10

BUDY

— Il(55) pleuvait ce jour-là. Quoique ce fût le mois de juin il faisait très froid. Le kommando se déplaçait dans un silence absolu ; de l’étang à la rive, en portant les mauvaises herbes arrachées. Personne ne regardait personne, personne ne parlait à personne. C’est seulement ainsi qu’on pouvait supporter ce travail. La veille, un chien avait déchiqueté une des détenues parce qu’elle entrait trop lentement dans l’eau. La pluie d’aujourd’hui éloigna ce danger. Le garde et la surveillante se tenaient accroupis sur la digue, cachés sous une pèlerine noire et une bâche. Malgré cela le kommando se déplaçait presque en courant. Pas besoin de pousser les femmes dans l’étang. Il faisait plus chaud dans l’eau.

— Je travaillais de pair avec la « chanteuse ». Elle marchait devant moi et je voyais son dos, et en sortant de l’étang ses jambes. Le sang coulait sur ses jambes. Les feuilles de bardane ne pouvaient remplacer les serviettes hygiéniques. La chanteuse pleurait. Je levai la tête pour ne pas voir ses jambes et alors je voyais ses épaules. Elle sanglotait comme au temps de la prison. L’après-midi, la Kapo nous avait chassées de l’autre côté de la digue. Nous devions passer devant le garde et les surveillantes. La « chanteuse » pleurait sans cesse. Le garde et les surveillantes étaient assis sous un arbre. Le garde remarqua d’abord ses sanglots et ensuite leur cause. Il marmotta : « Schweinerei » et tourna les yeux. Mais quand nous revînmes il lui dit de rester sur le bord. La surveillante, la même qui, la veille avait lancé le chien contre une prisonnière, ne protesta pas. Et la chanteuse répétait toujours « c’est incroyable ! ». Elle disait « c’est incroyable » quand une des prisonnières s’était évadée de notre kommando et quand nous attendions toutes l’arrivée du commandant et les représailles. Elle n’avait pas peur. Elle disait aux femmes en pleurs de ne pas provoquer le sort. Elle pouvait être contente d’avoir raison. Cette fois-ci il n’y avait pas de représailles, on traite le Wasserkommando avec une certaine indulgence : on leur coupa les cheveux et on les transféra dans une compagnie disciplinaire à Budy.

— En ce temps, le nom de Budy ne nous disait rien. C’était le nom d’un village éloigné de quelques kilomètres de la ville d’Auschwitz. Notre kommando devait commencer à créer l’histoire de Budy. En deux mois, sur 400 détenues, 243 périrent à Budy.

— La chanteuse passa la porte d’entrée du camp de Budy avec un certain sourire. Elle ne se voyait pas. Son visage avec des restes de cheveux au-dessus du front, était marqué d’un signe d’infamie et ne rappelait en rien celui d’une gosse à qui on avait fait du mal. Un tel sourire sur un tel visage choquait. Le Kommandoführer de Budy, le jeune Unterscharführer aux délicats traits aristocratiques cessa de compter. Du bout de sa cravache il souleva très haut le menton de la chanteuse, jusqu’au moment où sur le cou maigre apparurent les veines.

— « Ici on ne peut pas rire. C’est une compagnie disciplinaire » dit-il à voix basse. « C’est une compagnie disciplinaire » fit-il au kommando sans élever la voix.

— On nous permit d’entrer dans le block. Naguère, c’était une école. À cet instant on jeta dans les salles de classe des paillasses par terre, l’une près de l’autre. Nous nous empressâmes d’en prendre possession. À qui la meilleure ! Celles qui n’eurent pas la chance d’obtenir une paillasse montèrent au grenier. Au fond, elles eurent plus de chance. Elles étaient éloignées du bâton de la surveillante. Ce soir-là nous n’eûmes pas de pain. Notre kommando ne figurait pas encore dans le registre de Budy. Le repas, nous ne pouvions l’espérer que pour le lendemain, à midi. Nous nous collâmes à nos paillasses. La faim nous empêchait de nous endormir. Et de plus, avec le matin vint le froid. Aucune couverture ! Nous nous serrâmes, instinctivement afin de nous réchauffer. Le gong sonna, les surveillantes entrèrent en trombe dans la salle avant que notre demi-sommeil devint sommeil. Elles couraient sur les femmes couchées en tapant du bâton : « Levez-vous !… »

