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AUSCHWITZ QUOTIDIEN

Pour les sursitaires des convois qui franchissent l’enceinte du camp de femmes, l’incorporation brutale se termine par la découverte du block de séjour.

 

LES CAGES

 

— Point de lumière(61). Nous apprenons que les blocks ne sont jamais éclairés. Le mouvement et le bruit commencent comme dans une ruche. On entend des voix de femmes s’exprimant en diverses langues – en polonais, en français, en tchèque, en russe – qui diffèrent toutes de dynamisme et de couleur sentimentale. On voit briller çà et là quelques lueurs de petites bougies allumées. Cet éclairage ne permet pas de voir grand-chose, mais on distingue quand même un grand espace de la baraque divisé par des charpentes en planches posées en trois étages d’un mètre de hauteur chacun. Ces êtres humains en sortent comme de cages. La baraque est pareille à une énorme grange de quatre-vingts mètres de longueur et de dix mètres de largeur. Pas de plafond ; un toit la surmonte directement. Au lieu de plancher, il y a ici de la terre battue, dallée de briques inégales. Le block avait été conçu avec l’idée d’économiser autant que possible la place pour dormir. Les charpentes à trois étages placées le long des murs et au milieu de la baraque, et qui fournissent des couchettes, remplissaient tout l’intérieur de la bâtisse, ne laissant entre elles qu’un étroit passage. Des traverses de bois divisaient la longueur des baraques en cages. Chaque cage était large et profonde d’environ deux mètres, et sa hauteur ne dépassait pas un mètre. Chacune d’elles devait contenir de cinq à sept femmes et, parfois on en entassait une dizaine et plus. À vrai dire, il n’y avait de place que pour trois si l’on voulait s’étendre plus ou moins librement sans bousculer sa voisine quand on voulait se retourner. Sur une surface de quatre mètres carrés, il n’est pas facile d’en placer plus. Et pourtant les blocks où l’on était obligé d’entasser de huit cents à mille personnes étaient tellement bondés que sept ou huit femmes couchaient dans chaque cage. Comme, d’autre part, le « rez-de-chaussée » touchait directement les briques du sol, on y pénétrait comme dans une niche de chien. On couchait sur des briques humides, on y était complètement privé d’air. Le dernier étage touchait au toit ; en hiver, il laissait passer l’eau, et, en été, ces dalles de ciment brûlaient les têtes. On avait pour toute literie des matelas en papier contenant un peu de copeaux. Il n’y avait que trois matelas au plus dans chaque cage et une couverture.

— Il y avait cependant des blocks, tel le n° 26, où habitaient les Françaises, où l’on ne donnait point de matelas. Aussi mille huit cents femmes y sont mortes en l’espace de trois mois.

— Pendant de longs mois, aucun éclairage n’existait dans les baraques. Quelques détenues plus anciennes réussissaient par des moyens connus d’elles seules à se procurer des bougies dont quelques-unes trop rares pour une surface aussi grande, laissaient à peine distinguer les contours de l’intérieur. On montait à la plus haute couchette en se servant des couchettes inferieures comme de marchepieds. On était terriblement à l’étroit. Il faisait sombre. On grimpait vers sa couchette en montant textuellement sur les têtes des autres. Il fallait organiser sur cette étroite couchette toute sa vie personnelle qui se réduisait d’ailleurs au manger et au sommeil. On était forcé de garder littéralement sous soi le manger et une partie des vêtements qu’on enlevait pour la nuit car vu la cohue et l’obscurité, il était facile de les perdre mais impossible de les retrouver. Ce sont nos sabots qui nous procuraient le plus de peine chaque nuit. On était obligé de les garder pleins de boue, sur nos lits, sans qu’on pût les essuyer ou les laver, et encore la peur d’en changer par erreur un seul chassait-elle le sommeil de nos paupières. Avoir un sabot changé cela voulait dire ne pas pouvoir le chausser, ce qui entraînait comme conséquences d’avoir les pieds nus et, ou bien de se présenter ainsi à l’appel du matin, ou bien de ne s’y présenter point ; dans les deux cas, l’affaire finissait par la mort. Pour nous, la nuit dans les baraques était constante, car nous rentrions du travail au crépuscule et nous nous levions toujours bien longtemps avant le lever du soleil.

