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LES DERNIERS JOURS

Le froid(155)… voilà le pire, le pire de tout, le plus cruel ennemi et c’est à lui maintenant que nous allons nous mesurer.

Nous sommes en novembre, l’hiver est là. Tous les mois précédents, notre leitmotiv était : « Si la guerre finit avant l’hiver » ou « jusqu’à l’hiver nous tiendrons », ou bien encore « tant que l’hiver n’est pas là… ».

Mais pas une de nous, même parmi les plus optimistes, n’osait envisager un hiver, ou un nouvel hiver dans les conditions d’existence du camp…

Les jours ont passé et brusquement il est présent, terriblement présent. Jusqu’à maintenant, nous avions cru avoir froid ; les pluies de mai, le vent, les matins brumeux avaient déjà transis nos corps demi nus. Nous nous apercevons au début de ce mois de novembre que cela n’était rien, que tout reste à subir. Comment espérer maintenant la fin de la guerre avant l’hiver ? Il faut donc l’affronter et nous ne sommes plus de taille. Il nous tuera plus sûrement que tout le reste.

Avec le recul, en réfléchissant à la somme de souffrances qu’il a fallu endurer, je crois comprendre que l’excès de souffrance diminuait la souffrance elle-même.

En effet, on ne peut à la fois être tenaillée par la faim, transie de froid et se tordre dans les affres de la diarrhée. Quelque chose domine, quelque chose qui fait trembler les mains devant la gamelle, ou se soulager de n’importe quelle façon, mais le froid domine toujours oui, c’est le pire avec la soif peut-être.

Après le réveil, à 3 heures, sortir de sa couverture humide, mais où le corps a accumulé une espèce de chaleur, commence à devenir un vrai supplice. Et l’appel ! Sous les coups, nous nous rangeons cinq par cinq et nous restons là, offertes au vent qui nous pénètre, nous ne sentons plus nos pieds ni nos mains. J’ai une robe aux manches trop longues et je rentre mes mains pour les protéger. Pas une femme ne dit : « J’ai froid » ; à quoi bon d’ailleurs ; ce mot ne correspond plus à rien, ce mot que l’on employait sur la terre si facilement ne veut plus rien dire. Nous nous taisons. Certaines gémissent, je sais que beaucoup d’entre nous souhaitent mourir ; deux heures après, nous partons mais nous sommes arrêtées sans cesse sur la route par d’interminables haltes dont la cause m’échappe.

À cette époque, nous n’absorbons rien le matin. Bien sûr, à la cuisine, il y a des tonneaux entiers de l’espèce de breuvage noirâtre mais chaud qui nous ferait tant de bien, mais notre blockowa ne se donne pas la peine de le faire chercher. Une soif inextinguible me dévore, je me précipite pour boire l’eau glacée et amère qui laisse une soif plus grande encore.

La ration de pain est terminée depuis la veille, comment tenons-nous debout sur la route et après…

À partir de cette date, j’ai du mal à recueillir mes souvenirs, ils sont confus, incohérents. La seule chose qui soit une certitude c’est que les mois qui ont précédé n’étaient RIEN à côté de ceux qui vont suivre et qui ont marqué mon déclin.

Nous commençons à souffrir trop, nous n’en pouvons plus, cela nous dépasse ; une à une, je vois mes amies faiblir, entrer au Revier pour ne plus en sortir. Line et moi, nous tenons encore non sans peine, la diarrhée s’aggrave et notre amaigrissement s’accentue, devient effrayant à voir. Nous avons droit à une douche par semaine et chaque fois nous constatons avec terreur la progression de notre état squelettique.

Cette époque marque aussi la fin de mon courage. Il m’est assez pénible d’avouer qu’à partir de cette date, je suis devenue une loque physiquement et moralement. Je suis d’une saleté repoussante sans avoir la force de me laver. Je lis dans les yeux de mes gardiennes le dégoût et le mépris, dans ceux de mes amis qui luttent encore, la pitié. Elles tentent de ranimer mon courage :

« — Allons Françoise, pas toi, c’est honteux de te laisser aller ainsi, tu sais bien qu’ici, cela signifie la mort, tu ne vas pas faiblir maintenant après avoir été si courageuse ; ton mari est sûrement vivant, ta famille est en France, courage. »

Mais pour moi, il est trop tard. Je me suis aperçue avec terreur depuis quelques jours que mes pieds étaient gelés… Cela a commencé par une enflure ; j’ai voulu croire d’abord à cet œdème de carence qui nous frappait souvent, me refusant à accepter l’évidence. Je souffre peu, une simple lourdeur pénible, une difficulté plus grande à atteindre la coya du haut. Chaque jour l’enflure augmente ; mes pieds prennent une teinte violacée ; déjà le dessus du pied est si énorme que les orteils sont presque invisibles. Et il faut marcher dans l’eau ; pas de neige encore, mais une boue si dense, si collante, qui vous oblige à arracher le pied du sol à chaque pas.

À la dernière douche, on a remplacé nos chaussures trouées par des sabots si grands que toutes les femmes tombent en marchant. Pour moi, mes pieds ne s’introduisent qu’avec difficulté dans cet étau. Le bois pénètre dans la chair ; chaque mouvement de la jambe me fait hurler et je n’ose pas aller au Revier ; avec ma diarrhée et mes pieds comment espérer en sortir ? Je lutte encore. Le matin, quand mes pieds se balancent dans le vide pour descendre, le sang afflue aux extrémités et alors c’est tellement affreux que je hurle.

Départ.

Je ne sens plus rien que ma souffrance. Je n’ai plus froid. Je n’ai plus faim… enfin ma place devant ma tresse. Une amie m’a procuré deux cachets genre aspirine et j’ai un peu de détente. Je sais que dans deux heures exactement la douleur reviendra, plus atroce encore ; alors je travaille vite, je me hâte pendant cette courte trêve. Je me reprends à espérer que mes pieds peut-être guériront seuls.

Je commence à me bercer de rêves, à me nourrir de chimères et pendant que mes mains tressent les ignobles chiffons, mon esprit s’égare ; maintenant que je devine la mort proche, je me permets de penser aux miens, comme je les revois une à une mes belles heures, comme je me hais de n’en avoir pas mieux profité. Ma natte n’avance pas, l’aspirine a fini son effet et je gémis tout haut, sans arrêt. Mes voisines s’indignent d’une telle impudeur : oser extérioriser ma souffrance ! Les Kapos me battent.

La journée s’achève, bientôt nous retrouverons le block. Cette pensée ne nous procure aucun soulagement, nous savons que ce sera la bousculade, les coups, la chasse aux couvertures mouillées… C’est peut-être ce qui caractérise le mieux cette succession d’heures faites de tortures constantes, c’est cette absence de trêve.