— Les meurtres continuaient et le kommando avait un peu de tranquillité. Lora et Truda étaient occupées dans le bois d’aunes. Elles en sortaient en sueur, poussaient quelques cris en direction de la prairie et de nouveau, disparaissaient parmi les arbres. À tour de rôle, l’une après l’autre, pour ménager leurs forces. Du bois nous parvenait des bruits semblables aux coups de fléau. Les alouettes chantaient au-dessus de la prairie. Il devait y en avoir beaucoup ; peut-être quelques centaines… Nous nous plongeâmes dans leur chant jusqu’à l’oubli. Nous nous disions « c’est la fin » quand l’un des assassins s’asseyait sur le banc et nous faisions semblant de ne pas entendre les gémissements, qui, de temps en temps, dominaient le chant des oiseaux. Tout notre être se révoltait, voulait courir vers ce bois, mais il fallait l’occuper et le calmer.

— Nous transportâmes l’assassinée au camp à la manière que nous avions observée chez les hommes. Les râteaux servirent de barres sur lesquelles nous déposâmes le cadavre. Cette montagnarde n’était pas encore morte. Elle gémissait. Le sang coulait de sa bouche ouverte. (Quand quelques années plus tard, ses enfants demandèrent de quoi était morte leur mère, je répondis d’une crise cardiaque. Ils furent satisfaits. Cela correspondait au certificat de décès provenant d’Auschwitz.) Nous crûmes qu’elle mourrait avant notre arrivée au camp. Lora et Truda circulaient autour de quatre camarades portant la malheureuse. Nous leur dîmes « Elle est morte » et nous priions pour qu’elle soit morte. Elle fut d’entre nous la première des victimes. Elle provenait d’un village montagnard. Elle était forte, elle supportait bien le travail épuisant et n’était pas sensible au froid. Elle avait une chance de survivre au S.K. Si seulement elle pouvait se passer de manger… Des trois pommes de terre qu’on lui avait données au déjeuner, trois étaient pourries… Elle se mit d’abord à sangloter, puis demanda à la surveillante Lola de les lui changer. Lola se précipita pour la battre. La femme du village montagnard la repoussa car elle était forte. Elle fut la première à être tuée. Elle fut la première d’une série.

— La chanteuse dit : « C’est elle-même qui est coupable. Se battre avec une surveillante ! » Dans cette phrase il y avait quelque chose de son ancien « c’est incroyable ». Il y avait de la folie dans ses yeux. Personne ne reprit la discussion. Nous voulions croire la chanteuse. Les suivantes à être tuées à coups de bâton ne protestèrent pas au moment où tomba le premier coup. Elles n’essayèrent même pas de se protéger. Leur sort s’accomplissait selon la loi du S.K. renfermée dans une seule phrase : « Provoquer pour abattre. » Le prisonnier ayant reçu le premier coup devait mourir. Le même jour ou le jour suivant on transportait au camp son cadavre.

— Notre chanteuse de Montelupi, ils la provoquèrent aussi. Cela arriva pendant la fenaison. C’était la troisième semaine de notre séjour à Budy. C’était le commencement de la fin. Les rations de famine d’Auschwitz furent réduites de moitié à Budy. Les surveillantes volaient inopinément la nourriture. Elles avaient de bonnes relations avec les S.S. Elles parlaient la même langue qu’eux. Elles partageaient leur butin avec eux et leur rendaient des services d’un autre genre. Nous savions déjà que le kommando était condamné. À l’aube, on nous chassait aux champs où nous travaillions longtemps après le coucher du soleil. La chaleur, le froid et la pluie usèrent nos forces. Seule la peur pouvait encore les animer. Le Rottenführer portant le prénom de Hans, avait le visage rose et gai d’un Espiègle, les oreilles d’une chauve-souris et le poing d’un boxeur. Son coup étourdissait ; en général, la victime ne se levait pas. Truda et Lora surnommée « Lorelei » à cause de ses beaux cheveux dorés et bouclés se mettaient à « ranimer » la prisonnière. Cela finissait toujours de la même façon : les râteaux servaient de barres.

