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AUSCHWITZ, CAMP DE FEMMES

Le 26 mars 1942, alors que fonctionnent depuis déjà quatre mois les deux premières chambres à gaz d’Auschwitz, un convoi inhabituel s’immobilise sur la rampe. Le cordon de sentinelles ne se compose que d’une dizaine de S.S., arme à la bretelle. Les portes des wagons glissent ; des femmes sautent sur le quai. Des femmes jeunes, convoyées par d’autres femmes jeunes installées dans les compartiments d’un wagon de voyageurs.

— On(21) nous avait envoyé de Ravensbrück, à ce qu’il me semble, le rebut de l’humanité. Ces femmes surpassaient de loin leurs homologues masculins en vulgarité, en bassesse et en avilissement. C’étaient, pour la plupart, des filles qui avaient déjà purgé de longues peines de prison. Ces bêtes féroces devaient inévitablement assouvir leurs mauvais penchants sur les détenues qu’elles devaient surveiller. Or, Himmler lui-même avait indiqué, lors de sa visite à Auschwitz en 1942, qu’il les considérait comme particulièrement désignées pour l’emploi de Kapo auprès des femmes juives. Presque toutes ces filles ont survécu à la détention, à moins d’avoir été victimes d’une épidémie. Pour elles, les souffrances morales n’existaient pas.

— J’ai(22) fait partie de ce fameux convoi. On nous avait dit que nous fonderions un nouveau camp de femmes plus important que Ravensbrück, où nous serions mieux traitées et surtout mieux nourries. Notre surveillante chef ajouta même : « Vous serez chargées de faire filer doux les Juives d’Europe. Elles seront à votre service. » Je ne veux pas parler de cette période de ma vie. Ce ne fut qu’un combat permanent pour ne pas capituler. Ce ne fut ni propre, ni honnête. J’ai volé, j’ai fait condamner mais je n’ai pas tué. Ça, je n’aurais pas pu le faire. Beaucoup de mes camarades n’ont pas hésité à tuer. Qui n’a pas connu Auschwitz et surtout Birkenau, ne peut comprendre.

Le soir même, mille déportées transférées de prisons polonaises, découvraient Auschwitz… Auschwitz camp de femmes venait de naître.

*
*   *

— Nous(23) sommes parties 70 femmes le 22 juin 1942, « libérées » du camp des Tourelles pour être déportées. Destination inconnue. Après trois jours d’un voyage harassant, nous sommes arrivées à Auschwitz. Nous nous sommes trouvées perdues au milieu de 7 000 femmes allemandes, polonaises, slovaques, juives ou « aryennes » qui, en général, ne savaient pas un mot de français. Tout de suite, nous avons été soumises au régime du camp, dépouillées de tous nos vêtements, vêtues de vieux uniformes russes, tondues ; nous avons dû, dès le premier jour, subir l’appel interminable sous la garde de codétenues aidant les S.S. à appliquer une discipline stricte, imbécile et inhumaine.

— Après une courte nuit passée sur des châlits où une paillasse pourrie nous servait de couchage, nous avons été rassemblées pour partir au travail. Lorsque, après une longue station debout, enfin mises en rangs, agglomérées à un kommando, nous pensions que notre colonne allait se mettre en marche, il fallut encore enlever les mauvais souliers qu’on nous avait donnés à l’arrivée. Oh ! ce trajet sur les routes pierreuses et poussiéreuses où les S.S. nous doublaient en prenant moins garde à nous qu’un automobiliste à une bande de volailles. Ce fut véritablement le début de notre calvaire, car la douleur aiguë nous réveilla de la torpeur qui nous engourdissait depuis la veille.

— Après avoir cherché les pelles et les pioches qui étaient nécessaires à notre travail, nous sommes arrivées enfin à un terrain vague qu’il s’agissait en principe d’aplanir, c’est-à-dire qu’il fallait piocher, accumuler la terre en tas. Même en bon état physique, un tel travail représentait pour nous un effort considérable, mais dans notre forme présente, soulever la pioche semblait être un geste au-dessus de nos forces. Et nous enviions nos camarades qui, au moins, avec leur bêche, n’avaient pas besoin de soulever un tel poids. Petit à petit, nos muscles se familiarisaient avec ce travail, mais le soleil s’est levé et devient cuisant.