Une épaisse poussière nous recouvre mais je n’ai pas le courage de la secouer, qu’importe ! Comme il est interdit de sortir à volonté dans la journée, je me sens trempée, souillée ; depuis quelques semaines, hélas, la déchéance totale est venue, mon amaigrissement est tel que mes muscles ne peuvent jouer leur rôle. Nous sortons de la cabane et nous nous dirigeons vers les blocks. La boue est là qui nous attend et c’est le retour, les cris, les flaques, les chiens. Je me traîne, je vais tomber. Vite. Il faut avancer. Vite. Courir, ne pas imiter les malheureuses qui s’écroulent, être plus forte qu’elles, tendre ma volonté, et je fais une espèce d’effort nerveux, je me répète tout le long du chemin : « Je souffre moins, cela ira mieux aujourd’hui. »

Et nous arrivons, l’appel maintenant… c’est une amie qui est devant moi, une jeune femme que j’aime beaucoup, que j’ai toujours soutenue ; elle a des trous dans tout le corps. Elle n’est qu’une plaie ; un de leurs chiens l’a mordue à la jambe. Cette morsure laisse un trou béant d’où s’échappe le pus. Elle me voit dans cet état, presque comme elle :

« — Tu vois, tu étais si forte, tu ne voulais pas me croire. Tu es vaincue, tu comprends maintenant que quels que soient tes efforts, tu ne rentreras pas chez toi. »

Elle me parle de son mari qui est en France, puis elle essaye de me convaincre :

« — Françoise, je t’en supplie, entre avec moi au Revier. Moi c’est demain matin, je n’en peux plus, à quoi bon s’obstiner ; à deux, ce sera tellement mieux, avec un peu de chance on nous mettra dans le même lit et nous attendrons tranquillement la mort en bavardant, pourquoi s’imposer tant de souffrances inutiles. Viens avec moi. »

Je résiste encore malgré la tentation.

« — Plus tard peut-être. »

Je veux gagner du temps.

Décembre… Le gel, le verglas, nous glissons, nous tombons. Les nouvelles et les bobards envahissent le camp avec plus de force que jamais. L’offensive russe mon seul espoir – dont personne ne parlait plus, reprend, paraît-il, avec violence. Nous n’osons y croire, pourtant, en confirmation de ces bruits, les Allemands envisagent pour la première fois l’évacuation partielle du camp et le cauchemar des « transports » commence. Ce mot transport signifiait exactement : départ pour une destination inconnue, entassées dans un wagon plombé.

Tous les soirs en rentrant du travail, nous avons la vision de ces femmes désignées pour les transports et qui, rasées de frais, souvent pieds nus, attendent près du quai parfois des nuits entières, par la température ambiante de - 20°, le moment du grand départ pour X. C’est ce X redoutable qui fait de cette menace un épouvantail, tout au moins en ce qui me concerne.

Les rumeurs les plus diverses courent : les unes prétendent que ce sont des transports « noirs », que les crématoires étant littéralement surchargés, il en existait un autre à une vingtaine de kilomètres et que c’était tout simplement le but du voyage.

La terreur que les Polonaises, en général bien informées, ont de ces transports n’est pas pour nous rassurer. D’autres, au contraire, sont persuadées qu’il s’agit d’un repli du camp vers l’Allemagne, que le travail sera moins dur, que nous serons mieux traitées et surtout, surtout, que rien ne peut être pire que Birkenau.

J’ai la hantise de ce voyage vers un inconnu que je ne peux croire meilleur, j’ai vécu à Birkenau, en dépit de tout, rien ne prouve, malgré mon état, que je ne puisse y vivre encore un peu, et si vraiment les Russes approchent, il faut tenir sur place. Nous sentons bien que le dénouement, quel qu’il soit, approche, les Allemands deviennent d’une nervosité anormale, il y a un relâchement évident dans la surveillance du travail…

Nous sortons de la Weberei, ce soir, plus sales, plus harassées que jamais. Il est plus tôt que d’habitude, ce qui est anormal. Notre colonne s’ébranle ; tiens, nous ne nous dirigeons pas vers le camp. C’est la première fois ; que se passe-t-il ? Je marche avec peine, soutenue par mes compagnes. Mes pieds sont de plus en plus enflés, mais ce soir, je n’y songe pas, toutes mes pensées sont tendues vers le but de notre marche. Où nous dirige-t-on ?

Les 1 500 femmes s’étonnent comme moi et leur étonnement se traduit par une espèce de remous, d’ondulation : une rumeur s’élève, la gardienne daigne nous expliquer :

« — Nous allons à la douche dans une autre partie du camp. »

Mes amies m’interrogent à voix basse tout en marchant.

« — C’est bizarre, qu’en penses-tu ? Dans quelle direction allons-nous ? »

Je ne réponds pas. Nous marchons toujours. Soudain j’aperçois des arbres touffus, des allées et je crois comprendre. Je souffle à ma compagne :

« — Regarde, n’est-ce pas le village des crématoires ? »

Elle me répond :

« — Mais non, tu es folle, qu’irions-nous faire là-bas ? »

Mais bientôt cela se confirme. Il paraît que ce soir c’est « ici » que nous prenons la douche. Elle sera meilleure, paraît-il, plus chaude, plus prolongée… hum… tout à fait entre nous, j’aurais préféré, ce soir, notre familière salle aux courants d’air, notre douche presque froide… On ne nous demande pas notre avis. Nous voilà devant la salle de douches (tout au moins, nous l’espérons…).

La peur s’empare des femmes, surtout des Hongroises qui sont particulièrement lâches. En attendant, je bavarde avec un Français qui s’est glissé parmi nous et qui nous pose des questions sur Birkenau, sa femme y est morte il n’y a pas longtemps.

Il a l’air encore très lucide et je ne peux m’empêcher de lui poser l’éternelle question…

« — Croyez-vous que nous en sortirons ?… »

Il sourit et me dit :

« — Comment pouvez-vous demander cela… vous savez bien que c’est impossible. »

Je le quitte en vitesse, d’ailleurs nous entrons.

Allons, pour aujourd’hui, c’était vraiment la douche. Nous voici de nouveau en rangs, un peu plus propres, heureuses à l’idée de retrouver nos coyas après cette émotion. La souffrance de nouveau m’envahit. L’eau a mis mes pieds à vif. Se remettre en route est difficile. En arrivant au camp, nous avons l’agréable surprise d’être mises à genoux dans l’eau jusqu’à la nuit, sans manger, nous devons cela paraît-il à quelques Hongroises qui, prises de peur devant la salle de douches, ont fui et sont rentrées directement au block. Nous en subissons les conséquences. Nous voilà à genoux, les bras levés, sous la pluie qui commence à tomber. Deux heures après, la punition s’achève. Comme des folles, nous rentrons dans le block, nous écrasant contre la porte…

Enfin, la coya ! mes compagnes y sont déjà. Line et quatre jeunes Françaises encore « presque » bien portantes et très courageuses, mais elles sont dures et cruelles, elles ne m’aiment pas, redoutent ma souffrance et ma saleté et ne peuvent comprendre mon obstination à ne pas entrer au Revier. Elles m’obligent à faire le lit. La paillasse est trop étroite pour toutes. Je dors sur les planches presque toujours sans couverture, mais ma fièvre est telle que je ne sens plus le froid. Impossible de retirer mes sabots. Désespérément je tire, mais mes pieds ne sortent pas, des bourrelets de chair se sont formés qui recouvrent le bois, je tire encore… Comment peut-on avoir si mal ? Je demande à Line de m’aider. Elle tremble de me faire souffrir, mais elle sait qu’il le faut et elle tire de toutes ses forces. Les sabots viennent et je comprends, en retirant les chiffons sales qui me servent de bas, que mes pieds ont littéralement « éclaté ». Le pus a jailli de tous côtés, sur le dessus, sur les orteils, exhalant une odeur ignoble. Effarée, je contemple cette pourriture qu’est devenu mon corps. Mes compagnes détournent les yeux, me conseillent une fois de plus d’entrer au Revier. Line est atterrée. Céder, c’est la quitter pour ne plus la revoir, mais s’obstiner, à quoi bon, d’ailleurs ma souffrance l’affaiblit.