— Ce jour-là, la chanteuse avait des mouvements plus lents, le reflexe affaibli. Elle ne s’aperçut pas qu’elle était observée. La diarrhée la fatiguait. Elle cessa de manger pour l’interrompre. Malgré cela la diarrhée durait toujours. Son malheur fut approfondi par le fait qu’elle n’avait pas encore appris à faire ses besoins là où elle se tenait debout. À Budy il était très compliqué de le faire. On était toujours surveillé par un garde qui restait debout près de la femme accroupie, regardait sa montre et avec un bâton administrait les coups sur le derrière nu. « Fais vite ! »

— C’était la sixième fois qu’il surveillait la chanteuse. Il ne la quitta pas de l’œil et compta. Il se plaignit à l’Espiègle. Un coup sur la tête et il la jeta par terre à quelques mètres de l’endroit où elle se tenait debout. Pourtant elle se souleva. En titubant elle se mit au garde-à-vous. L’Espiègle l’observa pendant un instant. Truda et Lora furent en alerte. Il dit : « Lève tes râteaux ! » Elle se pencha impétueusement, un vertige la jeta à genoux. Elle se leva. Il s’approcha. « Les râteaux, il faut les tenir comme ça et non pas comme ça. » Elle approuva de la tête. Il recula d’un pas. Elle se mit à râteler.

— Après le deuxième coup elle ne se releva plus. Il donnait des coups de pied à ce corps immobile. Par les bruits, nous reconnûmes où il frappait. La tête, le dos, les os des hanches. Toni, la troisième surveillante dit : « Maintenant ça va commencer. » Il y avait un peu de compassion dans sa voix. La gaie Toni ne participait jamais aux meurtres.

— Mais, le soir, la chanteuse revint encore au camp à pied. Elle le devait à la chaleur. Truda et Lora se trouvèrent un autre divertissement pour l’après-midi. Jusqu’au moment du départ duraient dans le bois les bacchanales avec les surveillants, grâce à quoi elles oublièrent la femme destinée à être abattue. Enfin, elles connaissaient d’autres occupations qu’elles préféraient à celle de tuer des femmes à coup de bâton.

— Pourtant, le lendemain elles se souvinrent de leur victime et dès le matin se mirent à la chercher. Il n’était pas facile de la retrouver. Elle n’avait été nullement marquée. Par miracle, protégeant son visage de ses bras, elle réussit à ne pas présenter à la vue de lésion visible. Il aurait fallu chercher les traces de coups sur le corps car il était peu probable de reconnaître la victime par les traits de son visage. La chanteuse avait les traits de nous toutes, enflés par la famine, gros et noircis comme les visages des Christ de douleur. Chacune de nous pouvait être prise pour elle. Nous nous en rendîmes compte. Truda et Lora épiaient parmi le kommando et examinaient attentivement chaque visage. Le cauchemar se prolongeait. Nous eûmes peur de nos regards. Ils furent pleins d’épouvante. Après quelques heures il y eut aussi du crime.

— Elles la rattrapèrent vers la fin de la journée. Elles se mirent tout de suite à l’œuvre mais ne réussirent pas à l’achever. La chanteuse revint à nouveau à pied au camp. Elle n’avait qu’une nuit devant elle. Une seule nuit encore. Elle le savait aussi bien que tout le kommando. Les paroles de la surveillante du block qui dit en lui jetant du pain : « Toi, tu n’as plus besoin de bouffer » ne firent que le lui confirmer. Pourtant, elle demanda ce pain. À voix haute. Comme si elle voulait que cela se fît tout de suite, avant la tombée de la nuit. Mais Truda et Lora n’étaient pas là et la surveillante du block, grosse et asthmatique ménageait ses forces. La condamnée eut donc son pain. Elle se mit à le manger voracement, puis soudain cessa de le faire. Elle donna son pain à une prisonnière debout à côté d’elle et sortit du block.

— Elle se dirigea vers les fils barbelés, directement vers le garde. Au-dessus de la forêt le ciel portait encore les traces roses du jour, mais la forêt était déjà noire. Elle tourna son visage aux marques rouges vers la forêt. Avec ses deux mains elle s’accrocha aux barbelés, comme jadis dans la cellule. Oublia-t-elle, qu’à Budy les barbelés n’étaient pas branchés au courant électrique… Elle se mit à chanter. Comme dans la cellule de Montelupi. « Arrêtez-vous messieurs les chevaliers. Qui est-ce qui prendra mon cœur et le tiendra dans sa main, tra la la la la… » La Blockälteste sortit du block en courant, les surveillantes coururent derrière elle, leur bâton à la main. Elle continuait de chanter. La forêt rendait l’écho de sa voix. Le camp se remplit de plusieurs tra la la la. « Qu’elle chante ! » dit le garde avant que le premier coup ne l’attrapât. Les furies s’arrêtèrent puis retournèrent au block. Elle lui dit : « Monsieur le garde, elles veulent me tuer. » Il eut l’air de ne pas comprendre. Il commença sa ronde le long des barbelés. À son retour il la retrouva à la même place. Il dit : « Tu ne reviendras pas au block, tu resteras ici. » Le garde parlait mal allemand. Et soudain elle le reconnut. C’était le même Letton qui lui avait jadis conseillé de laver son visage avec de l’urine. Elle ne profita pas de son conseil. Elle s’approcha du block et s’accroupit devant un mur. C’est ainsi qu’elle passa la nuit.