— La soif se fait sentir, désagréable d’abord, puis pénible, harcelante maintenant. Des yeux nous cherchons un ruisseau, une flaque. À perte de vue, ce ne sont que terrains arides. Pourtant, perdue dans ce désert, à côté du chantier, il y a une maison. Une femme en sort, suivie d’un enfant en bas âge. Elle va étendre son linge dans la cour et cet acte familier nous relie soudain à la vie civilisée et l’angoisse et la révolte nous emplissent. Comment là, à portée de voix, il y a une habitation, une femme, une mère qui nous voit dans cet état, dans cette tenue invraisemblable, astreintes à ces travaux de force et elle ne bronche pas. Mais ce n’est pas possible ! Des idées folles me traversent l’esprit ! Elle va téléphoner à la Croix-Rouge, alerter le monde ! Mais non, c’est à peine si elle nous accorde un regard qui semble accoutumé à ce genre de spectacle et, tranquillement, elle sort ses pinces à linge et accroche des couches. Je crois la voir encore à travers les larmes qui embuent mes yeux sans jaillir, ce qui me soulagerait. Sans doute maintenant cette femme raconte-t-elle de l’air innocent que nous connaissons qu’elle n’a jamais su ce qui se passait à l’intérieur des camps de concentration !

— Une bonne gifle administrée par la sentinelle arrivée dans mon dos me tire de mes rêves et le travail reprend. Une, j’élève ma pioche ; deux, elle redescend, mais pas avec assez de force pour entamer le sol desséché. Il me faut reprendre mon souffle et l’air en entrant me fait ressentir la soif avec plus d’acuité. Là-bas, nos Kapos se régalent avec une bouteille de café. Piètre festin sans doute, mais il me semble enviable ! Et dire que là-bas, dans la maison, il y a sûrement de l’eau. Maintenant, cette oasis ne m’apparaît plus que comme un lieu de rêve où l’on peut étancher sa soif. Enfin, il est onze heures et demie, un coup de sifflet ; d’un coup, les instruments jonchent le sol, nous nous mettons en rangs, et nous nous acheminons vers le camp. Là, on nous groupe devant chaque block pour la distribution de la soupe, mais hélas, pas de café ! Et la soupe farineuse a dû mal à passer. Nous sommes bien fatiguées, mais il est interdit de s’asseoir et encore bien plus d’entrer dans le block où l’on pourrait s’étendre sur sa couchette ! D’ailleurs, il faut déjà se remettre en rangs et repartir pour le travail. De nouveau, il faut quitter nos chaussures que nous avions pu enfiler à l’intérieur du camp et notre martyre recommence.

— Les tas de terre qu’on nous avait fait accumuler à gauche sont maintenant transportés à droite et vice-versa, visiblement, la seule idée directrice consiste à nous exténuer au maximum. Le seul rendement pratique semble être l’extraction des cailloux. De temps en temps, une voiture à cheval conduite par un Polonais (j’entends encore son Dbr Dbr qui remplace notre Hue !) fait son apparition. Et alors quatre ou cinq d’entre nous sont désignées pour charger les voitures. Nous regrettons alors la pioche, car maintenant ce sont des fourches pleines de cailloux qu’il faut élever jusqu’au niveau des voitures. Au cours de la journée, le rythme de l’arrivée des voitures s’accélère, à la fin, nous sommes occupées d’une façon presque continue à charger les voitures. Au milieu de l’après-midi, nous recevons des visites. D’abord celle d’un officier S.S. qui arrive, caracolant sur un magnifique cheval. Son arrivée a été annoncée de loin, car les S.S. chargés de nous garder qui, contrairement au règlement, se prélassent dans l’herbe, ont aussi peur que nous de leurs supérieurs. Pour que le chef trouve le chantier « en ordre », les sentinelles nous incitent à un travail redoublé par des coups de crosse distribués de tous côtés. Tant pis pour celle qui l’attrape sur la tête ou dans les reins ! Les précautions ont été suffisantes, l’officier est, paraît-il, satisfait. Il marmonne trois mots, nous avons su plus tard que ces trois mots exprimaient seulement de l’étonnement parce que nos têtes n’étaient pas complètement tondues.

