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BUREAU POLITIQUE ET BLOCK 11

Une simple baraque : planches, briques brunes et rouges, rideaux fleuronnés, graviers, parterre rabougri. L’âme et le cerveau. La plus « parfaite » administration de tous les camps.

Dounia Ourisson, une déportée d’Angers a franchi le porche barbelé avec mille déportés en juillet 1942. Le choix : « baguette à droite – baguette à gauche »… en quelques jours auront disparu son mari Ariel Ourisson, sa mère, sa sœur, son beau-frère, ses deux neveux… plus de 90 % de son convoi. Deux ans plus tard Dounia Ourisson, seule survivante des mille déportés arrivés en juillet, s’interroge comme à chaque minute de son extraordinaire sursis :

— Par quel miracle encore un jour ?

Dounia Ourisson comprend ou parle la plupart des langues européennes. Un don que savent exploiter les fonctionnaires du Bureau Politique. Mais Dounia Ourisson sait que toutes les détenues employées au Bureau Politique – témoins privilégiés – doivent disparaître comme par exemple les membres des kommandos des crématoires.

— Par quel miracle encore un jour ?

Question qui trouvera sa réponse dans la débâcle. Dès son retour, Dounia Ourisson témoigne :

Quel(32) est l’interné à Auschwitz dont le cœur ne s’est arrêté de battre quand, à l’appel, le chef ou la chefesse de block appelait son numéro ? Le lendemain il ne partait pas au travail mais à 7 heures se présentait à la « Schreilestube » du Bureau Politique. Aucun interné n’avait la conscience tranquille. De quoi pouvait-on être accusé ? Une lettre écrite à un camarade, sabotage du travail, « organisation »(33) d’un vêtement, participation à une conspiration ; tout prétexte était bon.

— Le cœur serré, une douleur au creux de l’estomac, les mains tremblantes, l’interné, conduit par deux S.S. allait au Bureau Politique, à la baraque qui s’élevait face au four crématoire. Là, il attendait quelque-fois une journée entière sans manger (grelottant de froid l’hiver, brûlé par le soleil l’été) l’heure d’être appelé devant le maître tout-puissant de tous les internés. Le Bureau Politique d’Auschwitz était le cauchemar de tous. C’est là qu’on battait, qu’on torturait, qu’on infligeait des mois et des mois de cachot. C’est de là-bas que partaient les condamnations à mort par pendaison, gaz ou fusillade.

— La Kommandantur se trouvait à côté du camp des hommes, séparée des blocks par des barbelés. L’interné qui faisait des signes à un camarade par la fenêtre payait cette audace de sa vie ou était envoyé à Birkenau, au kommando de punition. Dans la Kommandantur travaillaient cinquante-cinq à soixante détenues qui étaient des Juives slovaques, parfois françaises, belges ou grecques. Dans la Kommandantur était installée la section des fichiers et des dossiers. Chaque détenu vivant, mort ou gazé, avait son dossier et sa fiche. Rouge pour les hommes et jaune pour les femmes. La grande salle qui occupait tout le rez-de-chaussée était meublée de tables dont les énormes tiroirs contenaient des fiches. Trente détenues gardées par deux S.S. les classaient.

Ces fichiers concernaient :

1° L’état effectif, c’est-à-dire tous les détenus hommes et femmes se trouvant à Auschwitz, Monowitz-Buna, Blechhammer, Trzebinia, Dwory, etc.(34).

2° Les détenus transférés d’Auschwitz dans d’autres camps (sur le fichier étaient inscrits le jour de départ et la destination).

3° Les détenus à redresser. C’étaient surtout des jeunes ; ils n’étaient condamnés qu’à quelques semaines ou quelques mois de détention pour sabotage dans l’usine où ils travaillaient. Mais la Gestapo les oubliait, et ils restaient là des années. Ces détenus travaillaient à la I.G. Farbenindustrie à Buna.

