprit de Judy était peut-être un peu confus à ce moment-là. Peut-être avait-elle en tête de rejoindre sa voiture pour s'échapper ?
Laura reposa les clés et replongea la main dans son sac rouge. Ses doigts entrèrent en contact avec un tas de papier épais, à moins que ce ne soit du carton. Au toucher, ça paraissait vieux et froissé. Laura ressorti main avec précaution.
C'était une photo. Une vieille photo en noir et blanc. Abîmée à force d'avoir été manipulée, et constellée de taches brunes. Dessus, un couple d'amoureux, perdu dans la contemplation l'un de l'autre. Elle reconnut Judy à vingt ans. Comme elle avait l'air heureuse ! Son visage irradiait d'une manière que Laura ne lui avait jamais vue. C'était là la marque de l'amour, de l’amour véritable.
Dès que ses yeux s'attardèrent sur le visage l'homme, sa gorge se serra. Il ne lui avait fallu quelques secondes pour comprendre l'incroyable vérité.
L'homme sur la photo souriait, taquin, à une jeune et ravissante Judy Simmons. Il avait les cheveux en bataille sous sa casquette de travers, un beau visage puissant comme...
... comme celui de son plus jeune fils.
La tête lui tournait. Le père de David. Le père de David qui s'était suicidé trente ans plus tôt. Sinclair Baskin et Judy s'étreignant avec passion.
La photo lui tomba des mains. Le dernier indice de Judy. Tandis que la mort se rapprochait, ce cliché avait constitué l'ultime tentative de sa tante pour révéler à Laura ce qui était arrivé à David, et pourquoi il avait été tué.
Mais que signifiait-il ?
— Dépêchez-vous, bon sang !
— Eh, je vais déjà trop vite, mon vieux. Vous voulez finir aux urgences, vous aussi ?
James se cala contre le dossier de la banquette.
— Désolé, c'est juste que...
— Je sais, je sais, l'interrompit le chauffeur de taxi. Votre fille est à l'hôpital à Hamilton. Moi aussi, j'ai des gosses, vous savez. Je comprends ce que vous ressentez.
James se força à respirer calmement.
— Encore combien de temps ?
— Cinq minutes. Vu le temps qu'il fait, faut pas se plaindre. Une demi-heure pour aller de l'aéroport à Hamilton, c'est un record. D'ailleurs, on y est.
James tendit au chauffeur un billet de cinquante dollars.
— Merci, mon vieux, lui dit l'homme. Et j'espère que votre fille se remettra.
Mais James était déjà dehors et fonçait vers l'entrée de l'hôpital, le cœur battant. Ce trajet record d'une demi-heure lui avait paru durer des semaines. Il se précipita au comptoir d'accueil.
— Chambre 117, l'informa la réceptionniste, bout du couloir à droite. Je crois que le Dr Clarich avec elle.
James dévala le couloir et tourna à droite, ses jambes le propulsant à une vitesse surprenante... puis s'arrêta net.
Au bout du couloir, à quelques mètres de la chambre de Laura, il vit sa femme, recroquevillée sur une chaise en plastique. Mary semblait si petite, si fragile. Elle avait le visage blême et tourmenté.
— Mary?
Elle pivota lentement en entendant la voix familière.
— Oh, James.
Comment es-tu arrivée si vite, Mary ? Comment.. Elle se leva et s'avança vers son mari, les jambes flageolantes.
Elle devait déjà se trouver là, à Colgate.
— Je... J'ai interrogé le répondeur et j'ai eu ton message, expliqua-t-elle faiblement. Je suis venue dès que j'ai pu.
En moins de trois heures ? En parlant de record vitesse...
— Où est le médecin ? demanda James, s'efforçant de garder sa contenance habituelle, décontracté et maître de soi.
— Dans la chambre avec Laura. Il m'a affirmé qu'elle allait bien.
Mary se mit à pleurer.
— Oh, James, dis-moi que ce n'est pas vrai. Pour Judy. C'est impossible. Elle ne peut pas être morte James la prit dans ses bras et la serra fort. Tout se résumait à ça, en définitive. Il l'aimait. Il l'aimait tellement. Elle avait commis des fautes, des fautes que la plupart des maris n'auraient jamais pardonnées. Mais, en dépit de tout, James ne pouvait s'empêcher de l'aimer un peu plus chaque jour. Elle paraissait si innocente, si vulnérable, si belle. Il devait la protéger... ... quoi qu'elle ait pu faire dans le passé.
— Là, là, ma chérie, murmura-t-il, les yeux clos. Je suis là. Tout ira bien désormais.