— La deuxième visite fut celle d’un civil polonais (un de ces nationalistes farouches qui se mirent au service des Boches). Un civil ! De nouveau, une lueur folle d’espoir me traverse. Il fera quelque chose pour améliorer notre sort… ! En fait, c’est pour lui que nous travaillons. Il nous a louées au camp et il entend que cette main-d’œuvre lui rapporte au maximum. Il est très mécontent de notre travail et signifie à nos Kapos que nous devons travailler plus vite et plus énergiquement.

— À cinq heures et demie, la journée de travail se termine enfin et de nouveau, cinq par cinq, nous nous acheminons pieds nus, transies de froid maintenant, car une ondée orageuse nous a mouillées jusqu’aux os, vers un nouveau supplice. De tous côtés arrivent des colonnes semblables à la nôtre qui convergent vers la porte d’entrée. Le retour doit se faire dans le même ordre que le départ et nous devons nous garer pour laisser passer des colonnes qui doivent rentrer avant nous. Enfin, c’est notre tour. L’accès des blocks est encore interdit et nous sommes amenées directement à l’emplacement où nous devons subir l’appel. La cérémonie se déroule comme hier, celle de la pitance aussi, celle de la lutte pour un lit également. Et quand enfin, nous pouvons un peu causer entre Françaises, nous préférons nous taire, car à quoi bon ? Toutes nous avons compris que si aucun miracle ne survient, nous ne pourrons pas tenir longtemps à ce régime-là. Alors il vaut mieux rassembler ses forces pour essayer de tenir quand même.

— Pour moi, le miracle s’est produit. Le chef de l’agriculture voulait utiliser cette main-d’œuvre bon marché à l’étude et l’exploitation d’un pissenlit des racines duquel les Russes extrayaient du caoutchouc. La proximité de l’usine de Buna rendait ce problème particulièrement intéressant. Mon titre de docteur ès sciences naturelles, et aussi la merveilleuse action de sa secrétaire, Annie Binder, d’origine allemande, mais Tchèque de naissance et de culture qui aimait la France et voyait là le moyen de sauver des Françaises, le poussèrent à me choisir ainsi que deux de mes camarades pour ce travail. À partir de ce jour, j’ai vécu dans des conditions d’hygiène meilleures et le travail fut moins dur. En principe, nous devions faire un travail de laboratoire, grâce à Popov et Nikitine(24) nous fûmes utilisées à charger de la terre, à enlever des mauvaises herbes et à laver les gamelles de nos Kapos.

— En tout état de cause, j’ai été sauvée par cette chance inespérée et tout de suite nous avons réalisé ce que cela représentait. Je n’oublierai jamais cette phrase d’Andrée Weiler, mère d’une petite fille à peu près de l’âge de mon fils, qu’elle prononça après l’appel où mon numéro avait été désigné pour aller « Nach Vorner » (au bureau central) : « Tu reverras peut-être ton fils, toi. » Mais, pour vous toutes, mes sœurs, le supplice a continué avec la même intensité. Et les journées succédèrent aux journées. Toutes semblables. Seule Tamara, prise comme docteur à l’infirmerie, se trouvait aussi dans des conditions matérielles tolérables. Mais quel désarroi moral dans cette conscience pure de vingt-deux ans, de voir ainsi des malades souffrir sans pouvoir leur apporter aucun soulagement. Le soir, elle se sauvait et venait auprès de nous. Dans une visite furtive à nos amies, nous leur apportions ce que nous avions pu glaner pour elles dans la journée : un bout de chiffon, une bouteille vide pour emporter du café au travail, un peu de pain moisi méprisé par les détenues favorisées. Malgré toutes les défenses nous nous retrouvions et nous échangions nos impressions, nos espoirs. Nous nous concertions pour parer au plus urgent. Il s’agissait surtout d’essayer de faire porter malades quelques-unes de nos amies, car, au moins, elles resteraient quelques jours sans travailler.