— Le matin apporta du changement pour le kommando. La fenaison finissait et la moitié des gens pouvait se débrouiller avec ce travail. À la sortie du camp ou compta dix groupes de cinq personnes. Ceux-ci surveillés par Truda, Lora et un autre Rottenführer devaient aller à la fenaison. Le reste, cinquante prisonnières accompagnées de l’Espiègle, de Toni et d’une autre surveillante devaient creuser des fossés dans le bois. Truda s’aperçut tout de suite que la chanteuse n’était pas dans son groupe. Elle commença à examiner les groupes de Toni. Elle la trouva. « Tu viendras dans mon groupe » fit-elle. La chanteuse ne bougea pas. Truda lui saisit le treillis sur la poitrine et le tira. « Tu dois venir dans mon groupe ! » cria-t-elle. « Non », répondit la chanteuse. Truda sauta au milieu du rang bousculant d’autres prisonnières. Et alors Toni s’en mêla : « Elle restera près de moi » dit-elle. Truda ouvrit sa gueule et la boucla aussitôt. Le jour précédent profitant de ce que Truda et Lora étaient occupées à chercher cette peste de Polonaise, Toni fit l’amour avec l’Espiègle. Elle y passa avant les autres. Maintenant elle était devenue insolente. Truda recula. Ses yeux jaunes regardèrent le visage tuméfié de la chanteuse. « Nous nous rencontrerons encore. Et tu chanteras chez moi. »

— Elle n’eut pas l’occasion d’exécuter cette menace. Encore dans la matinée Toni informa l’Espiègle que dans son kommando il y avait une prisonnière qui était chanteuse. À midi, quand le Rottenführer prit son repas, la clairière retentit des cris de deux surveillantes : « Où est la chanteuse ? » Elle était couchée, le dos près de moi. Elle était presque morte. Le soleil pénétrant sous la peau montrait ce qui y était caché ; une masse de viande rouge. Le sourcil coupé et au-dessus, une enflure énorme comme le poing. J’ignorai si l’œil existait encore. Elle ne bougea pas quand les surveillantes l’appelèrent. Elle n’entendit rien. Elle ne s’aperçut pas que ces cris lui étaient adressés. Moi non plus. Je pensais à la fin de la journée et au fait que dans le camp, Truda l’achèverait. Le Letton ne sera pas de service cette nuit, et Toni ? Elle y était opposée par dépit, pour souligner sa nouvelle situation. Le soir, dans le camp elle accepterait de nouveau la loi du S.K. Enfin, elle appartenait au même groupe que les autres. (Laura était son « amie intime ». C’est par ce nom délicat que les allemands désignaient l’amour lesbien.) La chanteuse devait penser exactement la même chose. Elle était à bout. Elle l’était déjà le jour auparavant, quand elle avait donné son pain. Sinon, elle n’aurait pas dit non à Truda. C’est pourquoi maintenant elle ne réagissait pas aux cris.

— Toni s’adressa au kommando : « C’est une petite blonde. Cherchez-la ! » Je dis à la chanteuse : « C’est de toi qu’il s’agit. » Elle ne répondit pas. « Elle a chanté hier soir au camp. Qu’elle n’ait pas peur ! Le Rottenführer veut l’entendre chanter », rassura Toni. Alors je dis : « Tu devrais y aller. » Elle se leva donc et se dirigea là où l’Espiègle se reposait. Un instant après nous entendîmes son chant : « Ah ! Pour le charme de tes yeux qui brillent comme deux étoiles. »

— De tout ce qu’elle avait apporté à Montelupi, seule sa voix lui restait. Elle vibrait dans l’air sombre, profonde, irréelle en cet endroit. La première chanson finie, l’Espiègle demanda une seconde et une autre encore.

