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ÊTRE MÉDECIN À AUSCHWITZ

Ella Lingens est aryenne. Ella Lingens est Allemande. Médecin, Ella Lingens est la seule détenue aryenne allemande d’Auschwitz. Ce cas unique intrigue le docteur Mengele :

— Pourquoi donc êtes-vous au camp ?

— Parce que j’ai essayé d’aider des Juifs à fuir à l’étranger.

— Comment pouviez-vous croire qu’une telle entreprise réussirait ?

— Eh bien, il y a des cas où les gens qu’il faut se sont laissé corrompre.

— Bien sûr, nous vendons des Juifs, nous serions stupides de ne pas le faire. Mais pourquoi vous êtes-vous mêlée de ces choses ? Maintenant vous avez échoué ici.

L’instructeur de la Gestapo qui avait interrogé Ella Lingens à Vienne, après son arrestation, était arrivé aux mêmes conclusions que Mengele. Il est vrai que le dossier d’accusation était implaidable. Ella Lingens, son mari, son beau-père – ancien préfet de police de Cologne, révoqué pour attitude anti-national-socialiste dès 1936 – avaient organisé un véritable réseau d’aide aux Juifs. Au commencement, il ne s’agissait que d’héberger ou de cacher des familles recherchées ; par la suite, le centre d’accueil se transforme en filière pour les évasions, enfin lorsque les Lingens pratiquèrent la corruption pour acheter un ou deux fonctionnaires des Affaires juives, ils furent dénoncés :

— Puisque vous vous intéressez tellement aux Juifs, rien de plus facile ! Vous allez partager leur sort.

*
*   *

Et c’est ainsi(93) que je fus incorporée dans un convoi qui quittait, le 16 février 1943, à 4 heures du matin, sans trop de bruit, la gare de Vienne Nord-Ouest et qui devait arriver à Auschwitz dans la nuit du 19 au 20, après s’être grossi en route de détenues venues des prisons de Brunn, Olmutz et Breslau. Pendant le trajet, je devais rencontrer deux sortes de policiers allemands ; un grand gaillard ouvrant violemment la portière du compartiment me demanda :

« — Et toi, qu’as-tu bien pu faire ? »

Et comme je répondais que j’avais aidé à faire passer des Juifs à l’étranger, il se mit à hurler :

« — Des femmes comme toi devraient être pendues haut et court. »

Il sortit. Le policier qui était dans notre compartiment me remit un petit paquet avec une tartine de beurre. Comme je le regardais avec reconnaissance et lui demandais :

« — Malgré cela ? »

Il me répondit brièvement :

« — Justement, pour cela. »

Mais il n’avait aucun grade et l’autre était sous-officier. Tout dépendait ici de la hiérarchie.

Dans ma cellule j’avais dit :

« — Je dois être envoyée à Auschwitz. »

La jeune ouvrière qui partageait ma cellule pour avoir commis un vol fit remarquer :

« — Auschwitz, c’est là où ils tuent les Juifs pendant leur bain, c’est au moins ce que m’a dit mon mari. »

Je n’avais entendu parler de camps de concentration, pour hommes surtout, que pendant la période 1933-1938 où nous étions encore pleinement informés. Une autre camarade répondit à ma question, concernant la situation, dans les camps de femmes :

« — J’ai entendu dire qu’il fallait nettoyer le sol et faire les lits à la perfection. On est puni si tout n’est pas très propre. »

Un brave gardien de la prison m’avait dit :

« — C’est maintenant votre tour de partir, malheureusement pas à Ravensbrück, mais à Auschwitz. » Un fonctionnaire de la Gestapo avait même essayé de me tranquilliser :

« — Auschwitz est un camp moins dur que Ravensbrück. »

Il devait bien savoir que l’on pouvait avoir sa petite chance de s’en sortir avec le désordre qui régnait dans le K.Z. des femmes de Birkenau. Je ne comprenais pas très bien à quoi tout cela pouvait bien rimer. Pourquoi transférait-on les Juifs dans un établissement de bains plutôt que de les tuer sur place ? Pourquoi un camp plus doux était-il pire qu’un camp plus sévère ? Il ne paraissait pas trop dangereux si tout était propre… Dans ma naïveté, j’étais peut-être la seule à penser que je survivrais à Auschwitz. J’étais comme entourée d’une couche de ouate qui ne perdait son opacité que lentement…

En février 1943, la fameuse voie qui menait jusqu’au four crématoire de Birkenau n’existait pas encore. Notre convoi, environ cinquante hommes et trente-quatre femmes, était attendu en gare d’Auschwitz par une escorte de vingt S.S. avec leurs chiens, par une froide et sombre nuit d’hiver. Seul le reflet sur la neige immaculée de la lune, voilée par un mince rideau de nuages, nous montrait un peu notre chemin et nous évitait de perdre celui ou celle qui nous précédait. La marche était silencieuse après les quelques commandements prévenant de former les rangs par cinq. Nous nous taisions, nos nerfs étaient tendus à craquer, et les S.S. qui nous encadraient étaient eux-mêmes moroses. Il n’y avait ni coups, ni cris. Ils devaient même ralentir la marche aux cris d’un vieux Juif :

« — Pas si vite, S.V.P. »

Est-ce que c’était bien aussi terrible qu’on voulait bien le dire ?

Les S.S. avaient ainsi le temps de s’intéresser davantage aux détenus qui étaient un peu mieux vêtus que les autres. Un petit bonhomme s’approcha de moi, un Allemand de Yougoslavie qui parlait à peine l’allemand et à qui je répondis que je connaissais bien son pays d’où une partie de ma famille était originaire. Enchanté, il fit remarquer qu’étant compatriote je devais lui remettre ma montre. À mon tour je demandais :

« — Ma montre ? Et pourquoi donc ? Elle me sera rendue à ma libération ? »

À son tour de hocher la tête et de répondre avec dédain :

« — À ta libération ? Mais tu n’en sortiras jamais vivante. Ils te déshabillent complètement et ils te prennent tout ce qui t’appartient ; toutes ces choses tu ne les reverras plus jamais. Chaque jour cinq à six camions pleins de cadavres féminins quittent le camp où l’on ne vit que quelques mois. Comme de toute façon, tu dois tout perdre, donne donc ta montre à un compatriote. »

*
*   *

Ella Lingens, dès le troisième jour de sa détention, sera affectée comme médecin au Revier de Birkenau.