4° Les détenus libérés (très peu nombreux). C’étaient pour la plupart des Allemands ou des Volksdeutsche(35). Avant de quitter le camp, ils signaient une déclaration dans laquelle ils s’engageaient à ne rien révéler de ce qu’ils avaient vu et entendu au camp. À leur libération, ils devaient se présenter à la Gestapo qui les avait arrêtés.

5° Les détenus décédés à l’hôpital. Le cachet « mort » et la date s’ajoutaient à leur nom.

6° Les détenus gazés avec au coin de la fiche « S.B. » qui voulait dire Sonder Behandlung (traitement spécial). Cette mention n’était comprise que des détenus qui travaillaient au Bureau Politique.

— Dans une salle plus petite travaillaient cinq détenues surveillées par un S.S. Les dossiers étaient suspendus aux armoires de la façon la plus moderne. D’après le numéro, il était très facile de trouver le dossier voulu. Chaque dossier se composait d’une fiche d’immatriculation que chaque détenu remplissait dès son entrée dans le camp, inscrivant nom, prénoms, date et lieu de naissance, nationalité, degré d’instruction, dernière adresse des parents ou amis, motif de l’arrestation ; chez les Juifs, on ajoutait la mention RSHA(36). Dans une case spéciale, il fallait indiquer le nombre de dents en or.

— Chaque lettre ou papier venant du dehors, chaque punition étaient classés dans le dossier.

Deux genres de dossiers étaient constitués :

1° Le RSHA, Reichs Sicherheits Hauptaint concernait uniquement les Juifs. Chaque S.S. pouvait en faire ce que bon lui semblait, il n’en était responsable devant personne ;

2° Commandeur : pour les détenus qui venaient des prisons politiques ou arrêtés pour divers délits de droit commun : voleurs, bandits ou assassins, pour la plupart Allemands. Ceux-ci étaient traités mieux que le RSHA, les S.S. n’avaient pas le droit de les gazer, car la Gestapo pouvait encore avoir besoin d’eux pour leur procès. Parmi eux, on choisissait les Lager Kapo, Arbeitsdienst et chefs de blocks. Le Bureau Politique décidait quel triangle le détenu devait porter(37).

— Dans une autre salle où travaillaient trois détenues surveillées par un S.S. était installée la section des décès. La direction de l’hôpital envoyait tous les jours la liste des morts. La liste était accompagnée de fiches rouges sur lesquelles étaient marqués le motif, le jour et l’heure de la mort. Il importait peu que le détenu fût mort du typhus qui faisait des ravages terribles au camp, de pendaison ou de torture. Officiellement il était toujours mort de mort naturelle : pneumonie, œdème des poumons, crise cardiaque, myocardite ou cachexie. Cette fiche rouge était mise dans le dossier et sur la fiche d’immatriculation était portée la mention : mort. Pour les gazés, il en était de même, mais avec la différence qu’à partir de 1943 on brûlait fiche et dossier. Sur les dossiers envoyés par la Gestapo, il y avait parfois la mention : « Nacht und Nebel », nuit et brouillard ; cette mention secrète n’était comprise que par le chef du Bureau Politique, celui-ci savait ce qu’il devait faire du détenu : il faut qu’il meure dans les trois mois qui vont suivre.

*
*   *

Maximilian Grabner dirigea le Bureau Politique jusqu’en décembre 1943. Pery Broad – qui commença sa carrière de S.S. à Auschwitz comme simple garde et termina comme chef du Bureau Politique du camp des Tziganes – a parfaitement analysé Grabner.