Cet instant de tendresse, peut-être le dernier que James et Mary partageraient, fut interrompu quand la porte de la chambre 117 s'ouvrit. Lâchant sa femme, James revêtit instantanément son masque professionnel.
— Docteur Ayars ? Je suis le Dr Clarich. Les deux hommes se serrèrent la main.
— Je suis content que vous soyez là tous les deux, ajouta Eric.
— Comment va-t-elle ? demanda James.
— Bien. Nous pourrons la laisser sortir dans un jour ou deux.
— Merveilleux, dit Mary.
— Elle est un peu secouée. L'épreuve a été très douloureuse.
— Pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé, docteur ?
Eric les guida jusqu'à une salle d'attente et les invita à s'asseoir.
— Apparemment, un incendie s'est déclaré chez le Pr Simmons au moment où votre fille est arrivée. Au dire de Laura, elle a ouvert la porte du bureau et trouvé le Pr Simmons étendue par terre. En tentant de porter secours à sa tante, elle a failli elle-même y passer. Elle a essayé d'évacuer le Pr Simmons, mais la fumée l'en a empêchée. Laura s'est évanouie.
Mary parut horrifiée.
— Elle s'est évanouie ? Mais alors, comment...
— Comment elle s'en est tirée ? C'est assez mystérieux. Un homme qui a préféré garder l'anonymat a sorti votre fille des flammes. Sans son intervention, elle aurait très certainement péri dans le bureau de votre sœur.
— Pouvons-nous la voir ? demanda James.
— Elle s'est endormie. Elle devrait se réveiller dans quelques heures.
— Nous attendrons, dit James, prenant dans la sienne la main tremblante de sa femme. Ça va, Mary Elle hocha la tête.
— J'ai prévenu Gloria, poursuivit James. Stan et elle sont en route.
Nouveau hochement de tête.
James se tourna de nouveau vers son collègue.
— Connaît-on la cause de l'incendie ?
— Pas vraiment, mais les policiers soupçonnent un acte criminel.
Le Dr Clarich regarda refluer du visage des visiteurs le peu de couleur qui leur restait.
Plus tard dans la nuit, on frappa doucement à la port de Laura — Entrez.
Une tête blonde apparut dans l'embrasure.
— Gloria ! s'exclama Laura, tandis qu'un sourire lu montait aux lèvres. Je suis si contente que tu sois là — Et moi, alors ? fit une autre voix derrière.
— Serita ? Comment vous avez fait pour arriver si vite, toutes les deux ?
Les deux jeunes femmes entrèrent et, après avoir embrassé Laura, s'installèrent de part et d'autre du lit — Tu ne devineras jamais, répondit Serita.
— Stan nous a conduites en voiture, annonça Gloria.
— Crois-moi, Laura, il a fait preuve de beaucoup de gentillesse.
— Il est où, là ? demanda Laura.
— Allez, Gloria, dis-lui.
— Il est reparti. Il nous a expliqué qu'il t'avait raconté des sottises l'autre soir et qu'il n'osait pas te regarder en face.
Laura eut l'air perplexe.
— Il vous a dit ça ?
Elles hochèrent la tête de concert.
— Donc, il est reparti pour Boston ?
— C'est ça, ma grande. Tu te rends compte ? Le pauvre vieux a joué les chauffeurs pendant six heures, et maintenant il s'enquille la route dans l'autre sens.
— Il avait beaucoup trop bu, l'autre soir, ajouta Gloria. Il regrette énormément.
Laura ne sut que répondre.
— Laisse tomber, dit-elle.
— Alors, comment ta te sens, Wonder Woman ?
— Pas trop mal.
— Je n'arrive pas à le croire, dit Gloria en se tordant les mains. Tante Judy, morte. C'est tellement horrible. Maman et papa sont sous le choc.
— Je sais. Ils étaient là tout à l'heure.
— Quel accident atroce, dit Serita.
— Ce n'était pas un accident.
La sœur de Laura et sa meilleure amie écarquillèrent les yeux.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Ce n'était pas un accident. Tante Judy a été assassinée.
— Tu es sûre ? demanda Serita.
— La maison a été arrosée d'essence et j'ai trouvée Judy assommée par terre.
— Mais qui aurait fait une chose pareille ?
Même si elle savait qu'il était dangereux d'impliquer quiconque dans l'affaire, Laura éprouvait un tel sentiment de détresse qu'elle ne put le garder pour elle.
— Vous devez me promettre de ne parler à personne de ce que je vais vous montrer. Pas un mot. Ce peut-être une question de vie ou de mort.
— Pas un mot, jura Serita, tandis que Gloria acquiesçait d'un signe de tête.