Je me traîne jusqu’à « l’ambulance », la doctoresse polonaise hausse les épaules en voyant mes pieds et me délivre, sans même prendre ma température (il faut au moins 39° pour être admis) un bon pour entrer au Revier le lendemain matin…

Dernière nuit au block. Line sanglote, les autres se réjouissent d’être débarrassées de ma présence. Un grand calme m’envahit.

Le matin est venu, je suis presque seule dans le block désert avec trois ou quatre femmes désignées aussi pour le Revier. Le kommando est parti sans moi pour la première fois. J’ai brusqué les adieux avec Line. C’était trop. J’ai regardé encore une fois son petit visage que je ne reverrai plus jamais. On va venir nous chercher tout à l’heure pour nous conduire au Revier. C’est à deux kilomètres ! Comment vais-je les parcourir ?

Ce matin, le froid est particulièrement cruel, je grelotte car j’ai donné à Line ma chemise et ma culotte, étant donné qu’au Revier on nous dépouille de tout. J’ai sur le corps ma seule robe en loques. J’essaye de parler aux femmes qui attendent comme moi : peine perdue, il n’y a pas une Française. Tout à coup, j’aperçois la porte ouverte du « blockafelst », petite pièce servant de chambre à la blockowa, je m’approche… et je vois… un petit lit confortable recouvert d’une peau de mouton blanc, une table devant un feu, un bon feu de bois ; comme une folle je m’approche, la vue de ce feu me fascine. La blockowa, assise devant la table, chaudement habillée, dévore des tartines de beurre avec du café fumant. Comment décrire la sensation éprouvée ce matin-là devant ce spectacle, cette chaleur, ce lit. Je désirais trop tout cela et j’ai crié de désespoir. La blockowa m’aperçoit, se lève comme une furie, « Vec », me frappe au visage. Elle voit les plaies de mes pieds nus, car je n’ai pu entrer dans les sabots ce matin, je les tiens à la main ; elle m’en arrache un et me le lance sur le pied avec rage : « Chausse-toi. » Sous la douleur, je perds à demi connaissance.

Enfin, on vient nous chercher. C’est le même refrain. « Chausse-toi » me dit l’infirmière polonaise qui va nous conduire au Revier ; et elle ajoute en mauvais français :

« — Il le faut, tu ne peux marcher pieds nus avec les plaies dans la boue, il y a deux kilomètres à faire. »

Je suis hagarde, la douleur me rend presque folle.

D’un seul coup, j’introduis les moignons que sont devenus mes pieds dans les sabots.

La boue est glacée et recouverte de verglas ; quel cortège ! Les femmes râlent presque, s’arrêtent à chaque pas. Je ne crie plus, je me hâte, je ne veux plus penser qu’à la paillasse qui va me recueillir, où je vais peut-être pouvoir dormir, moins souffrir, mourir couchée…

Nous arrivons. Nues pendant une heure. Ce Revier est sinistre, glacé. Pas une Française. On me désigne un lit. Une seule petite couverture, je tremble de froid. J’essaye de parler à mes voisines sans succès ; je supplie pour avoir une autre couverture, on me rit au nez. Mes pieds sont devenus complètement noirs et ma diarrhée s’est aggravée. La doctoresse de ce Revier est une Hongroise qui parle couramment le français ; je l’interpelle au passage, la suppliant de venir soigner mes blessures…

« — Oui, tout à l’heure. »

Pendant quatre jours, elle m’a répondu : « Tout à l’heure. » Cette misérable dont le devoir était de nous soulager, « organisait » le pain et la margarine des grands malades qui ne pouvaient se défendre. Je lui demande un simple bout de papier pour isoler mes pieds, elle ne répond même pas et rit avec ses compagnes en dévorant de succulentes pommes de terre. C’est pendant ces quatre jours que j’ai été le plus près de la mort… Je n’avais même plus toute ma connaissance ; je me souviens pourtant d’un curieux détail qui prouve que je n’avais pas tout à fait perdu conscience. Une nuit, en me traînant pour regagner mon grabat d’où j’étais sortie pour atteindre (au moins vingt fois par nuit) le misérable seau posé non loin de mon lit, je me souviens d’avoir été suffoquée par l’horrible odeur du pus et des déjections ; alors j’ai songé : « Cette odeur est encore presque une odeur vivante ; c’est bon. Tant que je la respirerai, c’est que je vis… »

Il y a quatre jours que je suis dans ce Revier sans avoir reçu le moindre soin. Les infirmières ne me donnent même plus à manger. Le matin, l’une d’elles vient simplement s’assurer que je ne suis pas encore morte.

Aujourd’hui, je vois arriver un nouveau médecin S.S. Il s’entretient en hurlant avec la doctoresse hongroise ; il dit que nous sommes des fainéantes, qu’il n’y a pas encore d’ordre de sélection nouvelle, sans cela on verrait… en attendant toutes celles qui n’ont pas 39°5 seront renvoyées au travail et il commence à exiger les températures en faisant le tour du block. En arrivant devant moi, il demande ce que j’ai. « Pieds gelés et diarrhée » répond la doctoresse en soulevant les couvertures. Il a un geste de répulsion, dit quelque chose et passe.

Quelques heures après, j’entends crier mon numéro. Il faut me lever, aller au centre de la salle où sont réunies les femmes appelées comme moi. Je me rends compte que ce sont les plus grandes malades : pieds gelés, ventres rongés par les tumeurs, seins ouverts par les abcès. On nous range près de la porte ouverte (le thermomètre marque – 25°), nous sommes nues sous une couverture car il a fallu restituer la chemise en lambeaux qui nous avait été distribuée. J’ai peur bien entendu…

Au bout d’une interminable attente, une charrette arrive, tirée par des hommes, des bagnards en pyjamas rayés, aussi faméliques que nous. Nous sommes entassées sur la charrette les unes sur les autres. L’air glacé me surprend et le camp sous la neige est lugubre. Pendant ces quatre jours, la neige est venue épaisse, recouvrant les blocks. Les corbeaux, seuls oiseaux de cette terre maudite, survolent la neige. Ils devinent bien que c’est la contrée de la mort. Pourtant, moi, je préfère de beaucoup cette vision à la boue et à la pluie et je regarde presque avec plaisir, cette clarté nouvelle. J’ai l’impression que je suis mieux. Chose ahurissante, j’ai moins froid malgré ma nudité, et je respire à pleins poumons. Les bagnards tirent et poussent notre charrette en nous regardant avec pitié. L’un d’eux ramène sur mes épaules le débris de couverture qui a glissé. Je lui donne un vieux bout de pain que je ne peux avaler, il s’en saisit avec joie. C’est un jeune Italien, il parle dans un mauvais français ; il ne sait pas lui non plus où il nous emmène.