— Quiconque connaît(38) l’ancien camp d’Auschwitz ne saurait ignorer le nom du block 11. Par son aspect extérieur, il ne se distinguait pas des autres blocks. Quelques marches de pierre conduisaient à l’entrée située du côté de la façade. Une simple plaque noire portant le chiffre 11 était accrochée à droite, auprès de la porte vitrée, par laquelle on pouvait apercevoir un long corridor qui traversait tout le bâtiment. Contrairement aux autres blocks du camp, la porte du block 11 était toujours verrouillée. Sur un coup de sonnette, une sentinelle S.S. apparaissait et ses pas résonnaient lugubrement dans tout le bâtiment désert. D’un air méfiant, elle dévisageait l’étranger qui sonnait, et ensuite, l’expédiait du guichet, ou bien le laissait entrer, si cela était absolument nécessaire. On distinguait alors dans la pénombre du corridor, une grille solide munie d’une porte à barreaux qui le séparait de l’arrière-partie du bâtiment. Mais même avant de pénétrer à l’intérieur, on était saisi d’angoisse en apercevant que les fenêtres du block étaient presque entièrement murées, ne laissant passer qu’un mince filet de lumière à travers un jour pas plus large qu’une main. Même les fenêtres des caves étaient solidement grillées. À certains endroits, à la hauteur des soupiraux des caves, on pouvait remarquer d’étranges caisses en tôle, dont la destination était difficile à préciser.

— La cour entre le block 11 et le block 10 était protégée de deux côtés contre les regards indiscrets des curieux, par des murs élevés reliant les façades des deux bâtiments. L’entrée à la cour était défendue par une solide porte en bois, munie d’un judas se fermant de l’intérieur. Lorsque l’on remarquait encore que les fenêtres du block étaient masquées par des lattes, on se mettait à penser que cette cour avait aussi une destination spéciale(39).

— Mais même quand on avait déjà réglé ses affaires de service dans le bureau qui se trouvait à droite, tout près de la porte d’entrée, on savait seulement qu’on venait de quitter le fameux K.A.(40), c’est-à-dire le dépôt de la Kommandantur où les prisonniers étaient enfermés quelque part dans des cellules. En sortant de l’atmosphère étouffante qui régnait dans ce block, on respirait inconsciemment une large bouffée d’air frais.

— Dans le bureau du chef de la section II de la Kommandantur du camp, se sont réunis tous les consultants et les préposés aux écritures(41). Le chef de la section, le S.S. Unterscharführer Max Grabner préside une conférence. Homme de taille moyenne, il trône orgueilleusement derrière son bureau. Ses phrases incohérentes ainsi que son allemand incorrect, laissent voir que malgré ses chevrons d’argent on a affaire à un homme entièrement inculte. Les initiés n’ignorent pas qu’en civil il gardait les vaches quelque part dans les montagnes. Aujourd’hui, il se pavane dans l’uniforme S.D.(42) et possède le grade de greffier criminel de la Gestapo.

— Ce jour-là, il est mécontent du travail de sa section. À son avis on lui présente trop peu de rapports disciplinaires contre les détenus ainsi que trop peu de motions d’exécutions capitales. Il reproche à ses subalternes une trop grande mollesse. Ceux-ci, les yeux fixes, n’osent prononcer aucune objection ni justification. Son ordre, d’agir dorénavant avec plus de rigueur, est accepté par un muet salut militaire. Grâce à sa brutalité sans scrupules, son amour-propre et son orgueil maladifs, ainsi que grâce à son hypocrisie proverbiale, Grabner était devenu le personnage le plus important du camp d’Auschwitz. Même le commandant du camp, le S.S.-Sturmbannführer Hoess, qui ne lui cède ni en cruauté sadique, ni en impudence, évite autant que possible toute controverse avec ce fonctionnaire rusé de la Gestapo. La conférence a lieu, comme d’habitude, le samedi matin. Comme il l’avoue lui-même cyniquement, Grabner profite de chaque fin de semaine pour « nettoyer les bunkers »(43). Après la conférence, toute la section va se rendre au block 11. À vrai dire, trois ou quatre consultants suffiraient, mais Grabner préfère rassembler tous ses subalternes car il se sent bien à l’aise au milieu d’une suite nombreuse.