— Est-il possible de tracer la vision qu’offrait, durant l’hiver 1943-1944, mon block 9 désigné comme le block des malades légers ? Des couchettes triples superposées étaient alignées le long des murs et des groupes de couchettes accouplées étaient placées perpendiculairement de sorte qu’un passage d’un mètre seulement permettait d’accéder aux couchettes du fond. Il était pratiquement impossible de voir les malades du fond, et, si elles étaient trop faibles pour venir jusqu’au bord du poêle, on était réduit à leur prendre le pouls dans le noir et à leur faire une injection cardiotonique, à condition d’avoir le médicament. De temps en temps, les infirmières les sortaient pour vérifier si elles vivaient encore et voir ce que l’on pouvait faire pour elles. Aux moments les plus critiques, jusqu’à sept cents femmes occupaient les quelques deux cents lits du block 9 à raison de quatre dans les couchettes inférieures et trois dans les autres. Il pouvait arriver que sous le poids, les couchettes s’effondrent avec leurs matelas et occupantes, sur les malades graves du dessous. Des femmes russes avaient été autorisées à garder leurs petits enfants avec elles. Alors que les mères déliraient, les enfants leur faussaient compagnie ou bien encore une fille de seize ans, un peu faible d’esprit, les portait dans ses bras, tournant autour du poêle et chantant comme une Ophélie. Ma crainte permanente était qu’elle risquait, à tout instant, de laisser tomber un de ces enfants. Nous n’arrivions pas à nous décider d’enfermer cette fille avec les folles, dans un réduit sans fenêtre dans lequel se trouvaient trois couchettes triples…

— Une collègue juive avait pris l’habitude, quand on procédait à des sélections, de conduire le médecin du camp auprès des malades pour lesquelles il n’y avait plus d’espoir. Elle estimait que cela n’avait pas de sens d’essayer de sauver les plus malades car le médecin S.S. choisissait alors pour les gaz des personnes plus valides qui auraient pu survivre. Les autres mouraient de toute façon, et en essayant de les sauver, on risquait de doubler le nombre des morts. Ce qu’elle disait était irréfutable et cependant, après la guerre, elle a été poursuivie pour faits de collaboration. Quelle époque qui plaçait les médecins devant de tels problèmes !

Devant le problème, notamment de décider à qui il fallait donner les rares médicaments dont on disposait. À la mère, d’une quarantaine d’années qui avait encore des enfants à la maison ou plutôt à la jeune fille qui avait toute la vie devant elle ? Le médicament n’aurait peut-être plus d’effet sur la femme plus âgée alors que l’état de la jeune femme risquait d’empirer si le médicament lui était refusé. Ou inversement, celle-ci pouvait s’en tirer grâce à son cœur solide alors que la plus âgée pouvait être sauvée par le médicament. Pouvait-on parler d’euthanasie si je n’administrais aucun médicament à ces folles, dans leur coin, lorsque la fièvre pourprée les atteignait ? Trois seulement allaient survivre des seize folles du réduit qui ne disposait que de neuf paillasses pour s’étendre…

— Par un de ces jours irréels, j’étais là, tout abasourdie, lorsque des coups violents frappés contre la porte de notre block des malades m’ont fait sursauter, nous étions consignées dans le block, et j’entrouvris néanmoins un peu. Une femme nue se trouvait dans le froid glacial et elle nous implorait, tremblante de tout son corps, de la laisser entrer et de la cacher car, dans son block, on désignait des victimes pour la chambre à gaz. La « doyenne », qui était responsable des occupantes du block, n’eut pas le courage d’accueillir cette femme. Personne ne refusait son aide dans des cas identiques si le risque semblait pouvoir être pris ; même les antisémites parmi les Polonaises laissaient faire. Mais notre « blockowa » s’était déjà fait remarquer une fois et la compagnie de discipline dont elle était menacée pouvait être sa mort. Elle dit lentement en fermant la porte :

« — Vraiment cela m’est impossible. »

Deux heures plus tard je devais revoir la Juive qui avait été éconduite. Elle s’était laissée tomber sur un tas de cadavres nus, une sorte de mur long de vingt-cinq mètres et haut d’un mètre qui se trouvait à côté de notre block. Les jeunes filles affectées à ce kommando n’ayant pas la force de porter les cadavres plus loin.

La malheureuse femme avait placé un cadavre par-dessus elle et elle était restée ainsi sans bouger, tant que la commission de sélection n’avait pas quitté le quartier. Elle avait échappé ainsi au danger d’être gazée par « incapacité » de vivre.

*
*   *

Auschwitz, comme la plupart des camps de concentration, ne disposait, dans sa phase de création, d’aucune installation médicale(94). Une modification profonde de l’« esprit » de la déportation, voulue par les Allemands, a permis la création d’infirmerie et l’entrée des médecins déportés dans ces reviers.

De 1933 à 1942, les camps, véritables « séminaires » voués à la rééducation ou à l’extermination des opposants, se passent fort bien d’infirmeries. Ceux qui disposent d’assez de ressources en eux-mêmes pour se plier aux exigences de la discipline et des kommandos de travail, ne sont « autorisés », en aucun cas, à tomber malades ou à se blesser. S’ils enfreignent le règlement, ils sont éliminés par piqûre d’essence. Geste d’humanité ! Le Führer n’a-t-il pas signé un décret instituant l’euthanasie des inutiles, le jour où ses troupes franchissaient les frontières polonaises ? En 1942, la guerre évoluant, les notions de rendement, de productivité réapparaissent dans les rapports de l’inspection générale des Camps ; la « vocation » de sauvetage des détenus par la rééducation dans le travail, est rangée dans le magasin des utopies. Le 30 avril 1942, Oswald Pohl, chef de l’Office Central Économique et Administratif des S.S. écrivait à Himmler :

« La guerre a manifestement changé la structure des camps de concentration et modifié fondamentalement leur tâche à l’égard de l’utilisation des détenus. La garde des détenus pour les seules raisons de sûreté, de redressement ou de prévention, n’est plus au premier plan. Le centre de gravité s’est maintenant déplacé vers le côté économique. Il faut mobiliser la main-d’œuvre détenue pour les tâches de guerre. Le commandant du camp est seul responsable du travail effectué par les travailleurs. Ce travail doit être, au vrai sens du mot, épuisant pour qu’on puisse atteindre le maximum de rendement… Le temps de travail n’est pas limité, la durée dépend de l’organisation du travail dans le camp et est déterminée par le commandant du camp seul. Tout ce qui pourrait abréger la durée de travail (temps de repas, appels, etc.) doit être réduit au strict minimum. Les déplacements et les pauses de midi, de quelque durée que ce soit, ayant pour seul but les repas, sont interdits. »

Ces instructions seront suivies à la lettre et bien souvent dépassées par excès de zèle ou simple cruauté. Pour maintenir en état de marche les bataillons d’esclaves, les commandants de camps découvrent qu’ils déposent sur leurs chantiers de travailleurs-médecins. Pourquoi ne pas les utiliser ?