Il m’explique que les nouvelles sont excellentes, que les Alliés ont délivré la France, que la guerre est presque finie. Aujourd’hui, j’ai envie de le croire, ma résistance physique me stupéfie tellement qu’elle autorise tous les espoirs.

Pourvu que ces hommes ne nous conduisent pas à la chambre à gaz !… Le jeune Italien m’explique qu’il est originaire d’une île de l’Adriatique, fleurie et parfumée, au ciel toujours bleu et qu’il n’avait jamais vu de neige. La charrette s’enfonce, ils avancent avec peine, mes compagnes gémissent. La femme qui est sur moi se raidit ; elle ne souffre plus. Enfin le terme du voyage ; environ la moitié d’entre nous sont mortes.

Oh joie ! c’est un autre Revier, spécialisé en chirurgie. Le S.S. a jugé sans doute que mes pieds avaient besoin du bistouri. Quel bonheur d’être peut-être soignée et qui sait s’il n’y aura pas d’autres Françaises…

Avant tout, c’est le supplice de la douche, à cent mètres de là. Après, malgré ma bonne volonté, je m’effondre puis, toujours nues, nous sommes ramenées au Revier.

Enfin le pansement… Une à une… Nous défilons… Je me demande quelle plume hallucinante il faudrait avoir pour peindre avec ressemblance l’heure du pansement dans un Revier à Birkenau ; ces squelettes affligés de maux monstrueux, ces hanches rongées d’escarres, ces seins béants et ces pieds surtout… Tout cela n’avait absolument rien d’humain. La doctoresse tchèque est brutale ; elle examine mes pieds avec une grimace qui n’a rien de rassurant, les nettoie, les enduit d’un pommade noire, les recouvre de pansements en papier. L’infirmière est Française. C’est un miracle ; son origine polonaise lui a permis de tenir au camp et d’occuper cette place privilégiée. Elle me désigne un lit du bas à partager avec une horrible mégère qui me lance des coups de pied. Soudain j’aperçois, sur un lit du troisième, une Française que je connais bien et qui me sourit ; elle a une bonne couverture, est seule dans son lit. Je supplie l’infirmière de me laisser m’installer avec elle. Un refus d’abord. Le lendemain, en me traitant de folle, elle me permet de monter ; en effet, avec mes blessures, accéder au lit du haut semble presque impossible. Mais rien n’est impossible pour avoir le bonheur sans égal de retrouver une compatriote, de parler français, de sourire. Me voici là-haut. Je suis bien accueillie, la couverture est chaude, mes pieds soignés me font un peu moins mal… enfin une trêve…

J’ai dormi vingt-quatre heures d’un merveilleux sommeil réparateur. Je me sens mieux, d’une faiblesse intense mais ma diarrhée diminue, il y a plusieurs Françaises à notre étage et nous formons un petit groupe sympathique. Pour l’instant, nous ne nous haïssons pas encore, profitons-en. Comme toujours, nous échangeons nos impressions et évaluons les chances infimes que nous avons de sortir de l’enfer. La sélection reste notre hantise, mais maintenant j’ai compris enfin que tout vaut mieux que de retourner au kommando.

Nous avons faim. Reposées, mieux portantes, nous sommes obsédées par le besoin de tout ce qui nous manque depuis tant de mois. Les rations sont encore plus infimes au Revier ; nous touchons à peine un demi-litre d’eau chaude sur laquelle flottent quelques morceaux de rutabaga. Le soir : ration de pain. Les femmes meurent un peu plus chaque jour et j’assiste au décès de beaucoup de mes amies. Il paraît que ce matin il fait – 28°. Je songe à Line, à mes compagnes de kommando qui sont à l’appel… Je ne désire plus que mes pieds guérissent, bien au contraire, à chaque pansement je frémis en constatant l’amélioration progressive. Aucune amputation des orteils, l’enflure a disparu, la couleur noirâtre aussi. Les plaies seules demeurent encore, Dieu merci ! et suppurent…

Ma voisine a été désignée pour la sortie, elle est terrifiée et supplie l’infirmière, mais tout est inutile. Je la vois partir avec regret mais aussi avec un petit frisson égoïste de bien-être… Elle est remplacée par une petite alsacienne très rusée, intime avec une infirmière qui lui apporte tous les jours une soupe de pommes de terre ; elle me donne souvent sa ration de soupe de rutabagas, quelle aubaine ! Cette douce petite existence continue ; je suis si faible qu’il faut un effort considérable pour descendre et remonter de mon perchoir, mais je ne souffre presque plus et nous sommes si bien à l’abri. La température ambiante est environ de – 5°, c’est une température élevée pour une salle de malades et nous apprécions notre bonheur, notre privilège.

La journée, nous dormons, nous bavardons, nous attendons la soupe. Les nuits sont longues de 5 heures du soir à 4 heures du matin. Je rêve éveillée, je dors peu.

En ce moment, nous arrivons à connaître les dates. Un médecin français nous renseigne. C’est un des avantages du Revier de ne plus vivre comme des bêtes de somme. Les nouvelles vraies ou fausses nous parviennent et cela transforme tout.

Nous savons donc que demain, c’est le 1er janvier 1945. Incroyable ! C’est incroyable de songer que dans cette île du désespoir le 1er janvier existe. Nous avons déjà passé Noël. J’ai vu des femmes se taire, la tête dans leurs mains en cette soirée du 24 décembre. Nous avons beau ne pas vouloir y songer, malgré nous les images de là-bas se pressent devant nos yeux… des lumières, de la chaleur… des victuailles surtout… une table servie, une nappe blanche… Je ne veux pas voir plus avant, je ne veux pas voir ceux qui sont autour de la table… Et chacune de nous songe… Il y a un an… Il y a un an… et moi, comme mes compagnes, je me disais… « Il y a un an, le plus beau Noël de ma vie… aujourd’hui le dernier de ma vie… »

Demain, la nouvelle année, que d’efforts déjà pour l’avoir vue naître. Mentalement je calcule… peut-être verrai-je encore février, sûrement pas plus.

Ce matin, nouvel an, faut-il se dire « Bonne Année » ?

Je trouve cela tragiquement ridicule, si grotesque qu’aux premiers souhaits je ne peux m’empêcher de rire. Pourtant, nous nous embrassons toutes, nous oublions pendant dix minutes nos griefs, et quels griefs !

« Sa ration de pain hier était plus grosse que la mienne, et elle a eu l’aplomb de se plaindre quand même… »

Ou bien :

« Elle a une grosse couverture et elle a trouvé le moyen d’en chiper une autre. »

« Elle est guérie mais grâce au docteur X on la garde au Revier. »

Mais ce matin-là, plus rien ne compte, nous nous aimons fraternellement, nous sommes tellement semblables… Un seul vœu : VIVRE.