— Elle n’était pas encore sauvée. Truda et Lora ne renoncèrent pas encore. De nouveau tout le kommando reprit le travail. Elles tournaient toujours près d’elle en guettant le changement d’humeur du Rottenführer. Mais l’Espiègle prit du goût à ces concerts d’après-midi. Rouge d’avoir trop bouffé (notre saucisson cuit à la margarine complétait le déjeuner des S.S.) il s’étendit de tout son long à l’ombre, déboutonna sa ceinture et se mettait à écouter. De temps en temps, il soulevait son derrière pour pouvoir mieux péter. À chaque fois, les surveillantes criaient « Prosit ». Il lui arrivait aussi de s’endormir. Mais Sängerin ne pouvait pas cesser de chanter. Il se réveillait aussitôt et demandait : « Qu’est-ce que tu as, tu es peut-être fatiguée ? »

— Lorelei aux cheveux dorés fut la première à accepter cet état de chose. Après quelques jours elle s’adressa à la chanteuse en demandant : « Tu connais ça ? » Et elle fredonnait d’une voix basse et rauque : « Das, was du mir erzählt hast von Liebe und Treue das wae Lüge alles Lüge. »

Elle regarda en même temps Toni qui, devant tout le monde, se faisait peloter par le Rottenführer. La chanteuse ne connaissait pas cette chanson. Lora montrait son mécontentement : « Toujours ces chansons polonaises. » Truda ajouta aussitôt : « Elle pourrait pour une fois chanter quelque chose en allemand. » L’Espiègle entendit ses remarques. « C’est vrai » dit-il « elle devrait chanter en allemand ».

— Le lendemain, il n’y eut pas de concert. Le Rottenführer ne voulait pas écouter de chansons polonaises. La chanteuse fut renvoyée à sa place, le temps de repos raccourci. Le kommando reçut un ordre spécial pour cet après-midi-là.

— Au printemps on avait taillé la forêt et on avait laissé les arbres coupés sur place. Ils étaient là, enfoncés dans la terre jusqu’à la moitié de leurs fûts. Il fallait les soulever, transporter quelques dizaines de mètres plus loin et les ranger en toises. Tout cela les mains nues. Il n’y avait pas d’outils. À l’époque, le poids de Loulou qui était la plus grande et la plus forte de tout le kommando ne dépassait pas cinquante kilos. Les troncs avaient cinq, dix mètres de longueur. Ils glissaient des mains des prisonnières. Les femmes tombaient par terre. L’Espiègle rugissait, battait, donnait des coups de pied. Les surveillantes, Truda, Lora et la troisième appelée « la Vache » rugissaient, battaient et donnaient des coups de pied. (Quand, quelques mois plus tard, « la Vache » mourut du typhus exanthématique, les prisonnières de son kommando célébrèrent des actions de grâce.) La chanteuse portait le fardeau avec nous. Le chant lui évitait seulement de ne pas être battue. Et ce privilège aussi était peu durable. Maintenant Truda tournait de nouveau auprès d’elle. Voulant profiter de la fureur de l’Espiègle, elle essayait de la provoquer : « Tu devrais aussi travailler. N’est-ce pas ? » criait-elle regardant fixement le S.S. pour ne manquer un seul geste. Elle n’avait pas de chance. L’Espiègle se dirigeait vers un autre groupe où se produisait un brouhaha. Un tronc d’arbre était tombé sur la jambe d’une détenue alors qu’elle traversait une fosse. Sa jambe était cassée à deux endroits. Nous entendîmes le cri de la prisonnière. Puis, nous la vîmes traînées par les surveillantes dans des buissons. Elle continuait de crier et s’arracha à leurs mains en sautant sur un pied. (De loin, cela ressemblait à une danse populaire.) Tout à coup, l’Espiègle accourut vers elle et lui logea une balle dans la nuque. Le cri cessa. Elle fut seule à être transportée ce jour-là dans le camp. Les autres, nous les traînions sous les bras vers le camp.

— Ce soir-là, dans un coin derrière les latrines, quelques personnes seulement se livrèrent à une action qui aurait dû être celle de se laver. Un litre d’eau dans un récipient qui nous servait en même temps d’assiette devait nous suffire. Après 9 heures on ne pouvait plus toucher au puits. Elles versaient de l’eau sur leurs mains, et faisaient leurs ablutions intimes. Le garde flânait derrière les barbelés. La vue de ces femmes écartant les jambes ne le dérangea pas. Nous, nous ne fûmes non plus gênées par sa présence. La chanteuse avait un grand mouchoir qu’elle garda sur elle en arrivant au camp. C’était un objet hors de prix ; il remplaçait le savon, l’éponge, la serviette de toilette et donnait plus de possibilités. Quand, dans le coin derrière les latrines il y avait une foule, nous étions obligées de faire la queue. On nous battait quand nous voulions nous laver dans un autre endroit. La chanteuse était plus indépendante grâce à son mouchoir. Elle l’humectait et pouvait se débarbouiller le visage et le cou là où elle était debout.

