6

LES SABOTS HOLLANDAIS

Ça(31) a commencé hier : on m’a volé mes chaussures. Quand, vers l’aube, je descendis de mon lit, elles n’y étaient plus. Emportée par ma colère, je trépignai comme Gise. « Zählappel, salopes ! » rugissait celle-ci. « Vous attendez que je vous tire du lit une à une. Je ne vous le recommande pas », et, sauvagement, elle frappe de son fouet, à l’aveuglette ! Moi, elle me vise exprès. Elle connaît mon lit. Il n’y a pas de jour où elle ne me fasse cet honneur. J’en ai l’habitude. Je suis presque inquiète si elle m’évite à l’aube. Ces jours-là je me cache pendant l’appel, car Gise a une excellente mémoire. Quand elle m’aperçoit, elle se souvient tout de suite de la ration en suspens.

Mais aujourd’hui je sursaute. Mon visage se contracte. Si Ella ne m’avait pas retenue qui sait si je me lamenterais encore dans ce carnet ?

Le coup m’a mis hors de moi. Je cogne ma tête contre le lit et je réclame mes chaussures en hurlant.

— Sois raisonnable, sois sage, murmure la pauvre Ella en cherchant à me calmer.

Plus elle m’implorait, plus je me cognais la tête sur les planches. Comme si, dans mon extrême misère, le fait de pouvoir, à mon tour, tourmenter quelqu’un m’en procurait un véritable plaisir.

— Que je suis malheureuse ! Et cela me faisait presque du bien de pouvoir ajouter en pensée : « Et méchante !… »

Ce n’était qu’un début. À peine avais-je quitté la baraque que mon pied nu s’enfonça jusqu’à la cheville dans une flaque d’eau. Il pleuvait à verse, pour la première fois depuis que je suis à Auschwitz. L’appel fut long, plus long que d’ordinaire. Pas question d’accéder au W.C. un jour pareil. Avec Ella je me tiens à l’abri sous la gouttière. Nous nous frottons le dos en grelottant. En vain. Quand on rouvre la baraque il faut déjà courir au dispensaire chercher la doctoresse. On arrive au galop avec le thermomètre : j’ai 39,7… — « Tu ne pourras pas te risquer à l’appel demain avec une fièvre pareille », dit la doctoresse sans cacher son malaise. « Attendons jusqu’au soir… » On me met des compresses, on me fait transpirer, ma tête tourne à cause de la dose de quinine qu’on m’a administrée, et le monde tourbillonne en cercles colorés devant mes yeux. Le soir, je suis faible comme la mouche d’automne, mais ma fièvre est tombée.

Ella m’a procuré de drôles de barques. Ce sont des sabots hollandais. Je peux m’asseoir dans chacun d’eux. Le pied glissé en avant je me traîne comme sur des skis. Si l’on me soutenait des deux côtés je pourrais atteindre le lavabo en dix minutes. Ce n’est pas leur poids qui m’empêche d’avancer, c’est la pluie. Ils se remplissent tout de suite comme des casseroles et je suis obligée de les vider sans cesse. Je n’en suis pas découragée outre mesure car plus tard, quand toutes les flaques gèleront j’en connaîtrai les avantages :

1) Je pourrai envelopper mes pieds glacés d’autant de couches de papier que je voudrai.

2) Les sabots pourront servir d’équipement pour tous les sports d’hiver, du patinage à la luge.

C’est ainsi que me consolait mon entourage hier soir, au lit. Nous avons envisagé dans le détail toutes les utilisations possibles de mes barques.

Ce matin, alors que l’aube commençait à poindre, quand je mis le pied dans le premier sabot, il pénétra dans une masse molle, collante. Une puanteur reconnaissable entre toutes me monta au nez, si puissante que je compris tout de suite, et c’est ainsi que mon autre pied l’échappa belle.

Vous avez deviné : voilà un autre usage du sabot-barque auquel cependant personne n’avait songé. Je me tins longuement sur un seul pied, regardant, découragée, l’autre dont la forme et la couleur étaient méconnaissables.

— Pouah, cochon, me criait-on de toutes parts. Une grande fille comme elle, elle n’a pas honte ?

Mais personne n’osa m’approcher. Je ne répondis pas. Que dire ? Ella n’était pas dans les parages. Comment me traîner, mon pied souillé, jusqu’au lavabo ? Il n’y avait d’ailleurs pas d’eau, et ce dernier coup m’acheva. Je n’entendis plus les injures. Appuyée contre le mur, j’attendais en silence, tandis que les larmes brûlaient mes joues ; je ne m’en souciai pas.

C’est ainsi qu’Ella, mon ange gardien, me trouva. Elle me conduisit dehors sans un mot, m’installa dans une flaque d’eau et lava le sabot. Je me laissais faire comme un bébé qu’on change.

Où est le sac de nerfs de la veille ?… Je suis par terre. Ça y est, on m’a eue. Que faire, vraiment, quand les dieux eux-mêmes se mettent à se payer la tête de quelqu’un ?