— Au block 11, dans le bureau, on attend l’arrivée du chef de camp le S.S.-Hauptsturmführer Aumeier. Après les avoir fait attendre un certain temps, pour se donner de l’importance, le petit Bavarois entre enfin dans la salle d’un pas pesant. Sa voix aiguë et éraillée laisse deviner un ivrogne. La brutalité qui se peint sur son visage ainsi que dans ses yeux lui suffit pour carte de visite. Il se fait gloire d’être l’ami personnel de Himmler et de posséder la décoration d’or du N.S.D.A.P. Il est suivi avec empressement par le chef de rapport le S.S.-Unterscharführer Stiwitz. Ensuite arrive encore un médecin S.S. Les geôliers et plusieurs chefs de blocks complètent la commission qui descend aux caves pour procéder au « nettoyage ». Sur un large corridor divisé, comme à l’étage supérieur, par une forte grille munie d’une porte à barreaux, débouchent de courts dégagements latéraux. Sur chaque dégagement donnent trois à cinq cellules dont les lourdes portes en bois de chêne sont munies des ferrures en acier et des judas. L’air sous la voûte des caveaux est si lourd qu’on y respire à peine. Le bruit étouffé des voix derrière les portes des cellules, la lumière aveuglante des ampoules dégageant un contraste tranchant entre le plancher peint en noir et les murs blanchis à la chaux, et les têtes de mort luisant sur les casquettes des S.S. contribuent à créer une atmosphère lugubre.

— Un geôlier ouvre la porte de la première cellule avec un gros trousseau de clés. Il doit encore repousser deux verrous de fer. L’évasion de cette prison – qui en plus se trouve à l’intérieur du camp cerné d’une enceinte à haute tension – est absolument impossible. Une puanteur suffocante se dégage des cellules étroites et bondées. Un prisonnier lance un « Achtung(44) ». Le visage impassible, des ombres éreintées vêtues de leurs hardes à raies bleues et blanches se mettent en rang dans la cellule. On peut voir que quelques-uns se tiennent à peine debout. Avec l’apathie des gens qui ont perdu toute envie de vivre, ils s’abandonnent à la procédure qui suit et qui va décider de leur sort. Plus d’une fois probablement, ils ont eu déjà la chance de s’en tirer la vie sauve.

— Aumeier tient contre la porte la liste de tous les détenus dont le sort va être décidé dans un instant par Grabner. Le premier des prisonniers décline son nom et donne la durée de son incarcération dans la cellule. Le chef de camp questionne brièvement le chef de rapport sur le motif de l’incarcération. Si le détenu a été consigné par la section II(45) – ce qui avait lieu surtout en cas de tentative d’évasion – la décision appartient à Grabner. Les deux maîtres tout-puissants du camp décident par la suite : « peine 1 » ou « peine 2 ». Les prisonniers assignés à l’autre catégorie quittent la cellule et doivent se ranger en deux groupes dans le couloir central. Les autres demeurent en « détention d’instruction ».

— Le délit des détenus punis de la « peine 1 » consistait, par exemple, en ce qu’ils avaient chipé quelques pommes de terre, qu’ils possédaient une pièce de linge supplémentaire, qu’ils avaient fumé une cigarette pendant les heures de travail ou bien en une autre vétille semblable. Ils ont la chance de s’en tirer par une bastonnade ou quelques semaines de kommando disciplinaire qui signifiait un travail particulièrement rude(46). Il en était autrement des infortunés dont le sort était défini par le chiffre « 2 ». Aux yeux de tous, Aumeier dessinait avec un gros crayon bleu auprès du nom retenu, une grosse croix en traçant méthodiquement de petits traits à ses quatre bras. La signification du terme « peine 2 » n’était un secret pour personne. Les premiers auxquels on avait, cette fois encore, accordé la vie sont conduits au camp pour y subir les peines qui leur étaient infligées. Entre-temps, on vide de leurs occupants les grandes cellules communes du rez-de-chaussée et du premier étage dont les fenêtres donnent sur la cour. Dans ces salles communes, plus de cent personnes sont souvent entassées : internés du camp et prisonniers civils. On les fait passer, hommes et femmes séparément, dans les cellules situées de l’autre côté du bâtiment.