— On ne peut s’imaginer l’atmosphère qui régnait entre les compagnes du même block dans de telles conditions qu’en se rappelant bien que nous étions en fin de compte des êtres humains à trois dimensions et non pas des planches. Comment se mouvoir, se vêtir, se déshabiller, manger, dormir, vivre en général, dans cet entassement de corps humains, dans ces ténèbres complètes ? Il était impossible de ne pas écraser le pied à quelqu’un, de ne pas donner un coup de pied à la tête en montant dans sa couchette ou bien en descendant de ne pas renverser l’écuelle avec le café sur la couverture, d’échanger un sabot qu’on ne distinguait pas au toucher. Fatiguées, éreintées, notre patience était limitée ; aussi, une atmosphère d’énervement régnait-elle toujours dans le block. Pour comprendre notre supplice quotidien, il faut s’imaginer ces conditions conçues pour que chaque moment nous rendit la vie elle-même intenable.

— Après une journée entière de labeur, de pluie, de froid et de boue, on ne pouvait considérer notre séjour dans la baraque comme un repos, mais comme un nouveau martyre.

 

PREMIER REPAS

 

— Deux(62) jours après notre arrivée nous reçûmes notre premier repas du matin. C’était un liquide brun, insipide, pompeusement baptisé du nom de café. Par la suite, on nous donna parfois du thé, mais à vrai dire il n’y avait aucune différence entre ces deux breuvages. Ils n’étaient pas sucrés et constituaient tout le repas, sans le moindre morceau de pain.

— À midi, on distribuait de la soupe. Il était difficile de distinguer les ingrédients qui la composaient mais, dans les conditions normales, c’eût été quelque chose d’absolument immangeable. Il s’en échappait une odeur écœurante et souvent ce n’est qu’en bouchant les narines que nous arrivions à absorber notre portion. Mais comme il fallait bien se nourrir, nous étions obligées de surmonter notre dégoût. Chacune avalait le contenu de son récipient, nous n’avions pas de cuillers, d’un seul trait, comme on fait prendre aux enfants une potion amère.

— Les éléments de la soupe variaient sans doute suivant la saison. Mais la saveur ne changeait pas. Ce n’en était pas moins une soupe surprise. On y péchait des boutons, des touffes de cheveux, des chiffons, des clefs à conserves, des souris et un beau jour on en tira même un objet rarissime dans le camp : un minuscule nécessaire de couture en métal, contenant du fil et tout un assortiment d’aiguilles.

— C’est le soir que nous touchions notre ration journalière de pain : 200 grammes en tout. C’était du pain noir, contenant une forte proportion de sciure, qui irritait péniblement nos gencives que la gingivite, provoquée par l’avitaminose, rendait extrêmement sensibles. L’absence totale de brosses à dent et de dentifrices, ainsi que l’usage en commun des mêmes récipients, rendaient tout traitement illusoire.

— Outre notre ration journalière de pain, nous recevions le soir un peu de confiture de betteraves ou une cuillère de margarine et exceptionnellement un mince rond de saucisson d’origine douteuse. La soupe ou le café nous étaient apportés dans de grosses marmites de 50 litres, pesant avec leur contenu près de 80 kilos, par deux détenues de corvée. Transporter à deux, et d’assez loin une telle marmite, à travers la boue, la neige ou le verglas, souvent sous la pluie, était une tâche des plus pénibles. Parfois les porteuses renversaient sur elles du liquide bouillant, ce qui provoquait des brûlures graves. Cette corvée aurait été dure même pour des hommes. Que dire alors de ces femmes en mauvaise condition physique et qui, pour la plupart, manquaient de tout entraînement pour les travaux manuels ? Mais l’administration allemande du camp, qui affectionnait les paradoxes, plaçait souvent dans les bureaux des internés à peu près illettrés et confiait de préférence les gros travaux à des intellectuels chétifs et sans résistance.