Le bruit court que nous aurons de la choucroute et de la bière. Cette fois, nous rions franchement à cette idée, ce doit être une humoriste qui a lancé ce bobard… « Garnie la choucroute ? » – « Bien entendu ! Pourquoi pas ? » En attendant ce festin, je ramasse sournoisement sur la paillasse tachée une vieille mie de pain oubliée par ma compagne de lit, car c’est à sa place ; elle ne l’a pas vue. Tout va bien ! Voici l’heure de la choucroute. Toutes annoncent la bonne nouvelle :

— Rien aux cuisines aujourd’hui, pas de soupe.

Et voilà, les Boches eux aussi nous ont dit : « Bonne Année… »

Pansement. Je n’aime pas ce jour-là. Si je pouvais, je m’y soustrairais redoutant la guérison, espérant que des soins moins rapprochés feraient durer mes plaies. Je suis effondrée. La doctoresse polonaise a dit que j’étais presque guérie, que la semaine prochaine je pourrais sortir. Mes plaies sont encore ouvertes et infectées, mais il faut de la place pour les femmes plus malades que moi. Cette fois, c’est bien la fin, encore un pansement dans trois jours et la semaine prochaine… dehors irrévocablement.

J’ai une telle figure que l’infirmière française m’interpelle :

« — Qu’y a-t-il ? Elles te font sortir ? Dans ton état ! Les sa… ! Mais que veux-tu ? Tu feras comme les autres. » « — C’est-à-dire que je crèverai et vite. »

« — C’est probable, mais un peu plus tôt, un peu plus tard, nous crèverons toutes… »

Pourtant, si elle voulait ! C’est elle qui appelle les malades et les conduit au pansement, si elle m’oubliait dans trois jours, personne ne le remarquerait et la sortie serait reculée d’une semaine. Je n’ose rien lui demander. Pourquoi ferait-elle cela pour moi plutôt que pour les autres ? Il ne me reste plus qu’à savourer les trois derniers jours. J’en profite, mal, angoissée, hantée par cette échéance fatale. Les idées les plus folles ou les plus sages me traversent l’esprit… Que faire pour rester à tout prix ? Je regarde le vide, du haut de mon lit (deux mètres). Si j’avais un peu de courage, je me laisserais tomber tout simplement et le problème serait résolu ; au moins une jambe cassée. Lâchement j’hésite et le jour du pansement arrive.

Une à une notre infirmière appelle les malades de notre stube. Qu’attend-elle pour m’appeler ? Tout à l’heure, sans doute. Je me pelotonne sous ma couverture, sans espoir. Les femmes reviennent du pansement et s’étonnent.

« — Et toi ? »

Je les sens envieuses. Je mens :

« — J’en viens, le docteur m’a renvoyée, il n’avait plus le temps. »

« — Tu en as de la chance ! »

Je n’ose encore croire que c’est vrai. Quelques jours de gagnés ! Est-ce oubli ou générosité ? J’essaye de rencontrer les yeux de l’infirmière. Elle détourne son regard mais je suis certaine qu’elle l’a fait exprès. Un peu plus tard, elle passe devant moi et je dis tout bas : « — Merci ! »

Brutalement elle me répond :

« — Ça va, tais-toi. »

Le surlendemain, à 3 heures du matin, en frissonnant, j’entends appeler les numéros sortants. Je ne les regarde même pas. Je tire un peu plus haut ma couverture. Qu’il fait bon !

Les événements se précipitent, les bombardements redoublent, et ce canon, ce canon qui approche. Il paraît que dans le camp, l’évacuation massive se prépare. Que va-t-on faire des malades ?…

Les kommandos sont partis en transport. Je songe à Line. Quel sera son destin ? Sans le geste de pitié de l’infirmière, je serais partie avec les autres. Je ne regrette rien. Mais que sera le sursaut de nos bourreaux vaincus, que pouvons-nous espérer de ce chaos ? Même si les Russes approchent, nous serons écrasées comme des insectes.

*
*   *

Je ne dors pas… Quelque chose en moi se refuse à croire et pourtant les nouvelles les plus sûres sont parvenues jusqu’à nous. Ils sont partis ! Partis, ainsi, sans extermination, sans une dernière cruauté. Impossible ! Impossible !

J’envie le calme de la petite Française qui dort contre moi. Si c’était vrai pourtant ! Si demain et les jours qui suivront, nous étions à tout jamais délivrés des bêtes féroces ! S’il ne nous reste plus qu’à attendre les vainqueurs, dont l’avance a déjà fait déguerpir les bourreaux ! Leur « percée », cette fois, ne fait pas de doute. Le bruit du canon est si effrayant cette nuit que tout tremble dans le block et que, tout à l’heure, la vitre d’une lucarne est tombée sur un cadavre ; nous n’avons même pas tressailli. Ce bruit assourdissant berce voluptueusement nos rêves. Merveilleux fracas du canon russe, dont nous ne nous lasserons pas, qui ne pourra jamais nous effrayer, que nous appelons de tous nos êtres exténués. Oui, si c’était vrai, si vraiment il ne nous restait plus qu’à les attendre, en rassemblant nos dernières forces… Qu’ils ne tardent pas ! Parce qu’alors ce serait trop tard pour nous.

Mes mains serrent fiévreusement la culotte déchirée, les chaussures montantes trop petites pour mes pieds informes que m’a apportées une gentille Française. Je me vois déjà revêtant tout cela pour me hâter au-devant des Libérateurs. Ah ! Pour cela je sens que je marcherai encore, une fois une seule fois, même pour m’écrouler ensuite.

Mais alors, pourquoi cette angoisse terrible qui m’étreint, quel est ce bruit ?… des cris, des coups de feu… Être sur ce grabat, ne pouvoir que subir… et c’est alors que se produit l’effroyable « Entraiten » qui nous glace de terreur.

« — Yudes Entraiten » (Juifs dehors !)

La blockowa nous explique que les S.S. sont revenus et évacuent le camp en masse. Il faut partir avec eux, partir sans tarder, sans hésiter. Que celles qui peuvent encore se traîner, qui ont encore un souffle de vie partent ; pour les autres c’est la mort certaine. Les S.S., revolver au poing, font le tour du block à la lueur de leurs lampes électriques. Ils hurlent que chaque femme qui restera sur son grabat sera abattue.

Dehors, les files des malheureuses prêtes au départ s’allongent, les cris s’amplifient. Une nuit totale. Une nuit dense. À la lueur des bougies, je vois les femmes se lever, mettre sur leurs épaules une couverture arrachée aux paillasses et sortir. Sortir ? Il fait – 28°. Nous sommes toutes mourantes. Je n’ai pas bougé. Je serre toujours dans mes mains les vêtements, sous la couverture. J’essaye désespérément de mettre de l’ordre dans l’afflux des pensées qui tourbillonnent dans ma tête… parce que cette fois c’est l’heure de mourir. Je le savais d’ailleurs. En moi, il n’y a aucune surprise et c’est même comme cela que je me suis toujours représenté la FIN. Une nuit opaque, des cris, une dernière horreur qui s’ajoute aux autres, qui les achève. C’est normal, cela devait se passer ainsi. Je suis brûlante, glacée. Je ne sais plus. Je regarde mes compagnes. Elles sont comme des statues. La blockowa continue ses imprécations. Il faut partir, n’avons-nous donc pas entendu les S.S. De gré ou de force, on allait nous descendre des coyas. La porte du block est grande ouverte et je vois la neige qui éclaire la nuit.