— Un jour, je vois Tamara arriver à moi méconnaissable. Nous avions bien entendu parlé de chambres à gaz et nous savions que la grande cheminée devant laquelle nous passions tous les jours était alimentée par des cadavres, mais ces notions étaient vagues. Cette fois, Tamara était mêlée directement au drame. L’ordre était arrivé à l’infirmerie. Soixante-dix femmes devaient être choisies pour aller à la mort. Chaque doctoresse devait choisir cinq ou six victimes dans chaque salle. Tamara qui avait deux salles, devait condamner douze personnes à mort ! La première fois, elle ne put s’y résoudre, mais la deuxième fois, comme elle s’était aperçu que, devant son refus, les infirmières avaient choisi au hasard, elle préféra encore indiquer celles qu’elle savait perdues.

— Pour nos autres camarades, toujours aucun changement. Les seuls incidents notables étaient : une tête enflée par suite d’insolation, des jambes déformées, des panaris, mais l’usure grave s’accomplissait insensiblement. Chaque jour nous retrouvions nos camarades amaigries, vieillies, mais cela se passait, en général, sans à-coups. En dehors de ce souci de santé, nos rapports avec nos compagnes étaient souvent difficiles. Tout effort était pénible. Celui de se faire comprendre par gestes était irritant et cela créait des malentendus constants qui avaient pour effet une atmosphère d’inimitié.

— Et puis, nous étions si différentes de ces filles venant d’Europe centrale. Pas seulement par la langue, mais aussi par les habitudes, par les réactions, les sentiments. En particulier, nous ne pouvions accepter les coups que nous distribuaient nos codétenues sous le prétexte qu’elles avaient un brassard. Et je me souviens de Freddy (morte par la suite à la chambre à gaz à laquelle elle avait été condamnée comme sanction pour « organisation »(25)), tombant à bras raccourcis sur notre chef de block qui lui avait donné une gifle. Cela produisit une grande « histoire » ; on rapporta cet acte de rébellion et cela finit par vingt-cinq coups de bâton sur le derrière. À cette époque, cette sanction était administrée avec un grand décorum. Toutes celles qui avaient été condamnées à être ainsi frappées étaient amenées à un emplacement réservé et les autres détenues appartenant à leur kommando ou à leur block, étaient obligées d’assister à l’exécution qui était administrée avec une force d’une sauvagerie inimaginable. Les malheureuses victimes souvent s’évanouissaient et étaient rappelées violemment à la vie avec brutalité afin de subir la punition complète. Toutes en sortaient dans un état épouvantable. Elles n’avaient droit à aucun soin et devaient reprendre immédiatement le travail.

— Toutes ces forces conjuguées nous exténuaient. Nous étions à bout. Une d’entre nous tenta de s’évader d’une colonne. Elle supplia qu’on la fusillât. Mais nos gardiens qui, déjà, envoyaient à la mort un contingent de femmes important, ne voulurent pas exaucer sa prière. Ils n’auraient pas été satisfaits s’ils n’avaient pas fait souffrir chacune au maximum. Elle fut rouée de coups, mordue par les chiens et dut continuer son martyre en portant au-dessus de son numéro un disque rouge qui la signalait à tous.

— Un jour vint où un remue-ménage extraordinaire agita le camp jusque dans ses entrailles les plus intimes. De toutes parts, on ratissait, on astiquait, on frottait, on faisait briller les vitres. Petit à petit, la rumeur publique nous apprit qu’on attendait la visite de Himmler. C’est alors que je sus que nous étions la propriété de ce grand chef. Les terrains que nous déblayions, c’était pour lui ; la soupe qui nous était si parcimonieusement distribuée, c’était à lui que nous la devions, les envois à la chambre à gaz, c’était lui qui les commandait. Il était le grand maître de tous les camps de concentration en Allemagne, mais Auschwitz, en plus, était sa propriété personnelle. Et voilà qu’il venait nous inspecter. Nous sûmes tout de suite que sa visite n’apporterait rien de bon, mais nous ne nous attendions tout de même pas au sort qui nous était réservé.