— Une fois la marmite arrivée au block, la soupe ou le café était distribué par les « Stubendienst », ou préposées au service intérieur du block, que la « blocova » choisissait parmi les internées les plus grossières et les plus brutales, et qu’on munissait de gros bâtons. Les Stubendienst, dignitaires redoutées du block, ne se privaient généralement pas d’essayer leurs bâtons sur le dos de leurs compagnes dont la conduite, entre parenthèses, n’était pas toujours sans reproches. Ainsi, à la vue de la marmite, les malheureuses ne parvenaient pas à se dominer et se ruaient sur la nourriture comme des animaux dans une bousculade farouche.

— De la marmite on transvasait le liquide dans les vingt récipients du block, et chacun devait être réparti entre les occupantes d’une « koïa ». La question de priorité donnait lieu à d’âpres contestations. Enfin le tour de rôle une fois établi et la première appelée ayant pris possession du récipient, ses dix-neuf voisines de « koïa » ne la quittaient plus des yeux, comptant jalousement chaque gorgée avalée et guettant le moindre mouvement de son gosier. Le nombre des mouvements de déglutition accomplis, la seconde arrachait le récipient à la précédente et absorbait avidement à son tour sa part de liquide malodorant sans parvenir à tromper la faim qui la tenaillait.

— Spectacle combien pénible ! Il n’y avait qu’une chose qui me décourageait encore plus, c’était de voir des femmes fines et intelligentes se pencher sur des flaques d’eau et boire goulûment pour étancher leur soif. Elles ne pouvaient pourtant pas ignorer à quoi elles s’exposaient en absorbant ce liquide immonde. Mais dans l’abrutissement où elles avaient sombré, tout leur était égal et la mort ne pouvait leur apparaître que comme une délivrance.

 

DIMANCHE

 

— Le(63) dimanche était jour de fête dans le grand Reich allemand. Jusque dans ces camps de concentration dont le pays entier était couvert, on le fêtait. Je veux vous raconter ici, succinctement, comment nous le fêtions, nous, femmes-détenues au camp de Birkenau.

— Toute la semaine on attendait le dimanche avec nostalgie, à cause du supplément de sommeil dont nous ressentions un terrible besoin : debout de 3 heures du matin jusqu’à 6 ou 8 heures du soir ; l’appel du matin et celui du soir qui duraient cinq, six et dix heures ; les durs travaux de terrassement, ou les plus durs travaux des champs – nous valaient une fatigue indicible et un douloureux manque de sommeil.

— Dimanche étant déclaré jour de fête, on ne sortait donc pas travailler en dehors du camp et on n’avait pas d’appel le matin, en principe.

— Cette fois-ci encore (c’était un dimanche) nous fûmes réveillées à coups de bâton, comme les autres jours et, avec un bruit infernal, chassées des baraques. Nous n’étions pas arrivées à enlever les vêtements dans lesquels nous couchions, puisque nous n’avions ni paillasses, ni couvertures, en plein hiver polonais, au mois de mars. Nos yeux étonnés se refermaient encore, nous n’avions pas encore pris conscience que c’était dimanche.

— En dehors de la baraque nous nous trouvâmes face à face avec les « Kapos » et les chefs d’équipe, eux, en vêtements du dimanche. Avec leurs gestes habituels de brutes, ils nous mirent en colonnes par cinq. Devant et derrière la colonne étaient placés quelques chefs d’équipe, pour ne pas permettre à celles qui l’essayeraient de se sauver dans la direction des waters ou des tas d’ordures. En regardant autour de nous, nous voyions la même chose se passer devant toutes les baraques. Toutes les détenues du camp étaient dehors ce dimanche matin.