Le Revier s’est vidé partiellement. Nombreuses sont les femmes, plus malades encore que moi, qui sont déjà rangées sur la route. Faut-il tenter un dernier effort pour n’être pas abattue tout de suite ? J’enfile la culotte, je lace les souliers. Une Française est partie. Deux. Combien de mètres feront-elles dans la neige ? Que peuvent-elles espérer en suivant les bourreaux ? Vais-je les imiter ? D’une main fébrile, je me déchausse, je remonte sur la tête mon unique couverture. J’attends… J’attends quoi ? La mort sans doute. La mort clémente qui mettra fin aux soubresauts de cette agonie qui dure depuis un an, et quelle agonie… sans morphine… le malade était résistant… un assassinat durant lequel l’assassin, sans se lasser pendant un an, rouvrirait les blessures avec le couteau du meurtre. Cette fois, c’est fini et l’assassin sentant venir le châtiment va achever sa victime. Qu’il fasse vite ! Vite ! Le film de mon passé se déroule avec une rapidité inouïe. Comme je regrette déjà la VIE. Comme je voudrais souffrir encore si c’était possible pour la reconquérir. Mais c’est trop tard.

Les cris diminuent. Serait-ce une trêve ? Tout s’éloigne. Partiraient-ils cette fois, se contentant des malheureuses qui se sont jetées dans le piège et dont j’ai failli être à une seconde près ? En tout cas ce répit va nous servir à reprendre notre sang-froid. Quelle heure peut-il être ? Comment le savoir ? La nuit tombe à 4 heures et d’ici que le jour se lève que se sera-t-il passé ?

Le froid est plus cruel que jamais, chaque mouvement engouffre sous la couverture l’air glacé. Des cris encore. Des Polonaises se précipitent sur les coyas et descendent les malades de force, les Françaises surtout, et soudain je comprends, après le départ massif, il restera forcément dans le camp désert quelques femmes oubliées, elles veulent être celles-là et nous livrent. Je remonte un peu plus haut la couverture et je prie, je prie.

« — Mon Dieu, un miracle, faites qu’ils partent, faites qu’ils me laissent, si c’est encore possible, faites que je vive… »

La nuit continue à s’écouler. Le calme. Quelqu’un a même fermé la porte du block. On ne voit plus la neige et on a l’impression rassurante que cette porte de bois nous protège. Chaque femme dans sa coya retient son souffle, guette les bruits extérieurs. Le silence règne, absolu, merveilleux, coupé par la canonnade qui est proche, si proche. À l’idée que, peut-être, demain le jour se lèvera sans eux, je frémis de bonheur, car alors, ils ne reviendront plus…

Et le jour s’est levé sur le camp abandonné. Plus d’électricité, plus d’eau, plus de pain… mais, oh miracle ! plus de monstres. Mourir sans eux sera doux.

Les humains qui restent sont livrés à eux-mêmes. Comment va-t-on s’organiser pour lutter contre la faim et contre le froid ? Mon cœur déborde d’une joie merveilleuse. Pour la première fois, je crois vraiment la fin de la guerre proche. Pour nous, aucune certitude. Notre état de faiblesse effrayant, les épreuves qui nous restent à subir, nous interdisent trop d’espoir. Rien ne prouve que nous arriverons au bout. En tout cas, c’est la lutte franche maintenant. Tenir ou mourir. Le spectre du lâche assassinat est écarté.

Libres ! Nous nous considérons les unes les autres avec stupeur, en essayant de réaliser ce que sera cette extraordinaire liberté recouvrée dans ce désert. Nous sommes environ huit cents femmes mourantes, trois ou quatre blocks de deux cents femmes. Tout le reste du camp est vide. Ils les ont toutes emmenées… Les kommandos, les blocks de repos, les autres Reviers. Bien entendu, plus de blockowas. Redoutant le juste châtiment, elles sont parties avec eux et maintenant qu’elles ne peuvent plus servir, ils les tueront sûrement. Tout est bien.

Il faut évidemment un chef de block, il y a si peu de Françaises… Ce sera donc encore une Polonaise stupide et criarde, mais le régime du knout est terminé.

Toutes les femmes valides de chaque block se précipitent aux cuisines et aux chambres de ravitaillement. Elles reviennent les bras chargés de pain, sanglantes de la lutte qu’il a fallu soutenir ; elles se précipitent sur leurs coyas, cachent leur pain et restent là, grondantes, encore prêtes à la bataille, semblables à des chiennes affamées à qui on disputerait un os…

Il n’y a plus rien aux cuisines maintenant. Ce pain, c’est leur dernière chance. Il faudra le faire durer. Elles ont aussi des farines de toutes sortes. Si on trouve de l’eau et du bois pour les faire cuire, tout ira bien pour elles… Je dis pour elles, car pour nous, les alitées, les impotentes, il ne nous reste plus qu’à mourir de faim.

Quelques infirmières sont restées auprès de nous parmi celles qui n’ont rien de trop grave à se reprocher, elles interviennent auprès du chef de block et les « organisatrices » se voient dépossédées, en partie, de leurs provisions au profit de la communauté. Ce qui était considérable pour quelques-unes devient infime réparti sur la totalité. Nous avons droit à une mince tranche de pain (environ trente grammes) et à quatre cuillerées de soupe de semoule ou autre farine. À deux cents mètres du block, une espèce de puits a été découvert dans la neige, l’eau s’y est accumulée ; tour à tour les femmes vont y puiser. Je suis considérée, au bout de quelques jours, comme une des femmes les mieux portantes du block, je vais tous les matins jusqu’au puits. Je peux un peu marcher maintenant et j’ai très vite voulu respirer l’air « libre ». J’ai fait quelques pas dans la neige avec des sabots que l’on m’a prêtés. Ma première vision du camp abandonné a été ces cadavres de malheureuses abattues avant même la sortie du camp. C’était cela, les coups de feu… Elles gisent face contre terre, leurs pauvres mains crispées sur une gamelle ou une couverture qu’elles voulaient essayer d’emporter. J’ai peur, peur de reconnaître mes amies, mais elles sont déjà défigurées, souvent par le coup de feu tiré à bout portant.

Je m’agenouille auprès de l’une d’elles et la déshabille. Elle est bien vêtue ; une culotte de golf en lainage, un pull-over usé, des chaussures. Je retire mes haillons, revêts tout cela. Les chaussures sont naturellement trop petites pour mes pieds déformés. Tant pis !… Et me voilà habillée. C’est dans ce costume que j’ai revu la France.