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*   *

Auschwitz est un camp tragiquement exceptionnel. Sa vocation première – l’extermination – se double d’obligations économiques ; l’administration S.S. et les complexes industriels qui utilisent cette main-d’œuvre presque gratuite se refusent à débourser le moindre mark pour équiper infirmeries et hôpitaux. Que les déportés se débrouillent.

Ils se débrouillent. Prenons l’exemple d’Auschwitz III Buna. Le « doyen » du Revier fait installer de sa propre autorité une chambre de désinfection entièrement montée avec du matériel volé sur le territoire de l’usine. Pendant l’hiver, la chambre de désinfection s’avère insuffisante. Les infirmiers ont repéré dans une cour de l’usine une immense chaudière à vapeur équipée de roues.

— Si nous pouvions… tout le monde en profiterait… On pourrait installer le chauffage central.

Le S.S. Mann Neubert, qui garde ce jour-là la porte du camp, accepte de fermer les yeux.

— Je crois que vous avez raison, cette chaudière sera mieux utilisée au Revier. Moi je n’ai rien vu.

Les infirmiers poussent, tirent. Mann Neubert referme la porte.

— On comptait(95) sur le fait, qu’au moment où la « chaudière mobile » se trouverait sur le territoire du camp, les autorités S.S., satisfaites de l’augmentation gratuite de leur avoir, accepteraient le fait accompli. Effectivement, toutes les interventions des propriétaires de la chaudière sont restées par la suite sans résultat. Elle est restée au camp et a servi à l’hôpital jusqu’à la fin. La majorité des efforts et des travaux entrepris plus tard reposait également sur le consentement tacite des autorités du camp, qui ne pouvaient pas ne pas s’apercevoir des changements dans les baraquements de l’hôpital, nettement agrandis et améliorés. Tous les matériaux nécessaires à ces fins étaient simplement prélevés sur le terrain de construction de l’usine et passés en fraude. Il faut souligner ici un paradoxe de la vie du camp. Pour un rutabaga ou quelques pommes de terre dissimulés, un détenu rentrant du travail au camp était soumis à des peines très sévères ; bien entendu un déporté qui aurait été pris au cours d’un fouille à introduire de la peinture au camp et des fournitures électriques aurait été puni de la même manière. En revanche, personne ne s’inquiétait d’où venait, par exemple, la peinture pour restaurer un block d’habitation de l’hôpital, d’où venaient les lavabos en porcelaine et cuvettes à la turque, installés à l’hôpital et passés en fraude au camp. Le développement de l’hôpital passait au compte des autorités S.S. qui, par la suite, pouvaient s’en prévaloir et compter toutes ces « acquisitions » comme leur propriété sans avoir eu à en supporter les frais.

— Le principal instigateur du développement ultérieur et de l’amélioration de l’hôpital était « l’aîné de l’hôpital », le Dr Stefan Budiaszek. Il avait réussi, dans une large mesure, à se rendre indépendant pour son activité, des autorités S.S., surtout en s’étant gagné – à n’en pas douter, sans certains « cadeaux » – le sous-officier sanitaire S.S. Neubert. En été 1943, à l’hôpital, il a été « organisé » une cuisine où l’on faisait du café ; cela avait sensiblement diminué les ennuis et les difficultés liées au transport, deux fois par jour, d’une grande quantité de café de la lointaine cuisine centrale du camp…

— Les locaux de l’hôpital étaient de simples baraquements sans tout-à-l’égout ; les lavabos, bains et latrines, se trouvaient au camp dans des bâtiments séparés. Ce qui était relativement supportable pour les détenus bien portants devenait un véritable supplice pour les malades. De grands récipients pour les urines et les matières fécales, placés dans les baraquements et transportés dans les cabinets communs, rendaient encore pires les conditions, déjà peu merveilleuses, du séjour à l’hôpital. Les travaux entrepris alors, en vue de canaliser les baraquements, constituaient donc un immense pas en avant(96)… En automne 1943, sur l’initiative personnelle de Budiaszek, on a construit en plus une salle opératoire spéciale (jusqu’ici les opérations « propres » étaient exécutées dans une petite pièce du block 18 du dispensaire). Cette salle, vu les conditions du camp, était le comble du modernisme. Elle avait un plancher lisse bétonné, qu’on lavait à l’eau (le plancher avait été verni, par l’effort commun, à tour de rôle, de tous les travailleurs de l’hôpital), les murs étaient peints à l’huile, il y avait une pièce préparatoire, séparée, de l’eau courante dans les lavabos, et une lampe antiombre, spécialement construite.

— L’aide chirurgicale « propre », qui se développait avec un tel équipement, pouvait se vanter de grands résultats et les complications étaient relativement très rares. En même temps que se construisait la salle opératoire, il a été organisé au block 19, une salle spéciale pour les malades après les opérations chirurgicales « propres ». Cette salle était la lubie, l’objet de tous les soins du docteur Budiaszek dont les ambitions chirurgicales trouvaient ici leur champ d’action. On avait exécuté de petits plafonds qui créaient un isolant du toit ordinaire du baraquement ; les lits étaient individuels, pourvus de linge propre, souvent changé. Le docteur Budiaszek s’efforçait aussi de compléter l’équipement de la salle opératoire, en instruments chirurgicaux. Il apportait du camp central (surtout du « Canada ») des ensembles entiers d’instruments, aussi « l’opératoire » était-elle assez bien équipée.

— À cette époque, c’est-à-dire en été et en automne 1943, on avait fait venir des appareils physico-thérapeutiques, provenant du « Canada », c’étaient des lampes « sollux », des appareils de galvanisation, une lampe à quartz utilisée d’ailleurs à l’assainissement de la salle opératoire et des réduits à ampoules. Tard, en automne, de la même année, on a agrandi le laboratoire et on l’a équipé du matériel de base, venu également du « Canada ». Les détenus profitant du laboratoire (les chimistes et les médecins, surtout un étudiant en médecine, Herbert Mohl, et un chimiste, Georges Wellers) ont commencé à fabriquer au début des pommades et des médicaments dermatologiques, à usage externe, par la suite également une dissolution de chlorate de chaux pour les injections. Graduellement la production de ces remèdes devenait de plus en plus grande et il faut reconnaître qu’elle satisfaisait, en grande partie, les besoins de l’hôpital et que sa qualité ne donnait pas lieu à des plaintes. Les matières premières, aussi bien pour le laboratoire que pour la préparation des remèdes, étaient passées en fraude au camp, du terrain de l’usine.