— On nous emmena en rangs vers le devant du camp, sur une place qui se trouvait entre la dernière rangée des blocks et la rangée des fils de fer barbelés et qui séparait le camp de l’espace libre. On nous plaça précisément devant le block 25. Block d’une triste renommée. C’est là qu’on réunissait chaque jour les « déchets » du matériel humain du camp, pour les expédier deux fois par semaine dans la chambre à gaz. Ce jour-là étaient réunis tous les plus sinistres sadiques du camp : les Kapos et les sous-chefs les plus brutaux, et les pires des sentinelles S.S. avec leurs chiens. Dans la semaine, ils entraient rarement dans l’enceinte du camp, mais nous attendaient au-dehors pour nous accompagner au travail. Cette fois-ci tous étaient rassemblés autour de nous à s’amuser et se moquer de nos airs effrayés.

— Ils nous firent retourner nos manteaux en haillons, de façon qu’ils soient boutonnés derrière et que le dos vienne devant. Nous nous demandions : « Pourquoi encore cette mascarade ? » Or, dans les pans de nos vêtements, nous devions transporter du sable. Nous devions le transporter de l’intérieur du camp vers l’extérieur pour ensabler des carrés dont on faisait un parterre autour de la maisonnette verte qui se trouvait à la porte du camp, et qui servait de permanence aux S.S. de service.

— Certaines recevaient des claies : une claie pour deux personnes.

— Et la promenade avec le sable commença.

— Près de la côte où nous devions prendre le sable, se trouvaient quelques femmes avec des pioches et des pelles, qui chargeaient de sable nos vêtements et nos claies. Cette place était privilégiée, car c’était un travail plus facile, et elle était acquise contre la part de saucisson ou de pain que les femmes donnaient aux chefs d’équipe, pour ne pas devoir traîner les lourds fardeaux de sable. À leurs côtés se trouvaient des sentinelles avec leurs chiens et quelques Kapos qui veillaient à ce que les claies et les pans de nos manteaux soient consciencieusement remplis. Dans le cas contraire, les coups de cravaches tombaient en pluie. Tout le long de la route à parcourir également, de trois mètres en trois mètres, se tenaient d’autres assistants, dont la tâche était d’accélérer notre marche à coups de bâtons.

— Il y avait des femmes qui tombaient sous le lourd fardeau. Toutes nous avions l’estomac creux. La dernière ration de pain avait été mangée la veille à 6 heures du soir. Le matin, nous étions sorties en hâte sans boire.

— Certaines laissaient tomber leur sable au milieu du chemin, et repartaient en prendre d’autre, ce qui leur permettait de reprendre haleine. Si ce fait était remarqué par nos gardiens, les femmes étaient battues jusqu’à évanouissement ; certaines s’affaissaient sans pouvoir se relever. Alors un S.S. s’approchait avec son chien, le chien entraînait la malheureuse victime vers le block 25, d’où elle ne sortait plus. Le coin le plus terrible était celui où nous remplissions les claies. Là était réunie « l’élite » des gardes-chiourmes allemands. De tous côtés et sans raison aucune, les coups tombaient sur le dos, la tête, les épaules. Quand nous étions chargées, nous essayions de partir en hâte comme délivrées.

— Les baraques du camp étaient entourées d’une ceinture que formaient les « aristocrates » du camp. C’étaient celles qui travaillaient dans la semaine, dans le kommando élu de triage appelé « kanada » et d’où elles pouvaient rapporter des savonnettes, des mouchoirs, des douceurs. Pour un dimanche de travail comme celui-ci, elles rachetaient par leurs petits cadeaux aux Kapos, aux chefs d’équipe et même aux S.S. le droit de se reposer. Elles faisaient donc la ceinture autour des baraques pour ne pas permettre aux fuyardes de rejoindre les blocks où elles auraient pu se cacher dans la foule des femmes qui étaient en quarantaine et qui n’étaient pas obligées de travailler.