— Les candidats à la mort vont être conduits dans une salle de lavabos située au rez-de-chaussée. Les détenus occupés au block 11 comme nettoyeurs et scribes, masquent la fenêtre avec une couverture et recommandent à leurs infortunés camarades de se déshabiller. Sur le torse des condamnés ils marquent leur numéro en gros chiffres avec un crayon à copier pour faciliter par la suite l’enregistrement des cadavres à la morgue ou au crématoire. Les malheureuses victimes ont visiblement renoncé à la vie, et peut-être même éprouvent-elles un certain soulagement à la pensée que dans quelques minutes elles seront affranchies de leurs tyrans et délivrées de leurs souffrances. Pendant ce temps, Aumeier, Grabner et quelques autres S.S. se sont rendus dans la cour : mais la plupart d’entre eux s’étaient déjà retirés auparavant. La présence de Grabner incommode tout le monde car il est dangereux d’être sans cesse accusé de trop de mollesse par ce fonctionnaire de la Gestapo. Et pourtant, la majorité des gens de Grabner étaient des fanatiques auxquels on pouvait reprocher tout, sauf la sensibilité du cœur.

— Dans la cour du block 11 un écran noir est adossé au mur en brique. Pour des milliers d’hommes innocents, des patriotes qui n’ont pas voulu trahir leur patrie pour un gain matériel, des détenus qui avaient réussi à s’échapper de l’enfer d’Auschwitz mais qui ont eu le malheur d’être saisis de nouveau, pour des bons citoyens de deux sexes de tous les pays occupés par les Allemands, cet écran noir en matière isolante était devenu le poteau marquant le terme de leur route terrestre.

— C’est le chef de rapport ou un geôlier qui se chargent de l’exécution(47). Pour ne pas attirer l’attention des gens qui passent sur la route voisine, ils emploient une arme de petit calibre ayant un magasin de 10-15 charges. Aumeier, Grabner et le bourreau cachant derrière son dos l’arme déjà chargée, se tiennent en posture militaire enivrés par le sentiment de leur toute-puissance. Au fond, quelques brancardiers effarés attendent avec les brancards le moment de remplir leur triste devoir. Ils n’arrivent pas à maîtriser la terreur qui se peint sur leur visage. Un prisonnier armé d’une pelle se tient près de l’écran noir. Un autre détenu, choisi parmi les plus robustes des nettoyeurs amène au pas de course les deux premières victimes. Il les tient fermement par les bras en les appuyant le visage tourné contre l’écran. « Prosto » (droit !), commande quelqu’un quand ils essayent de retourner la tête. La plupart de ces squelettes vivants se tiennent à peine debout ayant passé de longs mois dans des cachots puants, dans des conditions à peine supportables même pour une bête.

— Et pourtant il y en a beaucoup qui trouvent encore la force de crier en cette heure ultime : « Vive la Pologne » ou « Vive la Liberté ! » Le bourreau s’empresse alors de leur tirer un coup dans la nuque ou tente de les réduire brutalement au silence par des coups. Les S.S. si sûrs de leur puissance poussent à ce moment des ricanements convulsifs, mais ce n’est qu’avec répugnance qu’ils voient ces preuves de l’orgueil national et de l’amour de la liberté que même la terreur n’avait pas réussi à dompter. C’était ainsi que mouraient les Polonais et les Juifs qui, selon la propagande nazie, étaient des natures esclaves, mendiant la grâce, et n’ayant aucun droit à la vie, en tout cas pas au genre de vie dont seuls les Allemands seraient dignes ! Or, les tyrans étaient contraints de voir se répéter presque toujours le même tableau : tous ces condamnés, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, ramassaient leurs dernières forces pour mourir avec dignité. Pas une imploration de grâce ne sortait de leur bouche, et bien souvent ils lançaient à leurs bourreaux un regard de profond mépris auquel ces assassins primitifs ne savaient répondre que par un accès de rage.