— À cette même époque, le docteur Budiaszek décida de compléter la lampe de radiographie dérobée au « Canada » par l’appareillage manquant et d’installer ainsi un véritable poste de radiologue. (Les malades dont l’état nécessitait un examen radiologique étaient conduits au camp central d’Auschwitz, ce qui était très compliqué et c’est pourquoi on ne faisait pas exécuter ces examens.) Ce ne fut pas chose facile. Nous avons dû surmonter de grandes difficultés, aussi bien techniques, car il fallait de nouveau « organiser » une quantité de parties électrotechniques, que de conception, car les schémas, quels qu’ils soient et les matériaux de documentation faisaient défaut. Il fallait s’en tenir à l’expérience et à la mémoire humaine. Cela a été réalisé par un technicien de la radiographie, un Polonais-détenu, et qui a perdu à ce travail fastidieux des heures, des nuits et des semaines. L’appareil, adapté seulement pour exécuter les prises de vues, était enfin prêt au printemps 1944. Malheureusement dans la pratique, on n’en profitait même pas, vu l’absence de plaques.

— En été 1944, sur l’initiative du docteur Budiaszek et d’un chirurgien-orthopédiste, on a monté tout un appareillage pour soigner les extrémités cassées. À ces fins, il a été adapté une foreuse électrique et il a été forgé à l’atelier de l’hôpital, des tiges en acier chromé antirouille et un système de petits blocs d’élongations. Par cette méthode, on a traité avec succès plusieurs détenus, dont les os des jambes avaient été cassés par des traumatismes.

— Un exploit spécial, dans les conditions du camp, a été la construction, sur l’initiative du docteur Zenon Drohocki, d’un appareil pour traiter par électrochocs. C’était à l’époque une méthode relativement neuve de traitement des maladies mentales. On savait que les détenus qui manifestaient ces troubles étaient menacés de mort et leur traitement au camp était très difficile, même impossible. Le docteur Drohocki, neurophysiologue de Cracovie, ayant déjà à son actif des découvertes scientifiques de pionnier, dans le domaine de l’électroencéphalographie et des expériences en électrothérapie, a commencé la construction de l’appareil en profitant du soutien du docteur Budiaszek, qui l’aidait à obtenir l’équipement électrique nécessaire. Avec la collaboration de l’ingénieur hollandais Serge Kaplan, chercheur de chez Philipps, le docteur Drohocki a consacré pendant une période assez longue des soirées prolongées et des nuits sans sommeil à la conception et à l’exécution de l’appareil qui était enfin prêt en été 1944. On a commencé alors à traiter les malades mentaux, principalement les schizophrènes, qui se trouvaient à l’hôpital de Monowice. Les interventions étaient exécutées par le docteur Drohocki. Après quelques séances d’électrochocs, le Lagerarzt (médecin du camp) S.S. Fischer s’est intéressé à cette affaire. À sa connaissance et avec son consentement, on a compris dans le traitement par les électrochocs les malades mentaux des autres camps, relevant du camp d’Auschwitz III, comme également les malades du camp central d’Auschwitz et de Birkenau, en particulier des femmes. La portée de ces interventions s’est tellement étendue, que finalement on les appliquait en séries à tout un groupe de malades amenés à Monowice des autres camps et retransportés ensuite en retour.

— L’appui du médecin S.S. dans cette affaire, était bien entendu indispensable, car un si large champ de traitement pouvait seulement être réalisé à sa connaissance. Le docteur Drohocki, sur la demande de Fischer, a même écrit un rapport basé sur des matériaux bien connus de lui par les écrits et qui prenait en considération le traitement dans les camps. Cette conférence, Fischer l’a prononcée lors de l’ouverture de l’hôpital S.S., à Auschwitz, en mentionnant paraît-il le nom du véritable auteur.

— C’était un succès, sans nul doute, du seul fait d’avoir conçu un appareillage au point de vue technique, mais aussi un exploit de créer un climat qui permettait de traiter les détenus, malades mentaux, avec suffisamment d’efficacité pour obtenir une amélioration de leur état de santé. Ces malades étaient auparavant strictement liquidés par les autorités du camp. L’introduction de cette méthode et le fait de lui conférer un certain élément « mystique » permettait de traiter un nombre relativement grand de détenus et de les maintenir en vie, au moins dans l’immédiat, car leur sort ultérieur, comme le sort de tous les détenus, était très incertain.

— Un des résultats secondaires, supplémentaires du traitement des détenus des différents camps, consistait en la possibilité d’entretenir des relations interdites entre les camps par l’intermédiaire des travailleurs sanitaires qui convoyaient les malades transportés. Entre autres cela concernait les contacts avec le camp des femmes, dont, chaque fois, il venait de nouvelles détenues qui avaient quelque affaire à régler au camp de Monowice(97).

*
*   *

Olga Lengyel profita de l’un de ces transferts pour rencontrer quelques instants son mari chirurgien déporté à Buna. Tous deux avaient été séparés sur la rampe d’Auschwitz alors que leurs fils et leurs parents prenaient le chemin des chambres à gaz.

— Je réussis(98) à faire passer une lettre à mon mari lui disant que ma décision était prise et qu’il devait s’attendre à me voir arriver à l’hôpital de Buna tous les jours qui suivraient. Cette fois la réponse vint. Mon mari me déconseillait vivement ce voyage, et en soulignait tout le péril. Il ajoutait cependant que si je ne voulais pas y renoncer, je devrais au moins m’entourer de toutes les précautions. Le médecin-chef du block des aliénés, auprès de qui il pouvait avoir une excellente recommandation, me serait à cet égard très utile.

— C’est ainsi qu’après plusieurs tentatives infructueuses au cours desquelles j’avais même essayé une fois de me faire passer pour une folle, je réussis finalement à prendre place dans la fameuse voiture de la mort.

— Nous étions deux infirmières à surveiller sept ou huit fous. Les trois S.S. qui convoyaient notre transport fermèrent la voiture à clef et prirent place à côté du chauffeur.