— Je traînais ma claie avec une jeune fille du troisième arrondissement de Paris, Marie Kuban (une jeune partisane, morte par la suite au camp). Nous étions à bout de force. Après un ultime effort nous avions traîné notre fardeau jusqu’au carré désigné et nous nous étions arrêtées un instant pour nous reposer. Des hommes, des détenus comme nous, travaillaient dans la menuiserie non loin de là. Nous avions un vieux bout de pain tout desséché que nous avions trouvé et que nous ne pouvions pas avaler tellement il était dur. Un des hommes nous le troqua contre un morceau de rutabaga cru, dont nous nous régalions en cachette sur le chemin du retour pour prendre le sable. Pour nous le donner, l’homme avait placé sa « marchandise » sur un coin de planche et nous y plaçâmes notre pain, pour que nos mains ne se touchent pas. On pouvait nous observer…

— Le rutabaga calma un peu notre faim et surtout la soif dont nous souffrions terriblement. Il nous avait été interdit d’aller chercher de l’eau qui était d’ailleurs très rare en ce temps-là au camp.

— En revenant prendre le sable, nous jetâmes un regard vers le block 25 et nous restâmes toutes deux pétrifiées : deux chiens se partageaient une loque humaine. « Elle a défailli en traînant son sable » nous dit une des femmes. « Un S.S. a lancé son chien sur elle… » Une seconde, nous nous arrêtâmes pour contempler cette triste image et essayer de réaliser notre situation tragique. Mais déjà une cravache se levait au-dessus de nos têtes.

— Devant le block, traînée par trois chiens à la fois, gisait une jeune fille que nous connaissions (son nom m’échappe). Une belle jeune fille blonde de vingt-deux ans, de Byalystok qui, la veille encore, nous racontait sa joie d’avoir trouvé un bon « kommando » où elle croyait pouvoir se débrouiller pour ne pas travailler si dur. Le matin elle était sortie du block fraîche et courageuse et maintenant à une heure de l’après-midi, elle se trouvait là, devant le 25… Nous avions réussi à accélérer notre course et à éviter les coups. C’était notre dernier adieu à la jeune fille de Byalystok.

— Le festin continuait… Des dizaines de malheureuses victimes ont augmenté ce jour-là l’effectif du block 25. Nos regards endurcis et apathiques n’y faisaient plus attention.

— À 3 heures de l’après-midi, les S.S. se décidèrent enfin à nous relâcher. Nous n’avions pas encore mangé. La soupe que nous recevions tous les jours à midi devait être distribuée ce jour-là après l’appel. Harassées de fatigue nous rentrions sales et nos gros sabots de bois couverts de boue. Par ordre formel, il fallait laver nos chaussures, pour pouvoir défiler le lendemain au travail propres et ordonnées. Nous lavâmes nos chaussures dans des mares d’eau, dont l’odeur était terrible et dont le camp était couvert. Nous nous acheminâmes vers nos blocks respectifs, pour rester deux heures durant debout à l’appel. Ensuite, nous rentrâmes une à une à l’intérieur, pour toucher la gamelle d’une maigre soupe déjà froide, puisque la cuisine l’avait préparée pour midi.

— Nous étions à cette époque cinq cents dans un block. Il est facile d’imaginer combien de temps dura ce défilé… Enfin ne tenant plus de lassitude, nous nous affaissâmes sur nos « coyas ».

— Le lendemain, à 3 heures du matin devait recommencer la semaine « normale » de travail.

— Après quelques dimanches de ce genre, le parterre autour de la maisonnette verte était prêt, et quelques mois plus tard, des fleurs y fleurissaient qui ravissaient le regard.