— Je me rends compte maintenant que sa visite était seulement motivée par le fait que le grand plan d’extermination des Juifs était au point et qu’il allait entrer dans la voie de la réalisation. Himmler venait seulement pour l’organisation de ce crime gigantesque. Sa tournée avait pour but de choisir l’emplacement où les malheureux qu’on n’aurait pu exterminer tout de suite ou dont on aurait à tirer l’énergie qu’ils apportaient des pays civilisés, pourraient être parqués. Il fallait prévoir l’emplacement des chambres à gaz pour la construction desquelles il était en pourparlers d’affaire depuis 1942. Il fallait modifier un peu la voie ferrée. Naturellement, tous ces travaux furent imposés aux détenus eux-mêmes.

— Quelques jours après cette visite mémorable qui laisse une trace encore plus noire dans une série de jours sinistres, on nous fait partir d’Auschwitz après l’appel sans nous laisser chercher nos trésors si péniblement acquis pendant ces deux mois (c’était en général, un chiffon pour nous sécher, une bouteille vide qui nous permettait de garder un peu de café pour parer à la soif de la nuit et de la journée, quelquefois un bout de savon ou une brosse à dents). Les Juives, elles, furent conduites directement du travail à leur nouvelle résidence. Les quatre kilomètres qui séparent Birkenau d’Auschwitz étaient encombrés par tous ces convois sinistres. Où allions-nous ? Pour combien de temps ? Que trouverions-nous ? Les amies qui, comme moi, se trouvèrent isolées dans un kommando, s’inquiétaient de savoir si elles retrouveraient celles qui étaient devenues pour elles plus que des sœurs. La route traversait la voie ferrée. Là, pour la première fois, nous rencontrâmes un convoi de vieillards et d’enfants. Ils étaient là, terrifiés, rangés cinq par cinq, chaque bébé sur les bras comptait pour un. Je me souviens de ce vieillard à barbe grise qui, au premier rang, s’appuyait sur un bâton. Et de ce petit garçon de deux ans et demi, en culotte de ski bleu marine. Juste comme le mien. Pour la première fois, je crois, j’ai réalisé vraiment ce qui nous arrivait et j’ai pleuré, car, on pouvait être sûr qu’il n’y avait pas de place dans cet enfer pour les vieillards ni pour les enfants. Le soleil commençait à baisser et s’engloutissait dans une féerie rouge dantesque. Il fallait marcher et bientôt on recommençait à penser à son propre sort. Mais où donc était ce nouveau camp ? Comment ne voyions-nous pas encore de cet horizon plat surgir des bâtisses capables d’abriter tout ce monde. Ce n’est qu’en arrivant que nous pûmes distinguer ces étables basses et ces baraques en bois sans orifices qui allaient être nos « maisons ». Cette arrivée à Birkenau fut effroyable. Un espace immense où étaient parsemées d’un côté du fossé les étables, de l’autre, les baraques. Nous qui étions privilégiées, nous fûmes dirigées vers les baraques. Il n’y avait encore ni lits ni couvertures. Nous dûmes nous-mêmes sans lumière, le soir même, assembler des planches pour construire des cadres sur lesquels nous parvînmes à nous entasser. Ce qui était le plus affreux, c’était cette impression d’être perdue dans ce grand espace. Nous ne savions pas que nous étions si nombreuses et chaque jour de nouveaux convois arrivaient. La symphonie destructive était bien orchestrée ; dès le jour de notre arrivée à Birkenau, les convois venant de toute l’Europe affluèrent. Il n’y avait pas une goutte d’eau dans le camp et pour les 2 000 femmes que nous étions environ, il y avait un lieu dit « cabinet » pour les « aryennes » et un autre pour les Juives. Comme je portais l’uniforme des aryennes, j’étais mise à la porte de celui des Juives et les aryennes me renvoyaient parce que je portais l’étoile juive. D’ailleurs il y avait toujours un prétexte pour être renvoyée, mais gare à celle qui, poussée à bout par la dysenterie qui nous torturait toutes, se soulageait dans un coin retiré. Quelle bastonnade ! Quand on arrivait à pénétrer tout de même, on trouvait une fosse rectangulaire ouverte, bordée d’un petit mur sur lequel on s’asseyait. Je me souviens avec horreur m’être retournée et avoir été stupéfiée par cette rangée d’anus qui excrétaient des matières d’aspect et d’odeur infectes. Dès le lendemain, malgré la police ou à cause de la police, le petit mur était recouvert d’excréments et le sol transformé en une mare d’urine.