Cette corvée d’eau tous les matins est vraiment très dure pour une infirme comme moi. Le seau est lourd. La neige recouverte de verglas est si glissante que je tombe dix fois pour un seul voyage. L’eau est jaune, croupie, trouble. Tous les soirs, je fais le serment avant de m’endormir, de ne plus en boire le lendemain. Ce serait trop stupide de mourir de la typhoïde comme tant de mes amies au moment de toucher au but. D’ailleurs, cette eau accentue ma diarrhée. Beaucoup de femmes sont assez courageuses pour ne pas y toucher… Mais la soif me dévore à un tel degré que tenir ce serment est impossible. Dès que l’eau est dans le seau, je bois à longs traits.

Bien entendu, il n’est pas question de se laver, si peu que ce soit ; cette eau précieuse et insuffisante sert à diluer nos cuillères de semoule et à préparer environ huit gorgées d’ersatz de café par personne. Ces huit gorgées qui, hélas, ne peuvent désaltérer. Tous les matins, avec terreur, je vois baisser le niveau de l’eau. Il faut maintenant se mettre à plat ventre sur la glace, enfoncer le bras dans le trou, bientôt, très bientôt, il n’y en aura plus.

Le charbon lui aussi s’épuise, nous brûlons les lits des blocks déserts… Plus de médicaments ; les rares médecins qui sont restés sont impuissants à enrayer les épidémies et les femmes se mettent à mourir à une extraordinaire cadence. Beaucoup meurent tout simplement de faim. Je suis désignée avec quelques compagnes pour débarrasser tous les jours le block des cadavres qui l’infestent. Nous entassons les mortes sur une espèce de chariot et nous allons les jeter bien plus loin, dans un champ de neige, noir de corbeaux. À notre arrivée, ils s’envolent en croassant, ils nous en veulent d’interrompre leur festin. Qu’ils se rassurent, nous leur apportons une pâture nouvelle.

Jamais je n’aurais pensé qu’un cadavre puisse être aussi lourd. C’est avec des mains souillées par ces petits travaux que je rentre au block, tellement affamée que j’ai par moment de véritables crises de nerfs (l’absence brutale de bromure se fait sentir pour nos nerfs surmenés) qui se traduisent par des sanglots convulsifs que je ne peux arrêter.

Une Hongroise m’a donné un peu de farine, mais quand le chef du block surprend une femme en train de se faire une soupe spéciale, elle est tout de suite prise pour les corvées supplémentaires, par exemple, aller vider les seaux de déjections. Aussi, je me tapis sur mon lit où j’essaye de rester toute la journée, mais parfois la faim est plus forte, je mets ma farine dans une vieille boîte de conserve commune, je mélange et me voici dans une espèce de pièce où l’on fabrique la soupe commune sur un poêle de bois.

Des Polonaises (encore et toujours) me repoussent ; je prends alors un vieux seau dans lequel j’allume mon bois et je tourne ma farine en me brûlant les doigts, mais je ne le sens même pas. Cela cuit ; avant même d’attendre la cuisson complète, je me précipite sur mon lit comme une folle et je mange, je me brûle, cela me pénètre délicieusement et me calme soudain…

La faim à ce point n’est pas descriptible. Il y a des femmes bien plus malheureuses que moi, celles qui sont clouées sur leur grabat, sans pouvoir bouger, et qui doivent se contenter exclusivement de ce que l’infirmière distribue. Je suis, moi aussi, souvent très cruelle, quand après tant d’efforts je traverse le block avec la précieuse boîte de conserve pleine de soupe chaude, je vais très vite pour ne pas entendre les voix suppliantes des Françaises.

« — Je meurs de faim, Françoise, juste une cuillère, donne m’en un tout petit peu. »

Et celles plus nombreuses qui ne demandent rien, mais qui regardent… Je ne suis pas fière de celle que j’ai été à ces moments-là. Rien ne rend plus méchant que la vraie souffrance.

Seul l’espoir nous soutient encore, l’espoir qu’ILS arrivent. Le canon s’amplifie toujours. Mais « eux », que font-ils ? Passeront-ils même par Auschwitz, est-ce leur route ?…

Quelques hommes de Birkenau et même d’Auschwitz viennent parmi nous, ils cherchent leur femme et comprennent vite le faible espoir qu’ils ont de la trouver. Nous les interrogeons avidement. Il s’est passé la même chose qu’ici : évacuation massive, environ mille hommes oubliés, à peu près mourants. Mille hommes ! Si parmi eux ! Si à quatre kilomètres ! Je suis hantée par ces quatre kilomètres qui nous séparent d’Auschwitz. Je rêve tout le jour, toute la nuit à ce que serait la féerique, l’impossible réunion. Des femmes sont déjà parties, moi je ne peux songer à parcourir quatre kilomètres dans la neige. Quand pourrai-je vraiment marcher ? Chaque homme en pyjama rayé qui vient nous voir me fait trembler, aucun n’a pu me donner le moindre renseignement.

Tant que les Russes ne sont pas là, nous tremblons que les Allemands ne reviennent ; c’est si vite reconquis au hasard de la guerre quelques kilomètres de terrain.

Hier, j’ai découvert des rutabagas dans une cave, quelle trouvaille ! Ils sont gelés, mais qu’importe ! À notre ordinaire s’ajoute, tous les jours, une bonne salade de rutabagas crus. Voilà qui est bon pour notre diarrhée qui devient sanglante. Mais en dépit de tout cela, la liberté semble bonne… Ces seaux d’eau et de charbon que notre faiblesse rend si lourds à porter, qu’est-ce en comparaison des travaux forcés ? accompagnés des hurlements familiers ? Que tout semble calme. La mort elle-même a un autre visage… et la cheminée du monstre d’en face est inerte…

Ils sont venus un jour que nous ne les attendions presque plus, un jour où, anéanties de fatigue, lasses d’errer comme des chiens dans la neige, nous allions renoncer. Je revenais d’une corvée de bois, j’allais avec peine atteindre mon block quand je vis une Hongroise extasiée, des larmes plein les yeux. Elle m’arrête et me dit :

« — Russes. »

Elle part en courant. Je n’ai pas osé comprendre. Je n’ai rien dit à mes amies, gardant en moi cet espoir. Pendant toute la journée la nouvelle s’est confirmée, des hommes venaient en hurlant, en chantant…

« — ILS sont là, on les a vus à quelques kilomètres… »

Nous ne voulions pas croire encore…

Et maintenant, vais-je essayer, vais-je pouvoir traduire ce qu’a été pour nous la nuit de la Libération. C’est une tâche impossible car elle n’a pas eu le même visage pour toutes les malheureuses. L’heure de la délivrance, elle a été probablement tout autre, selon ce qui demeurait en chacune de lucidité et de vie, selon le degré de la fièvre qui habitait ces pauvres corps… La nuit est venue. Comment dormir avec cet espoir nouveau ? Soudain, grands bruits à l’extérieur. La porte du block s’entrouvre, une lampe électrique jette une lueur, se lève et s’abaisse. Silence de mort. J’entends une Française qui souffle :

« — C’est un S.S. qui revient. »

Nous voyons à la lueur incertaine des chandelles un homme immense, recouvert d’un uniforme imperméable, un grand bonnet de fourrure qui couvre le front. Un Russe ! C’est un Russe ! Je ne veux plus douter, les Polonaises et les Russes détenues parmi nous hurlent de joie, la porte s’ouvre grande cette fois et plusieurs soldats semblables font leur apparition. Jamais je n’oublierai le visage de ce premier Russe. C’était un Mongol, sa lampe éclairait sa face jaune et osseuse. Il nous regardait.