 

LE SPORT

 

— Quand(64) l’appel prenait fin, il faisait encore sombre dehors et très froid. Couverts de givre, les toits des blocks renvoyaient de pâles reflets. La courtine des ténèbres se relevait lentement, déroulant le spectacle merveilleux du lever du soleil au-dessus des montagnes. Subitement, l’incendie enflammait les nuages, atteignait la ligne des monts, les dents dorées des rayons jaillissaient de derrière les sommets comme de la tête de Moïse, et enfin le soleil rouge mais encore sans chaleur montait. Il faudrait attendre une heure ou deux la tiédeur. Oh ! comme les Häftlinge(65) guettaient ce moment : elles avaient eu froid toute la nuit, terriblement froid pendant l’appel. Maintenant encore le froid les crispait.

— Pour se réchauffer, elles faisaient en courant la navette entre le tas de cadavres et les ordures. Chaque lever du jour apportait immanquablement une dizaine de cadavres. La récolte de la mort. La journée en ajoutait de nouveaux. Les corps nus, d’un jaune livide, semblaient étonnamment menus et petits. Ils gisaient pêle-mêle. Dans le camp, personne ne respectait la mort. On traitait la dépouille humaine comme une guenille rejetée. Les mortes restaient donc telles qu’on les avait déchargées du brancard, les unes face au sol, les mains écartées, inertes, les autres sur le dos, montrant des yeux largement ouverts et une bouche figée dans un cri. Sur le rideau s’étendait un corps couvert de plaies, jeté en travers ; une autre morte gardait la main crispée, comme si, de cette main, elle appelait la vengeance. Toutes étaient effroyablement maigres, squelettes recouverts de peaux malades. Bien qu’arrivées depuis une semaine – était-ce vraiment une semaine ? n’était-ce pas une année, ou une éternité ? – les Zugänge(66) ne s’étaient pas encore familiarisées avec ce spectacle et, arrivées au tas de cadavres, elles s’en retournaient hâtivement.

— Les tout premiers jours, elles avaient fait de la gymnastique. Elles comptaient en faire toujours. La première matinée, elles en étaient convaincues. On les avait conduites sur la Wiza(67), transies de froid comme aujourd’hui. La Tymkowna(68) toujours courageuse, avait proposé des exercices.

« Cela vous réchauffera mieux que ces courses désordonnées disait-elle. Nous tiendrons mieux le coup si nous conservons notre forme. » Elle avait raison ; aussi toutes les Zugänge avaient-elles fait de la gymnastique avec enthousiasme. Dix silhouettes en rayé s’étaient approchées, courbées, abîmées, infectes, la tête entourée d’un fichu sale. Elles s’étaient mises à ricaner bêtement.

« Pourquoi riez-vous, mesdames ? leur avait lancé la Tymkowna énervée.

« — Eh bien c’est que nous aussi… nous aussi… de la même façon… jadis… vous en aurez vite assez, vous aussi. »

— Elles s’étaient retournées lentement, empoignant les pelles qu’elles venaient de déposer. Les Varsoviennes avaient haussé les épaules. Jamais, jamais, elles ne se laisseraient aller à ce point. Elles ne se rendraient pas, et elles feraient leurs mouvements tous les jours. Elles conserveraient leur forme.

— Une semaine s’était écoulée et voilà que depuis trois jours elles ne parlaient plus de gymnastique. Elles s’étaient heurtées à la faim.

 

LE BRUIT

 

— Il(69) y a une chose terrible dans le block, c’est le bruit. Huit cents femmes nerveuses dans un petit espace, c’est effrayant. Et ce bruit en toutes les langues paraît encore plus cacophonique. Au travail, c’est encore la même chose quoique ce soit plus atténué. La seule chose que j’apprécie dans l’appel, c’est le silence, silence d’ailleurs de plus en plus court, car il dure juste pendant que passe l’Aufseherin. Il y a aussi une autre chose très pénible : n’être jamais seule. Cela m’arrive seulement quand je vais au cabinet la nuit. J’y suis parfois seule et j’y reste pour jouir du silence et de la solitude. L’endroit n’est peut-être pas idéal mais nous sommes au camp et je n’ai pas le choix. On court un grand danger en sortant la nuit. Les S.S. tirent pour s’amuser sans avertissement.