— Le camp entier était jonché d’excréments, car comment demander à des femmes dysentériques de trouver le temps de sortir du coin où elles étaient entassées, de trouver la porte du block, de parcourir ensuite les trois cents ou cinq cents mètres qui les séparaient des W.C. surtout lorsqu’elles ne connaissaient pas le terrain et qu’elles se heurtaient partout à des pierres ou à des planches. Je me souviens de cette nuit pluvieuse où, à la quatrième fois que je dus sortir à bout de forces, je suis tombée. Je sens encore le contact de cette argile mouillée de laquelle il était si difficile de se dépêtrer. « Une chance que tu n’es pas tombée dans les matières », me répondit la gentille Polonaise à qui j’avais osé confier mes aventures nocturnes.

— Matin et soir, il y avait appel. Les S.S., eux aussi, étaient perdus dans ce grand espace et submergés par les nouveaux arrivages. Cela durait trois ou quatre heures chaque fois. Le matin on nous faisait lever chaque jour plus tôt, chaque soir nous nous couchions plus tard. On n’avait plus le temps de nous distribuer à manger. En dehors du travail, on passait tout son temps à l’appel.

— Le premier dimanche, il faisait un temps magnifique. Tout le côté aryen, le matin, fut consigné, car il fallait coltiner paillasses et couvertures. Si épuisant que fut ce travail, il était pour nous l’espoir d’un peu de confort. Les Juives s’étonnaient de n’avoir rien à faire. Je sais maintenant pourquoi il était inutile pour elles de s’installer. Puisqu’elles étaient toutes destinées à mourir ! Ce n’était vraiment pas la peine d’user des couvertures pour ces futurs cadavres ! À midi, tout le monde est libre et je me précipite pour essayer de retrouver mes amies. Par bonheur, j’en rencontre assez vite une, puis l’autre ; le petit noyau de huit Françaises que nous avions formé s’était reconstitué et elles avaient pu avoir une cage à lapins pour elles. Et Tamara, poussée hors de son lit malgré ses 39° de fièvre, par le désir de nous retrouver aussi, arrive, et nous avons vraiment un moment de détente. Je me souviens de Josette annonçant : « Puisque nous sommes tout de même arrivées à nous retrouver, tout est possible. » Hélas !

— Les bruits les plus extraordinaires circulaient. Plus la situation dans laquelle nous nous trouvions était dure, plus les rumeurs étaient optimistes. C’étaient mes camarades plus éprouvées que moi-même qui étaient les plus convaincues que cet état n’était que passager. « Nous étions maintenant dans un camp de triage d’où nous allions partir pour des directions inconnues, mais où sûrement les conditions seraient meilleures. À moins que l’on ne nous renvoie au camp d’Auschwitz nettoyé des puces qui pullulaient lorsque nous l’avons quitté. En tous les cas, cela ne durerait pas longtemps car ce canon (il y avait eu des exercices de tir la veille) était celui des Russes qui arrivaient. Et d’ailleurs, notre sort allait être amélioré dans un délai très bref puisque Roosevelt avait entrepris des conversations avec Hitler à notre sujet. Cela, c’était absolument sûr, une d’entre nous qui parlait allemand le tenait directement d’une Aufseherin (gardienne). (Ce n’était d’ailleurs pas rare que de tels espoirs fussent répandus par des S.S. chargés bien évidemment du découragement moral des détenus.) Et d’ailleurs, ajoutait notre informatrice, déjà les Kapos ont été réunies pour qu’on leur interdise de frapper leurs subalternes. » Hélas, moi qui habitais dans un bloc « aryen », j’avais entendu la circulaire que je m’étais fait traduire. On promettait au contraire à toutes ces filles de rues chargées de nous garder, des récompenses si elles maintenaient l’ordre parmi les Juives. On leur octroyait officiellement le droit de frapper et on leur distribuait pour cela des courroies de cuir afin que les coups soient plus efficaces.