— Les coups de feu partent un à un à peine perceptibles. Les victimes s’affaissent avec un râle au pied du mur. Le bourreau contrôle si les coups dans la nuque qu’il avait tirés à une distance de quelques centimètres ont bien porté. Il met le pied sur le front du cadavre étendu sur le sol et tire la peau avec le bout de sa botte pour voir si le regard du fusillé s’est éteint. Aumeier et Grabner l’observent avec intérêt. Si le fusillé râle encore, un des deux chefs S.S. lance l’ordre : « Encore un coup à celui-ci ! » Un coup à la tempe ou dans l’œil met fin alors à cette vie tourmentée. Les brancardiers circulent au pas de course avec leurs brancards et y chargent les cadavres pour les entasser ensuite à l’autre bout de la cour. Les corps ensanglantés s’amoncellent de plus en plus nombreux. Pendant quelques minutes encore, un mince filet de sang suinte de la plaie à la nuque et coule le long de l’échine. Chaque lois que deux fusillés sont emportés, un détenu muni d’une pelle s’approche silencieusement, sans aucun signé d’émotion, et recouvre de sable la flaque de sang écumeuse. Le bourreau recharge machinalement son arme et continue sa besogne. Si un arrêt se produit, il met son fusil de côté en sifflotant une chanson ou s’entretient avec d’autres assistants sur des sujets futiles. Il voudrait prouver par cela qu’il lui coûte peu d’« achever toute cette racaille » et qu’il est un « dur ». Il est fier de n’éprouver aucun remords en tuant ces hommes innocents. Si un condamné tourne la tête, il lui applique le canon de son arme à la nuque et appuie son visage contre le mur. Cela arrive surtout en cas de cris patriotiques lancés par les condamnés. Car les S.S. se rendent bien compte que cette ultime profession de foi fanatique de ces martyrs torturés à mort, ranime le sentiment national de ceux qui l’entendent de l’autre côté du mur.

— Souvent il arrive que les derniers moments des exécutés devant l’écran noir se prolongent douloureusement. Ils sentent déjà contre leur nuque la pression froide du canon de l’arme sali de sang, ils perçoivent le grincement de la détente… l’arme est enrayée ! Le bourreau ennuyé interrompt sa besogne, manipule son fusil avec un air important en renseignant les autres S.S. qu’il serait grand temps de se procurer un nouveau fusil. Personne ne se soucie de l’angoisse mortelle qu’éprouve le malheureux attendant près de l’écran. Une main de fer le saisit par le bras et le retient fortement. Enfin, l’arme est appuyée de nouveau contre sa nuque. Probablement elle va fonctionner cette fois à moins qu’elle ne s’enraye encore. Ce n’est qu’une heure après que ce jeu odieux est terminé.

— Grabner a « nettoyé » son bunker et prend à présent un copieux déjeuner. La cour du block 11 semble complètement déserte. Le sable devant l’écran noir est fraîchement ratissé. Un essaim de mouches bourdonne au-dessus de quelques larges taches sombres à l’autre bout de la cour. Un large tracé sombre passe à travers le camp. Il part de la lourde porte en bois munie d’un judas qui défend l’entrée de la cour du block 11, et mène jusqu’à la sortie du camp dans la direction du crématoire.

À la porte du camp, un orchestre de détenus joue une allègre marche allemande pour les kommandos qui partent pour le relais de l’après-midi. Il n’est pas facile de garder le pas, les pieds encombrés par les lourds sabots et écorchés jusqu’au sang. Mais malheur à celui qui bronche – il recevra un coup de pied brutal dans le dos ou un coup de poing en pleine figure.

— Dans la salle des lavabos du block 11, les nettoyeurs trient les hardes misérables laissées par les fusillés. Le bourreau, en humeur excellente, enlève quelques taches de sang de son uniforme et s’apprête à faire une conférence pour les soldats sur le sujet : « Les devoirs des S.S. en Europe. »