Ils nous regardent tous avec ahurissement, ils se heurtent avec stupeur et dégoût dans les seaux d’excréments. Ils prononcent des phrases incompréhensibles – nous n’avons pas d’interprètes – les prisonnières russes qui sont là ignorent le français et même l’allemand ; elles parlent aux soldats. Les femmes qui peuvent tenir debout sont peu à peu descendues des coyas. Elles se jettent aux pieds des libérateurs, embrassent leurs mains, les entourent. Ils se reculent un peu gênés, vaguement dégoûtés. Ces demi-cadavres qu’ils trouvent inopinément sur la route de la guerre les déconcertent.

On avait dû leur dire qu’Auschwitz était évacué, ils voulaient se servir des baraques pour s’abriter eux et leurs chevaux. Leur stupéfaction est intense devant notre état. Nous leur montrons par signes que nous avons faim. Ils nous font comprendre qu’ils nous donneront à manger demain. Certains d’entre eux ont les larmes aux yeux ; enfin l’un dit une phrase que notre infirmière, qui parle polonais et qui comprend quelques mots de russe, arrive à nous traduire :

« — Bientôt à la maison… »

Cette fois, c’est trop, c’est tellement ce qu’il fallait dire. Nous sanglotons toutes convulsivement à l’idée que maintenant cela pourra être. Des vraies larmes de bonheur.

Près de moi, j’ai une amie que j’aime beaucoup (celle qui avait été mordue par le chien). Elle a toujours eu un moral affreux, jamais le moindre espoir, elle est mourante, elle me dit :

« — Tu vois maintenant seulement, je sens que je rentrerai. »

Elle devait mourir à l’hôpital d’Auschwitz quelques jours avant le retour. Tout se termine ici. Nous ne devions plus souffrir, que de nos cruelles maladies. Malheureusement, combien d’entre nous, vivantes cette nuit-là, n’ont pas revu la France.

Quelques jours après, nous franchissions les quatre kilomètres qui séparent Birkenau d’Auschwitz ; les Russes avaient installé à Auschwitz un centre médical et très rapidement transformé les blocks en hôpitaux rudimentaires mais où nous avons été soignées le mieux possible et avec beaucoup de dévouement.

Ai-je besoin de dire que dès que nous sommes redevenues des êtres humains, dès que la souffrance physique a été apaisée, nous avons commencé à prendre conscience de tout ce qui allait nous manquer dans ce retour incomplet : laquelle d’entre nous ne revenait pas mutilée dans son cœur et dans sa chair de la grande aventure ?

En arrivant à Auschwitz, nous nous étions précipitées dans les hôpitaux d’hommes, nous nous étions penchées sur chaque grabat en nous demandant, avec terreur, si nous pourrions LE reconnaître. Je me souviens quelle impression j’ai eue devant ces hommes semblables à nous ; je finissais par être tellement accoutumée au malheur des femmes que cela ne me touchait plus, mais la misère et la mort incrustées sur ces visages d’hommes m’atteignaient en plein cœur et j’ai eu pitié d’eux comme jamais je n’ai eu pitié de nous.

Ceux que nous cherchions étaient loin. Pendant que nous connaissions le bonheur de la délivrance, ils franchissaient le pire de leur calvaire, égrenés sur la route.

Les femmes, à peu près guéries, furent dirigées sur « Katowice » où nous avons vécu deux mois dans un camp, bien nourries, bien traitées et, surtout ce que nous avons apprécié tout particulièrement, classées par nationalité. Ces deux mois ont évidemment paru longs, l’attente et l’ignorance dans laquelle nous étions de la date probable du rapatriement, jointes à notre état de santé, ont rendu ce séjour plus pénible qu’il n’aurait dû être en réalité, car les Russes ont fait le maximum pour nous adoucir cette transition.

Puis, pendant cinq jours, dans un wagon, nous avons traversé les steppes russes pour arriver à Odessa… dernière étape.

Après, ce fut la magie de l’extraordinaire confort que les Anglais nous avaient ménagé sur le bateau. La féerie des pays merveilleux et inconnus dont nous touchions les côtes et cette inoubliable baie de Naples où notre bateau a fait escale pour entendre sonner les sirènes de l’armistice le 8 mai. Mais l’angoisse de nous demander ce qu’étaient devenus les nôtres qui étaient restés, une espèce d’attente exaspérée de retrouver la France, nous a empêchées d’être en mesure d’apprécier assez, tout cela.

C’était la dernière nuit avant la France, avant cette chose inespérée, encore incroyable à laquelle nous aspirions depuis tant de temps, avant le retour. Le retour, mot magique, inconnu, que de choses il portait en lui, que de visages il avait. Dans nos rêves, dans toutes nos nuits d’horreur, il avait eu sa place ; laquelle d’entre nous ne l’avait pas créé à sa façon, ne l’avait pas forgé dans son imagination. Et ce miracle, en devenant réalité, nous oppressait, et mon cœur serré m’étouffait dans ma couchette. Sans bruit, je sortis sur le pont, j’étais seule devant la mer et je restais là, essayant de réaliser ce que cette nuit avait d’unique, cette nuit qui nous ramenait… Et je pensais que le premier choc serait peut-être dur, que les êtres qui nous attendaient là-bas avec toute leur incompréhensive bonne volonté, nous seraient cruels, qu’après avoir lutté contre la mort, il faudrait lutter pour vivre le mieux possible.

Nous allions retrouver les instincts que nous avions contemplés à nu : la cupidité, la méchanceté, l’égoïsme, la luxure ; saurions-nous les reconnaître pour les combattre ? Revenions-nous armées et invincibles ou bien définitivement vaincues ?…

La réponse me vint de la nuit qui m’entourait et de la compagne qui s’était glissée auprès de moi. Le calme qui régnait, la merveille de ce clair de lune sur la mer, brusquement agita en moi une joie de vivre que rien n’avait su réveiller depuis la Libération…

Allions-nous peut-être redevenir des femmes ?… comme un écho, j’entendis la voix de la compagne :

« — Demain, demain, comprends-tu, le premier, le vrai miroir, celui qui nous reflétera avec des robes, qui montrera impitoyablement nos corps déformés, nos visages crispés, et l’autre miroir, les yeux de ceux qui nous attendent… Crois-tu que nous pourrons encore inspirer l’amour, qui sera pour nous le nouveau libérateur… »

Je fus d’abord choquée d’une telle franchise, et puis, je pensais qu’elle devait avoir raison, que c’était sans doute la réponse aux dilemmes qui m’agitaient et que bien mieux que la pitié ou la compréhension, la première parole d’amour, en nous rendant à notre destin de femmes, nous redonnerait le goût de la vie, en nous prouvant que tout recommence.

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