— À partir de ce moment, l’orchestration de la mort donne en plein. J’ai dit qu’il n’y avait pas d’eau. Pouvez-vous imaginer ce que cela représente : 20 000 femmes parquées les unes sur les autres, soumises à un dur travail physique et absolument privées d’eau ? D’abord ce furent les poux qui, en se multipliant, transportaient le typhus. Nous ne savions pas encore ce que c’était, mais de tous côtés, les femmes perdaient la raison, déliraient, entraient dans un état de faiblesse, avec des douleurs intolérables et une sorte de paralysie. Il n’y avait absolument pas d’infirmerie pour les Juives ; alors, on voyait dans les camps, sur les routes, suivant les kommandos comme des bêtes hallucinées, des femmes qui n’avaient plus du tout l’aspect normal. Même dans nos blocks privilégiés où les plus malades arrivaient quelquefois à entrer au Revier, chaque matin au réveil on découvrait des voisines mortes pendant la nuit. Les plaies s’infectaient, les femmes ne pouvant plus supporter le contact du vêtement, déchiraient ou soulevaient leurs loques, pour laisser au moins la plaie à l’air. Et puis, surtout cette soif dévorante, qui anéantissait tout le monde, même nous qui pouvions boire dans la journée (de l’eau infecte, mais qu’importe !). J’avais pu me procurer une bouteille et chaque soir je la rapportais pleine d’eau. En cours de route déjà, je luttais pour ne pas la boire car le trajet était long et pénible, mais dès qu’on avait pénétré dans le camp, la soif était encore plus insupportable. Que dire alors de celle que supportaient les femmes qui n’avaient pas bu. Je me souviens de ces bras tendus, de ces femmes qui apercevaient ma bouteille : « Madâm » criaient-elles. « Wasser, Wasser ! » Je me souviens aussi d’un jour où je n’ai pas su résister et de la façon avide dont fut vidée ma bouteille et de la déception de mes camarades qui attendaient cette gorgée quotidienne, comme leur unique réconfort. Désormais, j’ai marché sur les corps de nos compagnes étrangères sans voir leurs bras tendus, sans entendre leurs prières, car j’espérais au moins sauver huit femmes tandis qu’il était évident que je ne pourrais pas en sauver 20 000.

— Hélas, même cette tâche fut au-dessus de mes forces car j’étais un insecte luttant contre un rocher. Le rythme de destruction par la mort lente n’était pas encore assez rapide.

— En cette année 1942, tout le monde entrait au camp, mais déjà à ce moment les vieillards et les enfants étaient supprimés par des piqûres. Souvent, des femmes enceintes accouchaient tant bien que mal au camp. Je ne savais pas ce qu’on faisait des nouveau-nés. Un soir, une Polonaise rentra au block avec un visage cadavérique. Elle avait été rendre visite à une camarade malade au Revier et comme c’était interdit, elle était sortie par une porte donnant derrière le block. Là, elle avait vu quelques « infirmières » détenues allemandes autour d’un grand baquet. Elles étaient en train de noyer des nouveau-nés.