— Je n’oublierai jamais ce voyage hallucinant. Excités par tous ces changements, les fous se montraient agités, se prenaient de querelle, se battaient, vociféraient. Nous nous efforcions de les calmer, sans y arriver. Déchaînés, tantôt ils nous embrassaient, tantôt ils nous couvraient de crachats et nous abreuvaient d’injures.

— La voiture traversait la ville d’Auschwitz. Ce que j’ai pu voir à travers les glaces grillagées me fit l’impression d’un monde irréel. Des hommes libres circulaient dans les rues, faisaient la queue, sortaient d’une église, entraient dans des magasins. Des ménagères, munies de leurs paniers, faisaient leur marché. Des enfants jouaient sur des places. Pas de Kapos, pas de bâtons, pas de triangles aux vêtements. Ce n’était pas possible, je devais rêver.

La voiture continuait à rouler. De temps en temps, les S.S. jetaient un coup d’œil à l’intérieur par la vitre. Ce spectacle semblait les amuser prodigieusement. L’un des fous, un vrai squelette, se masturbait sans arrêt. Deux femmes se serraient amoureusement l’une contre l’autre sur le plancher de la voiture. Un autre, un professeur de mathématiques polonais, démontrait éloquemment avec force gestes à l’appui, que le problème de la guerre se réduisait à une équation à quatre inconnues : X, Y, Z et Y, à savoir Churchill, Roosevelt, Staline et Hitler. Cependant, les autres fous gémissaient ou hurlaient. S’il m’avait fallu rester longtemps dans cette voiture, je crois que j’aurais perdu à mon tour la raison…

— Enfin, l’ambulance stoppa devant l’hôpital du camp de Buna. Des infirmiers vinrent nous aider à faire descendre les malades et à les transporter à l’intérieur. Nous passions devant la section de chirurgie quand brusquement une porte s’ouvrit… et je me trouvai en face de mon mari.

— À ma vue, il pâlit. Je restai comme interdite, incapable de faire un geste. Je le regardai, muette et notai combien il avait maigri et vieilli. Ses traits étaient tirés et ses cheveux gris. Le pantalon rayé de bagnard dépassait sa blouse blanche de médecin. Nous ne nous saluâmes pas, car il ne fallait pas que nos gardes pussent remarquer quoi que ce soit.

— Les malades furent alors introduits dans une salle d’expériences où, sous la surveillance d’un médecin allemand, on devait leur injecter un nouveau produit susceptible de produire un choc dans leur système nerveux. Les réactions étaient notées avec soin.

— Pendant que se déroulaient ces expériences et que nos gardes S.S., invités par le médecin-chef allemand, mangeaient et buvaient dans le bureau de celui-ci, je pus enfin rejoindre mon mari. Nous nous retrouvâmes dans un cadre qui nous était familier, celui d’une salle d’opération, au milieu du métal scintillant des instruments et dans l’atmosphère saturée d’éther et de chloroforme. Aucune comparaison entre le misérable hôpital de Birkenau et cet établissement somme toute bien outillé.

— Nous étions embarrassés tous les deux, ne sachant quoi nous dire. Tant de choses s’étaient passées depuis notre dernière rencontre ! Comment nous parler quand, l’un en face de l’autre, toutes nos pensées étaient pleines de notre terrible deuil. Nous avions tous deux sur nos lèvres le nom de nos fils, celui aussi de mes parents et de nos amis que nous avions vu mourir. Mais obéissant à un accord tacite, nous ne prononçâmes aucun nom.

— Ce fut mon mari qui, le premier, trouva des mots d’encouragement. En quelques phrases sobres, il me parla ensuite de sa vie et de la satisfaction qu’il puisait à soulager les souffrances de tant d’internés. Il était à sa table d’opérations du matin au soir.

— Puis il essaya à nouveau de me réconforter, me dit qu’il ne fallait pas m’abandonner, car nous avions encore une tâche à remplir dans la vie ; témoigner de tout ce que nous avions vu et contribuer, dans toute la mesure de nos moyens, à ce qu’enfin justice soit faite. Il me supplia enfin de ne plus risquer ma vie en essayant de le rejoindre à Buna. D’ailleurs, ajouta-t-il, ces transports seraient sans doute bientôt supprimés. Qui sait, celui-ci était peut-être le dernier.

— Il en était en effet ainsi, ainsi que je devais l’apprendre quelques jours plus tard.

— Comme le temps passait vite ! Déjà on ramenait les fous, complètement épuisés par les expériences, vers la voiture d’ambulance. Il me fallut les rejoindre.

— Une fois dans la voiture, je vis encore mon mari qui se tenait sur le seuil de l’hôpital, le visage crispé d’angoisse. C’est la dernière image que je garde de lui. Il devait être fusillé pendant l’évacuation du camp de Buna. Malgré l’ordre formel des gardes, il s’était penché sur un interné incapable de poursuivre la marche pour lui donner une piqûre de stimulant. Un S.S. les abattit tous les deux.

*
*   *

Être médecin à Auschwitz. Vingt-cinq ans après, Myriam David répond :

Le lendemain(99) de l’arrivée au camp, dans le block où se trouvaient en quarantaine les deux cents rescapés du convoi des deux mille Juifs français partis de Drancy le 13 avril 1944, la porte du block s’ouvrit livrant passage à un personnage qui hurla quelque chose. Un camarade nous traduisit :

« — On demande s’il y a des médecins. »

C’est donc dès l’entrée dans le camp que se posait pour moi le fait d’être médecin. Était-il utile d’être médecin dans le camp ? Était-ce viable ? mensonger ? un moyen personnel de mieux se tirer d’affaire ?

Aucune de ces questions ne me vint à l’esprit à ce moment-là, complètement abrutie que j’étais par quelques mois d’incarcération et de mauvais traitements, par les quatre jours et nuits de voyage, et la procédure harassante de l’entrée au camp. Je me souviens que je n’eus aucune envie de me désigner, ce fut de ma part une réaction instinctive. Je crois que deux sentiments me poussaient à force égale : le besoin de rester avec ceux qui m’étaient chers, ma sœur, mes compagnes de combat, et aussi le groupe avec qui j’avais fait ce grand voyage ; une peur de me retrouver seule, isolée dans ce monde qui, à la nouvelle venue que j’étais, offrait une vision de descente aux enfers.