— Jusqu’à maintenant je ne connaissais pas Emma. Je ne savais rien d’elle. Quand elle s’accroupit à côté de moi son récipient à la main, je vis ses jambes couvertes de furoncles, des chevilles aux genoux. Je ne levais pas les yeux pour voir à qui appartenaient ces jambes. Je préférai ne pas avoir de connaissances parmi des gens que je porterais peut-être dans quelques jours sur les râteaux. (C’est à cause de cela que maintenant, quand j’écris, je me souviens de peu de visages. Il y a des jambes, des mains, des derrières mous, des seins flasques. Pas de visages. Mon monument d’Auschwitz n’aurait pas eu de traits, seulement des tibias, des troncs de corps et des squelettes.) Mais elle prit une autre décision. J’entendis quand elle s’adressa à la chanteuse : « Je peux vous apprendre quelques chansons allemandes. » L’autre ne réagit pas. Elle regardait effrayée son mouchoir qui s’était déchiré pendant le rinçage. « C’est une chance pour vous », insistait Emma. C’est seulement maintenant que la chanteuse la regarda. « Je n’ai pas de quoi payer » répondit-elle. « Ça ne fait rien, il suffît qu’ils sachent que c’est moi qui vous enseigne » répliqua Emma fiévreusement. Elle tenait à lui enseigner. Elles chuchotaient presque, mais les femmes groupées derrière les latrines entendirent. Elles croyaient que l’Espiègle devenait furieux car son divertissement quotidien lui manquait. Et elles se mirent à insister voulant que la chanteuse essayât.

— Je fus témoin de cette première leçon à cause de la diarrhée. Elle eut lieu dans les latrines. Les deux femmes s’y accroupirent dans le coin le plus sombre. Emma avait les mains tendues. Elle se justifia : « Ma mémoire est dans mes doigts. Je ne peux pas répéter une mélodie sans me rappeler le clavier. » Elle chercha quelque chose de simple pour que l’autre pût l’apprendre pendant une nuit. Cependant c’étaient des mélodies de Schumann, de Schubert et de Mozart qui revenaient sous ses doigts. Elle répéta une ou deux phrases et les abandonna, prise de panique. Le temps pressait. Le rayon de lumière tombant par l’orifice se glissait vers le milieu des latrines. Enfin, elle trouva : « Liebe war et nitch, denn du hast leider doch kein Herz. » Elle chanta toute la chanson. « Maintenant à toi ! Fredonne avec moi ! »

— Elles n’étaient pas seules. Plus de dix silhouettes étaient accroupies près du siège. La moitié du S.K. souffrait de la diarrhée. Gémissements, râles, bruits des intestins déchirés se mêlèrent au chant. « Es war ein Märchen, und Märchen sind nicht wahr… »

— Ce fut cette chanson que la chanteuse présenta le lendemain à l’Espiègle.

*
*   *

À la fin du deuxième mois, le kommando disciplinaire regagna le camp principal. La chanteuse avait survécu.

Après le départ du kommando disciplinaire, Budy pouvait devenir la « ferme idéale » souhaitée par le commandant Rudolf Hoess. Le directeur des entreprises agricoles d’Auschwitz, le S.S. Obersturmbannführer Joachim Caesar, docteur en agronomie et véritable propriétaire des terres de Babice (élevage de vaches), Harmeze (volailles, alevinage), Plawy (cultures expérimentales de blé), Rajsko (plantes à caoutchouc) installa à Budy une quinzaine de couples de porcs et choisit lui-même parmi un « arrivage » de jeunes Françaises les premières « fermières ».

— Nous allons nous consacrer à l’étude de la meilleure race possible…

*
*   *

— Un matin(56) d’automne 1942, l’adjoint de Grabner, Kriminalasistent Woznitza, ainsi qu’un autre employé chargé d’instruction et deux préposés aux écritures, reçurent l’ordre d’emballer au plus vite machines et papier à écrire et de monter dans une grande voiture qui les attendait devant le bâtiment de la Kommandantur. On ne les avait pas informés de quoi il s’agissait mais, à en juger à la mine de Grabner, ce devait être sûrement un fait exceptionnel. La voiture roulait rapidement dans la direction de Budy. À quelques mètres du camp, une sentinelle leur barra le passage. En reconnaissant Grabner, le soldat s’excusa en les informant qu’il avait reçu du commandant l’ordre de ne laisser passer personne sans autorisation spéciale. La voiture se remit en marche et entra dans le camp. Grabner commanda à ses compagnons de descendre avec tous les bagages. Durant le trajet il avait déjà fait mention d’une révolte ayant éclaté à Budy(57) aussi les fonctionnaires de la section II franchissaient avec curiosité l’entrée du camp où la sentinelle s’était mise au garde-à-vous à leur vue.