— Le deuxième dimanche de notre séjour à Birkenau, alors qu’on espérait avoir enfin un peu de repos, le réveil a lieu comme à l’ordinaire. Nous sortons à l’appel, puis, après avoir rompu les rangs, au lieu de nous laisser regagner nos blocks, nous sommes dirigées de nouveau en rangs vers le grand portail. Là, quelques S.S. sont postés. Au fur et à mesure que nous passons, ils font sortir les malades des rangs ; celles-ci ne devaient pas sortir du camp et rester groupées là. Nous, nous sommes de nouveau disposées comme pour l’appel, dans un grand terrain vague qui se trouvait en face du camp. Nous restons là jusqu’à trois heures de l’après-midi, sous une petite pluie fine qui nous glaçait. Quand enfin nous sommes rentrées, nous avons eu la surprise de constater que les malades ne rentraient pas dans leur block d’origine, mais étaient toutes groupées dans un même block : le block 25 ! C’était l’inauguration de ce lieu où l’on attendait la mort. Tout de suite nous l’avons compris, malgré les affirmations que nous donnaient effrontément nos gardiennes. Ces monstres nous assuraient que les malades avaient été groupées pour être transportées à Lublin où elles seraient soignées ! Les condamnées aussi savaient le sort qui leur était réservé. Nous avons connu par la suite par deux rescapées (reprises plus tard d’ailleurs) cette atmosphère de femmes résignées, désespérées ou révoltées.

— À partir de ce jour-là, ce fut une chasse aux malades ou soi-disant malades. Dans les blocks, celles qui, absolument exténuées n’avaient pas pu sortir du camp pour travailler, étaient impitoyablement rassemblées et conduites au block 25. À l’appel, des S.S. spécialement affectés à ce genre de travail nous passaient minutieusement en revue et emmenaient avec eux celles qui avaient l’air fatigué, celles qui étaient trop laides, celles qui avaient un bouton à la figure, et, surtout, celles qui avaient les jambes enflées. Il semblait d’ailleurs y avoir un mot d’ordre ; certains jours, c’étaient les boutons sur la figure qui étaient impardonnables, certains autres jours, c’étaient les boutons sur le corps, mais le caractère : jambes enflées, était presque toujours en vigueur. C’était aussi à la porte que se faisait le choix des condamnées, en partant ou en rentrant du travail. Je me souviens encore de cette femme qui marchait dans le rang derrière le mien, bien au milieu parce qu’elle se savait en danger. Et j’entends encore ses cris lorsque la gardienne l’eût fait tomber avec la crosse de sa canne qu’elle avait accrochée aux jambes de sa victime. Une fois qu’elle fut à terre un chien fut lancé et bien vite, elle fut projetée dans la direction d’un groupe de femmes déjà choisies et que nous n’avions pas remarqué tout d’abord.

— Et presque chaque jour, des cérémonies semblables se renouvelèrent. Quelquefois, on avait une semaine de répit et puis cela recommençait. Le soir lorsque je rentrais, c’était une angoisse intolérable. Laquelle manquerait le soir à la réunion de notre petit groupe ? Les premiers jours, à force de nous réconforter mutuellement, nous tînmes bon. Mais les conditions sanitaires se dégradèrent, les poux pullulaient. Les blocks n’étaient plus qu’amas d’excréments. La soif poussait les femmes à s’accroupir pour boire toute flaque, même polluée. Et c’est ainsi que Josette contracta une fièvre qui la fit délirer. Ses forces déclinèrent. Nous l’avons poussée pourtant à sortir pour le travail, pensant que c’était moins dangereux. Elle s’est trouvée mal, juste devant le petit groupe de S.S. qui constituait le tribunal martial. Son sort fut vite réglé. Le soir, les autres n’osaient pas me le raconter parce qu’on savait que c’était ma préférée. Une gamine de vingt ans, grande, blonde, belle comme sait l’être une Parisienne. Le soir, j’ai tout tenté pour lui dire adieu, mais sans y réussir. Ensuite, ce fut Yvonne, puis Janine, Odette, Andrée. Enfin, elles y sont toutes passées. Toutes celles de notre groupe comme celles du groupe voisin. Et, pourtant, celles-là, soutenues par leur idéal politique, semblaient inexpugnables. Mais, on a beau avoir un bon moral, on ne résiste pas aux hommes armés, aux chiens qui conduisent des femmes à la mort.

— Et quand, miraculeusement pour moi, mon kommando a quitté Birkenau pour une cave aérée où vivaient déjà quelques compagnes dont les S.S. avaient besoin pour un but quelconque (bureau, ménage, etc.), il ne restait plus que la petite doctoresse qui, elle aussi, devait succomber au typhus quelques jours plus tard.