Est-ce ce soir-là, est-ce quelques jours après ? Toute la nuit les camions circulèrent, tandis que tous les blocks étaient strictement consignés. Interdiction absolue de sortir. Les anciennes pleuraient, priaient, murmuraient, la « blockaltester » (chef de block) nous suppliait de nous taire. Nous étions oppressées sans tout à fait comprendre la portée de ce qui se passait. Dans cette ambiance étouffante d’angoisse, une femme de quarante ans fit une crise d’œdème aigu du poumon.

Une amie qui me savait médecin vint me chercher, mais que pouvais-je ? Nous ne disposions de rien, nous nouveaux venus, que la culotte, la blouse sans manches, la jupe trouée et les souliers dépareillés. Pas de gamelle, pas de cuillère, à fortiori pas de couteau. Une ancienne toutefois apporta un canif. On étendit la femme par terre, elle râlait, n’en pouvait plus. Je tentais à la lueur d’une veilleuse une saignée. C’est alors que tout à coup la porte s’ouvrit laissant entrevoir une femme nue affolée, la blockaltester la repoussa violemment. C’était une des centaines de femmes du « Revier » désignées ce soir-là pour être gazées, soirée de sélection au « Revier ». C’est à ce moment que nous apprîmes aussi que tous ceux qui étaient dans le train et qui n’étaient pas au block avec nous, avaient été gazés à l’arrivée, l’avant-veille et que, en ce moment même, avait lieu une autre de ces terribles sélections. Quelqu’un s’indigna de la conduite inhumaine de la blockaltester, mais celle-ci la fit taire en la rossant. Ensuite, on apprit qu’à une sélection précédente, un block où s’était réfugiée une autre malheureuse avait été entièrement gazé. Est-ce le choc, est-ce la tentative de saignée, ma malade commença à mieux respirer, et à l’aube s’endormit.

Dans les mois qui suivirent, tant que je travaillais dans un des kommandos de terrassement, il me souvient maintenant que mes compagnes m’interrogeaient anxieusement sur leurs symptômes dont certains les angoissaient plus intensément que d’autres : l’anorexie soudaine et totale, les diarrhées… les anciennes malades tuberculeuses et cardiaques avaient besoin de parler au médecin que j’étais de leur maladie et exprimaient leur angoisse du risque de rechute, si mince finalement au regard des autres risques, mais qui les habitait, elles plus spécialement. Que pouvais-je comme médecin ? Rien, sinon écouter cette plainte et cette angoisse. Certes, je n’avais pas conscience à ce moment-là de jouer un rôle en tant que médecin, mais je crois me souvenir que cette plainte, cette angoisse, s’adressaient plus souvent à moi qu’à mes autres compagnes, bien que j’ai été à l’époque toute nouvellement et hâtivement diplômée. C’était un rôle auquel je me prêtais et qui me soulagea à vrai dire autant que mes camarades, car il créait un lien avec les autres, alors que la souffrance aiguë de la faim, du froid, de la vermine et de l’épuisement physique nous recroquevillait en nous-même, source d’un mélange d’abrutissement, de repli narcissique, d’isolement et de haine qui, je le comprends aujourd’hui, était la maladie mentale des internés, maladie dont on parle peu, car je pense que nous l’avons vécue non comme une maladie, mais comme une dégradation honteuse dont il est trop pénible de se souvenir et de parler.

Vers le mois de juillet, alors que notre convoi était déjà largement décimé par la maladie et la mort, mais encore regroupé dans le même kommando, une collègue polonaise du « Revier » ayant fait ses études en France, me conseilla de me désigner comme médecin. Elle m’assura que je pourrais ainsi faire admettre pour quelques jours ma sœur, dont l’état devenait inquiétant. Étant médecin, je pourrais sans doute obtenir à la sortie qu’elle soit versée dans un kommando moins dur que celui de terrassement. Ce fut donc dans le but d’essayer de nous tirer d’affaire toutes deux que la position de médecin m’était offerte et que je décidais de l’accepter.

Aussitôt déclarée comme médecin je fus admise au « Revier ». Avant d’être affectée à un block, je fus oubliée quelques jours, m’endormis pour la première fois seule dans un de ces lits à trois étages, luxe fantastique dans ce camp où nous étions à l’ordinaire entassées à douze dans une coya. Je me réveillai trente-six heures plus tard.

Je fus affectée au block de chirurgie. Une femme chirurgien soviétique aussi dure que courageuse y régnait, entourée de deux infirmières polonaises. Le block était tout en longueur : tout le long des deux murs et dans une travée centrale se succédaient des lits à trois étages. À un bout de la travée les quatre lits du personnel médical et infirmier ; à l’autre bout un petit carré de quatre à cinq mètres carrés était la salle de consultation et de chirurgie. En tout et pour tout nous disposions : de bandes de papier en guise de pansements, de pommades sans nom de diverses couleurs dont j’ai toujours ignoré la composition, de bistouris et de ciseaux, quelques pilules parfois. Dans chaque étage de lits étaient étendues, nues, tête bêche, deux malades sous une couverture unique. La vision de cette salle était une vision d’apocalypse : ces corps entassés nus, sales, d’une maigreur indescriptible, n’avaient plus de vivants que les yeux qui vous dévisageaient avec angoisse, et des mains qui, parfois, s’accrochaient à vous comme une bouée, comme pour se retenir de sombrer dans le néant. Quelques-unes arrivaient en meilleur état, mais alors la cohabitation dans ce lit avec une mourante dont les plaies suppurantes inondaient la couverture commune, semblait inexorablement entraîner la nouvelle vers une lente agonie. Il était interdit de se lever sauf pour aller aux toilettes, car si on était assez fort pour être debout, il fallait retourner au travail.

Ce qui me frappait le plus c’était la lenteur de ces agonies, ces morts vivants n’en finissaient pas de mourir. Il n’était pas aisé de discerner les morts de ceux qui vivaient encore et les agonisants semblaient s’acharner à montrer qu’ils n’étaient pas morts.

La pathologie du camp était extraordinaire et ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu au cours de mes études. La moindre plaie s’infectait et se transformait en phlegmons qui envahissaient tout un membre ; la plupart des déportés avaient des plaies aux jambes incurables, très douloureuses, qui ne se cicatrisaient pas, s’étendaient lentement ; les gingivites, les ulcéro-colites, les dysenteries, tout prenait une proportion extraordinaire, envahissant progressivement le corps entier, transformant chaque personne, la rendant absolument méconnaissable.