— Une complainte et un bourdonnement vagues vibraient dans l’air. Tout à coup, une scène terrible apparut à leurs yeux. Il leur fallut un certain temps pour la comprendre. Sur la place, derrière et devant l’école, gisaient en désordre des dizaines de corps de femmes mutilés et ensanglantés qui n’étaient recouverts que de chemises en lambeaux. Parmi les mortes, se tordaient les mourantes. Leurs gémissements et le bourdonnement d’énormes essaims de mouches, planant au-dessus des flaques de sang gluant et des crânes brisés, se confondaient en une complainte étrange que les nouveaux arrivés n’avaient pu expliquer au début. Plusieurs cadavres étaient accrochés dans une position crispée aux barbelés de l’enceinte. D’autres avaient évidemment été projetés par les fenêtres.

— Aussitôt Grabner avait donné l’ordre de chercher parmi les femmes étendues sur le sol, celles qui seraient encore capables de supporter l’interrogatoire et de servir comme témoins de l’événement. Woznitza s’était mis à fouiller parmi les corps en cherchant vainement les victimes de ce massacre sanglant qui seraient encore en état de parler. Mais comme il ne pouvait trouver personne, on avait alors pris comme témoins quelques femmes blessées moins grièvement qui, justement, lavaient leurs blessures au puits voisin. Leurs dépositions permirent de reproduire le développement des événements.

— Les gardes S.S. affectés en permanence à la surveillance du kommando de Budy avaient pris l’habitude d’exciter les Kapos allemandes à maltraiter les Juives pendant le travail. Ils menaçaient d’ailleurs les Allemandes qu’au cas contraire, elles-mêmes seraient chassées à coups de bâton à travers la ceinture des postes de garde et, par conséquent tuées si elles tentaient de fuir. Pour ces monstres S.S., le spectacle des souffrances des Juives maltraitées constituait un passe-temps divertissant. Or, cette situation insupportable avait pour effet que les Kapos allemandes vivaient dans une angoisse constante. Elles craignaient toujours que leurs victimes torturées, dont l’existence était atroce, ne se vengent sur elles, en profitant d’une occasion favorable. Cependant les Juives qui, pour la plupart, étaient des femmes instruites et cultivées – par exemple anciennes étudiantes de la Sorbonne et artistes – ne songeaient même pas à s’abaisser au niveau de ces vulgaires prostituées allemandes en prenant sur elles une revanche pourtant méritée.

— Le soir précédant ces événements, une Juive rentrait du « chalet de nécessité » au dortoir, dans la mansarde de l’école. À ce moment, une Kapo allemande crut apercevoir une pierre dans sa main. Ce n’était, évidemment, qu’hallucination hystérique. En bas, à la porte d’entrée, une sentinelle S.S. montait la garde. Ce soldat – comme le savaient bien toutes les détenues – était l’amant de la Kapo. Celle-ci s’était mise à crier au secours par la fenêtre en prétendant que la Juive voulait la battre. Tous les S.S. qui tenaient la garde autour du camp s’étaient précipités alors dans l’escalier et se mirent à assommer les Juives, aidés par les Kapos allemandes déchaînées. Ils précipitèrent les malheureuses du haut de l’escalier, les laissant tomber l’une sur l’autre. Plusieurs détenues furent lancées par les fenêtres et gisaient sans vie sur le sol. Les gardes avaient chassé aussi dans la cour une partie des détenues juives logées dans le baraquement. La provocatrice de toute cette bagarre était restée seule dans le dortoir avec son amant. Or, probablement, cela avait été son but réel. Entre-temps dans la cour, les S.S. et les Kapos pacifiaient la « révolte » à coups de gourdins, de crosses et de revolvers. Une Kapo s’était même servie d’une hache comme instrument de meurtre. Poussées par une terreur mortelle, quelques Juives avaient tenté de passer par les barbelés pour échapper au massacre, mais elles s’y étaient accrochées et furent tuées. Même quand toutes les détenues gisaient déjà sur le sol, ces diables pris d’une fureur sanglante se démenaient encore sur les malheureuses sans défense. Ils voulaient les tuer toutes pour éviter surtout que leurs forfaits horribles ne soient révélés plus tard par des témoins.