— J'ignore qui a tué tante Judy, mais regardez ceci.
Laura fouilla dans son sac et en sortit la photo. Elle tendit à Gloria, qui l'examina avant de la passer à Serita.
— Je ne comprends pas, dit Gloria. C'est une vieille photo de tante Judy, mais qui est le type ?
— Serita, tu as une idée ?
— Sa tête me dit quelque chose...
— Vous ne trouvez pas qu'il ressemble à David ou à Stan ?
— Peut-être un peu.
— Où veux-tu en venir ? demanda Gloria.
— L'homme sur la photo est Sinclair Baskin. Le père de Stan et de David.
Gloria lâcha une exclamation de surprise.
— Je ne comprends pas, commenta Serita. Quel rapport avec la mort de Judy?
— Je ne sais pas encore. Mais regarde-les. Ce ne pas une pose ordinaire.
— Non, admit Serita. Ces deux-là ont l'air de vraiment s'aimer.
— Et regardez la bannière, derrière. Brinlen Colleg 1960. Sinclair Baskin y était enseignant. Et 1960 e l'année de sa mort.
— Donc, ta tante a eu une aventure avec le père de David avant qu'il meure en 1960, déclara Serita, les yeux rivés sur la photo. Mais quel rapport avec l'incendie d'aujourd'hui ?
— Je ne l'ai pas encore découvert, mais je suis sûre qu'il existe un lien. Il faut que j'aille à Chicago.
— Pourquoi Chicago ?
— C'est là-bas que se trouve Brinlen Collège. Ma mère et tante Judy y ont passé leur jeunesse.
— On vivait à Chicago avant ta naissance, commenta Gloria d'une voix voilée.
— Je sais. Je suis persuadée que tout ça s'imbrique. Il existe forcément un lien entre le meurtre de Judy et le suicide de Sinclair Baskin.
Gloria faillit hurler. Elle porta la main à sa bouche, et ses dents mordirent la peau tendre.
— Qu'y a-t-il, Gloria ?
La jeune femme se remémorait les révélations de Stan sur la mort de son père. Ses yeux firent frénétiquement le tour de la pièce, comme s'ils cherchaient un endroit où se cacher.
— Je... Je n'ai pas le droit de le dire.
Laura se redressa et prit sa sœur par les épaules.
— C'est important, Gloria. L'assassin de Judy a peut-être aussi tué David.
— Quoi ? Mais.... David s'est noyé.
— Peut-être. Mais peut-être pas. Dis-moi ce que tu sais.
— J'ai promis...
— Promis à qui ?
— A Stan. Je lui ai promis de me taire.
— Tu dois me le dire, Gloria. Tu pourrais être en danger. Stan pourrait être en danger.
— Je ne...
Laura la secoua.
— Dis-moi, dis-moi !
Serita s'interposa entre les deux sœurs.
— Eh, du calme, Laura.
Laura lâcha sa sœur et se laissa retomber contre leoreillers.
— Comment veux-tu que je me calme, avec v assassin qui court toujours ?
— Tu délires, ma grande. Des photos vieilles de trente ans. Des tueurs en vadrouille. Un suicide remontant à...
— Ce n'était pas un suicide ! s'écria Gloria. Laura et Serita se tournèrent vers elle. Recroquevillée dans un coin de la pièce, elle tremblait de tout son corps, comme en proie à la fièvre.
— Il ne s'est pas suicidé, reprit-elle. Il a été assassiné. Sinclair Baskin a été assassiné.
— Quoi ?
— Stan était caché derrière le canapé dans le bureau de son père. Il n'avait que dix ans, mais il a tout va. Quelqu'un a tué Sinclair Baskin.
— Mais..., commença Laura, abasourdie. Est-ce qi Stan sait qui l'a tué ?
— Non, il n'a pas reconnu l'assassin. Mais il se souvient de son visage...
Laura secoua la tête. On lui tendait une nouvelle pièce du puzzle, qui ne semblait pourtant pas s'ajuste. Sinclair Baskin. David. Judy. Quelque chose s'était produit, quelque chose d'horrible, qui n'avait pas pris fin trois décennies plus tard. Les paroles de Judy lui revinrent, déchirantes : « ... Il y a certaines choses que tu ignores. Des choses qui se sont passées il y a très longtemps... parfois, le passé envahit le présent... C'est ce qui est arrivé avec David... »
Il n'y avait qu'une façon de le découvrir.
— Serita, tu me rendrais un service ?
— Bien sûr.
— Tu n'en parles ni à mes parents ni au médecin.
— Promis.
— Peux-tu me prendre un billet d'avion pour Chicago ?