Je ne pouvais avoir aucun contact avec ma collègue soviétique, une force de la nature, de beaucoup mon aînée, et qui avait pour moi le mépris le plus total. Elle était très liée avec les deux Polonaises infirmières, jeunes filles douces et d’allure sympathique, mais qui m’ignoraient. Nous étions séparées par le mur du langage et aussi par l’espèce de mépris et de haine que les « Slaves » vouaient aux Juifs de l’Europe occidentale. Elles ne se quittaient pas, avaient des contacts avec le camp des hommes grâce auxquels l’une d’elles eut la possibilité, privilège inouï qui tenait du miracle, de rencontrer ses deux jeunes enfants, une fille et un garçon de six à huit ans. Je n’oublierai jamais le regard de cette femme mise soudain face à face pour quelques minutes seulement avec ses deux enfants qu’elle n’avait pas vus depuis son arrivée et que sans doute elle ne revit jamais. Je ne peux oublier non plus le regard résigné et timide des enfants. Ils se regardaient, silencieux, bras pendant le long du corps, séparés par la crainte de la minute suivante. Il aurait fallu faire quelque chose, mais on ne pouvait rien faire. Je crois qu’ils ne se dirent rien, ils ne pleuraient pas, ils se regardaient ; puis les enfants partirent sagement sans opposer la moindre résistance. Peut-être espéraient-ils que ce miracle se reproduirait une fois encore.

Le rôle principal du médecin était le tri des entrantes après le départ matinal des détenues au travail. Les blockaltester avaient des consignes sévères pour les contraindre à aller travailler et usaient largement de la bastonnade pour décourager celles qui voulaient consulter. Seules celles qui ne pouvaient tenir debout, ou celles qui avaient des plaies importantes, étaient admises à aller à la consultation.

Notre rôle de médecin était fort pénible. Au block de chirurgie, notre chef s’en acquittait avec conscience et honnêteté, mais elle ne pouvait le faire qu’au prix d’une brutalité et de la mise en sourdine de toute sensibilité. En effet, là aussi les consignes des Allemands étaient strictes et la surveillance assurée par un système de délation facile à cultiver dans ce monde concentrationnaire. La plupart des malades étaient refoulées avec coups et injures, menacées d’être dénoncées pour tentative de sabotage du travail. Pour être hospitalisée, il fallait être pistonnée, c’est-à-dire connaître médecin ou infirmière, ou être recommandée par la blockaltester, sinon il fallait être mourant. Il n’était pas nécessaire qu’il y ait de la place car l’entassement ne connaissait aucune limite. La mortalité élevée assurait d’ailleurs un nombre de sortants suffisants pour admettre les entrants.

Après deux semaines de présence, je pus faire admettre ma sœur et après elle les déportées juives françaises de mon ancien block purent davantage avoir accès au block de chirurgie. Mais j’hésitais à donner ce conseil malgré l’immense désir des femmes à y entrer : en effet une fois admises, elles craquaient, perdaient toute énergie, leur moral était miné et trop peu d’entre elles sortaient vivantes. Éviter l’entrée, hâter la sortie, s’opposer à la demande était un aspect si redoutable que bien souvent j’ai souhaité cesser d’être médecin.

En effet, le médecin en place devenait pour les internées un personnage puissant, qui pouvait les sauver, du moins le croyaient-elles, ou les rejeter dans le camp. Le médecin basculait dans le camp des détenues au pouvoir : la blockaltester, Kapo, bref tous ceux, petits ou grands chefs, dont on sait à quel point ils furent chargés de la haine des autres détenues qui en venaient à oublier sinon préférer les S.S. qui, eux, n’intervenaient pas directement.

Ni à Birkenau, ni à Leipzig, ni à Taucha où je fus ensuite, je n’ai vu de médecins abuser de leur pouvoir ou se laisser acheter. Cependant il y avait un phénomène inévitable : la tentation devant la masse qui se présentait et qu’il fallait de toute façon rejeter dans sa presque totalité, de choisir l’amie, la sienne ou celle d’une autre, la compatriote, celle avec qui il était possible de parler, bref celle qui sortait de l’anonymat. Par contre combien il était difficile de leur refuser à elles l’entrée au Revier. Et ne sachant plus comment faire devant ces choix impossibles, médecins et infirmières réagissaient souvent agressivement, avec brutalité à l’égard de cette horde de suppliantes qui se présentaient à ce qu’il était convenu d’appeler « la consultation ».

Chaque dimanche avait lieu le contrôle des poux et de la gale. L’appel ce jour-là durait plusieurs heures. Il était suivi par le déshabillage intégral de toutes les femmes devant le block et le passage des médecins qui vérifiaient têtes et corps. Notre rôle était de dénoncer les « parasitées » dont la blockaltester relevait le numéro. Celles qui avaient des poux de tête étaient rasées à nouveau ; les galeuses étaient condamnées à aller au block des galeux où la quarantaine était stricte, l’entassement abominable, vraie cour des miracles dont on ressortait difficilement. Que faire ? Il était dangereux de laisser le mal se propager, mais il était affreux de dénoncer les femmes qui supportaient aussi mal d’être rasées que d’aller chez les galeux. Nous évitions le plus possible de le faire, encore fallait-il se méfier de la blockaltester trop souvent d’humeur vengeresse. J’en ai connu une seule, lithuanienne qui protégeait tout son block et qui a eu le courage de me demander de ne désigner personne, prenant sur elle d’organiser dans le block un système d’épouillage qui permit à toutes les Lithuaniennes de garder leurs longs cheveux.

Quelques Françaises étaient hospitalisées et je pus m’en occuper un peu, ma collègue me laissait toute liberté pourvu que je ne l’encombre pas de ma vue. Je restais donc la plupart du temps dans la chambrée avec les malades, n’allant qu’exceptionnellement dans la petite salle de soins où se tenaient notre chef et les deux infirmières.

Il y avait cette femme, arrivée avec nous, et que je ne reconnaissais pas, bien qu’elle me dit qui elle était. Squelettique, sa jambe gauche était énorme, tendue, violacée, l’autre réduite à l’état d’un bâton. Notre chef l’amena hurlante, la bousculant parce qu’elle ne pouvait marcher. Étendue sur la table de soins, elle se mit à hurler d’une façon si intolérable que, avec le sang-froid qui la caractérisait, la doctoresse l’étourdit d’un direct à la mâchoire et, profitant de cette anesthésie, elle fit une large incision du mollet d’où sortirent des litres de pus noirâtre. Quand elle revint à elle, elle ne fut plus capable que de délirer. Elle parlait beaucoup et tint des propos incohérents jusqu’à sa mort. J’hésitais à refaire le pansement, mais le papier fut si vite imprégné qu’il fallait s’y résoudre. Je découvrais alors un membre envahi d’asticots. Heureusement la malheureuse était dans une demi-inconscience, mais bien des jours passèrent avant qu’elle ne quittât ce monde d’horreur.