— Avant 5 heures du matin, on avait avisé le commandant du camp de la prétendue révolte étouffée avec succès. Aussitôt il s’était rendu à Budy pour constater les traces de cette orgie sanglante. Quelques femmes moins grièvement blessées qui s’étaient tapies sous les cadavres en cherchant un abri se relevaient maintenant se croyant sauvées. Mais après un bref examen le S.S. Sturmbannführer Hoess s’était retiré de ce lieu macabre. À peine fut-il parti que les S.S. fusillèrent les malheureuses survivantes.

— Le lendemain avant midi, les S.S. du service d’identification(58) et les infirmiers S.S. arrivèrent « pour s’occuper des blessées ». Les infirmiers prirent soin des plus légèrement blessées qui avaient eu la chance de se cacher quelque part au début du drame et n’étaient sorties de leur refuge qu’après l’interrogatoire. Les gens du service d’identification photographiaient de tous les côtés le lieu de l’événement. Par la suite une copie unique fut prise de chaque cliché. Puis tous les négatifs furent détruits en présence du commandant et les copies laissées à sa disposition.

— Dans une salle aménagée à leur usage, les infirmiers S.S. s’étaient mis au travail. Une à une, les victimes qui trahissaient un signe de vie étaient traînées dans la salle. D’un coup adroit, l’infirmier enfonçait l’aiguille de la seringue sous le sein gauche. L’instant d’après la patiente ainsi « traitée » tombait morte. Deux centimètres cubes de phénol(59) désinfectant peu coûteux, lui avaient été injectés au cœur. Au-dehors, une vieille femme se tenait immobile, accroupie sur les marches du perron. Depuis des années elle avait été internée dans divers camps de concentration pour ses idées religieuses. Elle devait y être rééduquée dans un esprit nazi afin qu’elle reconnaisse « la fausseté des doctrines enseignées par l’« Association internationale des Sectateurs de la Bible ». Elle était incapable de comprendre son sort cruel. Les autres détenues observaient avec terreur les S.S. qui traînaient par la porte d’entrée les mourantes et même des femmes en bonne santé et transportaient des cadavres par la porte de l’arrière-cour pour les jeter sur un chariot. Six Kapos allemandes qui avaient pris part au massacre furent amenées au block 11 ; entre autre la « reine de la hache » – Elfriede Schmit – la maîtresse de tous ces criminels. Après un interrogatoire, où elles étaient reconnues coupables, elles gisaient à présent dans la morgue du crématoire, réduites au silence pour toujours. Un petit point rouge sous le sein gauche, à peine visible – seule trace de la piqûre – trahissait le genre de mort qu’elles avaient subi. Leurs parents reçurent par la suite – comme c’était la coutume – les condoléances navrées du commandant. Il leur notifiait que leur fille était arrivée tel jour à l’hôpital du camp, malade d’une telle maladie et que « malgré d’excellents soins médicaux et l’application des meilleurs remèdes, il avait été impossible de la guérir ». Un cynisme inouï se révélait dans la conclusion d’une telle lettre, rédigée en termes communs, communiquant que la défunte n’avait énoncé aucune dernière volonté et qu’à l’occasion de « cette perte douloureuse » le commandant exprimait à sa famille ses condoléances sincères. Une urne avec les cendres de la défunte pouvait même être envoyée sur demande. Quiconque connaissait les méthodes d’incinération employées à Auschwitz – où dans un four, plusieurs corps étaient brûlés à la fois – ressentait cette farce comme une injure. Les dossiers personnels de ces six femmes assassinées contenaient en outre, un rapport médical – signé par le médecin S.S. – sur le développement de la maladie ainsi que les causes immédiates du décès. Les rapports étaient rédigés par un détenu ayant suivi des études médicales et dont la seule fonction à l’infirmerie consistait à rédiger des textes pareils pour chaque prisonnier décédé au camp. Selon les actes de décès, toutes les victimes innombrables du camp, condamnées, fusillées au block 11 en vertu de l’« ordonnance de peine 2 », ou malades « piquées » par une dose de phénol, ou bien détenus morts de faim, ou par suite d’un interrogatoire cruel étaient décédées de façon parfaitement naturelle, à la suite de quelque maladie maligne, dont le développement fatal n’avait pas pu être arrêté.

— Selon l’opinion de l’administration du camp, la mort de ces six Kapos constituait une expiation suffisante du massacre de Budy. Le chef des gardes avait reçu un avertissement. L’entrée sur le terrain du camp fut désormais défendue aux gardes. Les effectifs du camp furent vite complétés puisque de nouveaux transports de Juifs arrivaient tous les jours à Auschwitz.