Eva avait seize ans. C’était une petite Française aux cheveux noirs et bouclés qui s’était retrouvée seule au camp, son père et sa mère ayant été gazés à l’arrivée avec ses jeunes frères et sœurs. Elle était là depuis février 1943 et elle m’expliqua que de son convoi il ne restait presque plus personne. Elle me décrivit sa panique dans ce block où elle s’était soudain trouvée enfermée au cours d’une sélection, et comment par miracle elle avait réussi à apitoyer par ses pleurs la gardienne du block qui l’avait laissée s’échapper. Elle était bien malade quand je la connus, mais mon arrivée, je crois, lui apporta du réconfort car elle put enfin parler à quelqu’un et elle parlait beaucoup. Elle avait des œdèmes généralisés et je lui offris de la mettre à un régime sec, c’est-à-dire qu’elle ne boirait pas, ne mangerait pas sa soupe, et que j’essayerais de lui échanger sa soupe et son café contre des pommes de terre. Cela devint une de mes principales activités de médecin : parler aux malades qui comprenaient le français et échanger leurs maigres biens au marché qui, chaque jour, avait lieu pendant une demi-heure au moment où les déportées rentraient du travail. Toutes celles qui travaillaient à la couture, au Canada blanc et rouge(100), à l’usine, aux épluches, volaient des biens et les revendaient contre du pain qui était la monnaie du camp. Il fallait faire vite et se méfier des coups bas que les détenues non juives avaient coutume de faire aux Juives : un croc en jambe et le temps de retrouver son équilibre on se retrouvait sans son précieux bout de pain. Ainsi, Eva parvint à se nourrir de pommes de terre et ses œdèmes fondirent. Elle était heureuse car elle se croyait sur le chemin de la guérison, mais elle n’en dépérissait pas moins.

Je pense aussi à Annette qui, en cachette de ses parents, avait eu l’imprudence d’aller au cinéma à Marseille. Elle fut victime d’une rafle et se retrouva ainsi, à seize ans, seule au camp. Elle relevait de pleurésie et tremblait de faire une rechute, ce qui ne tarda pas. Sa fin fut hâtée par la brutalité d’une co-détenue, qui lui brisa ses lunettes sans lesquelles elle ne voyait rien. Elle toussait, grelottait, transpirait, était couverte de plaies, mais n’arrivait pas à se faire admettre au « Revier ». Elle put y entrer enfin quand j’y fus. De ses mains squelettiques et moites elle s’accrochait à moi avec avidité, ne me laissant pas partir, me suppliant de lui dire et redire qu’elle n’allait pas mourir, qu’elle pourrait rentrer. Atteinte de granulie généralisée, elle devint sourde et aveugle avant de mourir, quelques jours avant que je quitte le camp.

Que dire de cette jeune femme enceinte qui accoucha clandestinement dans ce block d’un magnifique bébé. Ici, notre patronne eut le courage de prendre la décision de tuer le bébé avec le peu de gardénal dont elle disposait, car si le bébé avait été trouvé par le médecin allemand qui passait chaque jour sa visite de contrôle, il aurait été jeté vivant avec sa mère dans le crématoire. Ensuite, il fallut faire disparaître le cadavre. Encore aujourd’hui, ma plume hésite à écrire cet épisode, comme mes lèvres à le prononcer mais, rares témoins survivants de ces horreurs, nous nous devons de témoigner.

Du « Revier » chaque jour je voyais fumer le crématoire de l’aube jusqu’au crépuscule, et arriver les trains : un, deux, trois, quatre, jusqu’à sept par jour en cette mi-juillet 1944. Quarante wagons par train, deux cents déportés par wagon, soit trente à cinquante mille par jour à cette époque, dont quelques centaines à peine pénétraient dans le camp de plus en plus surpeuplé.

Un soir de juillet, une fumée plus âcre qu’à l’ordinaire parvint jusqu’à nous, l’ambiance était plus lourde encore que d’habitude. J’appris bientôt le drame : le gaz manquant, les S.S. avaient ordonné aux kommandos du crématoire de creuser des tranchées, les enfants y furent jetés, recouverts de pétrole et brûlés vifs.

Du « Revier », chaque matin, je voyais défiler de l’autre côté de la « strasse » ces colonnes interminables de femmes qui partaient au travail, des femmes qui n’en étaient plus, qui étaient transformées les unes en furies, les autres plus nombreuses en êtres qui paraissaient vidés d’âme, ralenties, au regard vide et stupide. À les voir défiler, je découvris avec consternation que mes camarades, dont je venais de me séparer, étaient aussi détériorées que les autres et je réalisais là seulement, à sa pleine mesure, ce qu’était Birkenau où nous étions en train de vivre et de mourir.

Quand vous me demandez : « Vous médecin, qu’avez-vous pu faire ? » Je ne peux répondre que : rien, rien du tout, sinon favoriser l’admission au Revier de quelques camarades épuisées et les faire ressortir le plus vite possible ; être là près des agonisantes qui s’accrochaient à nous, qui nous imploraient, nous racontaient ce que fut leur vie, ce qu’elles voulaient retrouver, leur désir immense de revenir, et qui me semblait-il me suppliaient de rendre ce retour possible. Nous ne pouvions que bander ces plaies avec du papier, inciser les abcès sans matériel stérile, sans anesthésie. On ne pouvait qu’être là, à côté et avec, à se bercer des mêmes espoirs fous, à délirer avec elles et à faire des gestes qui nous rassurent.

Médecin j’ai été à l’abri du froid et de l’épuisement, j’ai été mieux vêtue, un peu mieux nourrie. C’est comme médecin que j’ai quitté le camp fin août étant désignée pour aller dans un autre camp. Le fait d’être médecin a donc été un privilège formidable. Mais cela était aussi une épreuve insupportable tant par ce rôle à la fois officiel et absurde qui nous était donné et qui nous contraignait à repousser nos camarades ou à assister impuissante à leur agonie, que par un certain recul qui aiguisait notre conscience de ce qui se passait. Témoin impuissante, écrasée par l’immensité de ce fossé béant qui engloutissait ses victimes et qui nous séparait radicalement et à jamais du monde auquel nous avions appartenu, c’est comme médecin que j’ai ressenti au plus profond de moi et de façon lancinante l’impuissance, la déchéance et la mort.