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MALA

La première organisation clandestine de Résistance s’implanta à Auschwitz dans la semaine qui suivit l’arrivée des « Pionniers », une association « timide » de trois ou quatre amis de Cracovie engagés dans le même kommando de défricheurs et de bâtisseurs. Ces déportés de l’« inauguration », tous Polonais, reçurent les matricules allant de 31 à 758. Tadeuz Wiejowski et Edward Galinski dressèrent la liste des nouveaux arrivants qu’ils firent parvenir, par l’intermédiaire de paysans des environs, à un prêtre du village d’Auschwitz. Pour éviter les contacts, Hoess ordonna le déplacement des deux mille habitants du « quartier » des tabacs puis, peu à peu, toutes les familles propriétaires d’un toit ou d’un terrain dans la zone d’influence du camp furent chassées. Les matériaux récupérés dans cent vingt-trois fermes servirent à surélever les bâtiments des casernes. La région ainsi dépeuplée occupait une superficie de quarante kilomètres carrés.

Tadeuz Wiejowski, qui avait réussi à se procurer des vêtements civils, se faufila dans un groupe de « paysans réquisitionnés » et disparut(108). Le premier « résistant » du camp fut aussi le premier évadé.

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— Dachau(109) était un mauvais camp. Mais nous pouvions y espérer de survivre. Les conditions de vie à Auschwitz ne justifiaient pas un tel espoir. Les deux types humains caractéristiques pour les camps d’extermination y proliféraient plus qu’ailleurs : le « Musulman », qui avait renoncé à lutter et qui était mort spirituellement avant de mourir physiquement, et le « Proéminent », qui ne songeait qu’à se procurer autant d’avantages que possible, à « organiser », suivant le langage du camp, et qui vivait au jour le jour, refusant de penser à l’avenir. De tels « Proéminents » cherchaient à se procurer de l’alcool, ainsi que des stupéfiants. On pouvait obtenir tout cela au « Canada », à condition d’avoir des relations. Ces deux types existaient également dans les autres camps, mais ils y étaient beaucoup moins marqués, les contrastes y étant moins accentués. Il va de soi qu’aucun d’eux ne convenait à l’organisation d’une résistance.

— Une autre difficulté consistait dans le fait que les S.S. utilisaient systématiquement les antagonismes entre les détenus. Le nombre des « bons kommandos » était limité. Les détenus allemands avaient intérêt à empêcher les étrangers de devenir Kapos ou doyens de block, et à garder ces postes privilégiés pour eux-mêmes. En même temps, les S.S. parvenaient de la sorte à faire considérer par les étrangers leurs codétenus allemands comme les complices de leurs bourreaux. Les Polonais, qui étaient arrivés les premiers au camp et qui avaient occupé de ce fait de nombreux postes-clés et bons kommandos, avaient à leur tour intérêt à empêcher les Français, les Tchèques de pénétrer dans ces positions. Et tous ensemble avaient intérêt à abandonner aux Juifs de tous les pays, bien que leur pourcentage ne cessât de croître au cours des années, les kommandos les plus durs. De cette manière, la direction du camp parvenait à rendre agissant le meurtrier antisémitisme hitlérien à l’intérieur même des barbelés.

— Pour créer à Auschwitz une organisation de résistance efficace, il fallait avoir le courage d’engager le combat contre toutes ces difficultés.

— Pourtant, une telle organisation finit par surgir. Comment naquit-elle ? Lorsqu’on partage son pain avec un ami – un homme libre n’est pas capable de s’imaginer à quel point cela est difficile, lorsqu’on a faim soi-même – la prémisse est établie pour résister à la volonté des S.S. de créer une situation qu’un chef du camp a caractérisé comme suit : « À Auschwitz, un détenu qui n’« organise » pas ne peut vivre que trois à quatre mois. » Les vieilles amitiés, les identités de convictions et les affinités nationales servirent de cellules germinales à la résistance. La première tâche de ces petits groupes consistait à assurer la survie de leurs membres, pour autant que cela était possible à Auschwitz. Aussi bien ces groupes s’efforçaient-ils surtout de disposer de situations dans les infirmeries et les hôpitaux. Il est également compréhensible que les premiers de ces groupes aient été des groupes polonais : non seulement leur ancienneté dans le camp leur permettait de mieux en connaître les secrets, mais ils avaient aussi la possibilité d’établir des contacts avec le monde extérieur. Certains détenus pouvaient entrer en contact sur les lieux de leur travail avec des civils polonais, astreints au travail obligatoire aux mêmes endroits. Auschwitz se trouve en Pologne. L’espoir d’une évasion qui paraissait complètement illusoire à la plupart des autres détenus, stimulait certains hardis Polonais à se coaliser, pour tenter l’impossible. Les groupes polonais parvinrent de bonne heure à transmettre des informations sur le camp aux organisations de résistance polonaises de Cracovie, et à introduire en fraude des médicaments pour leurs camarades malades. Les éléments actifs du camp se sont toujours efforcés de renseigner le monde sur les crimes d’Auschwitz. Il est vrai que, souvent, ce monde considérait de telles informations comme invraisemblables.

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Deux groupes d’évadés, en juin et décembre 1942, firent parvenir à Londres les premiers dossiers complets sur Auschwitz. Ces évasions, montées par le Mouvement de Résistance clandestin, en liaison avec deux jeunes filles du village d’Auschwitz, nécessitèrent l’envoi et la réception de plus de cinquante messages transmis par le kommando d’arpenteurs du camp.

Eugène Bendera, Casimir Piechowski, Joseph Lempart et Stanislas Jaster étaient manutentionnaires au dépôt militaire T.W.L. Ce magasin, réserve d’uniformes S.S., abritait une petite armurerie. Les quatre déportés réussirent à prendre les empreintes des clés et à façonner trois « passe » dans l’atelier du garage. Ils veillèrent pendant deux mois « avec amour » sur une voiture Steger 220 affectée au gardien du dépôt. Le scénario parfaitement mis au point, il ne restait, ce samedi 20 juin, qu’à interpréter la scène.

Le samedi, les S.S. de l’administration finissaient leur service à 15 heures.

Les quatre hommes se présentent au contrôle principal du camp. Piechowski, le seul qui parle allemand, a glissé sur sa manche un brassard parfaitement imité de « Vorarbeiter ». Piechowski se fige au garde-à-vous :

— Nous devons sortir une charrette de déchets.

Le garde S.S., qui voit chaque jour défiler ainsi des centaines de corvées, ne fouille même pas le groupe… Que pourraient tenter ces hommes en rayé ? Le second cordon de garde (le grand cercle extérieur) est en place depuis déjà une heure. Les hommes retrouvent le dépôt qu’ils ont quitté un quart d’heure auparavant. Ils se glissent par un soupirail dans la réserve de charbon. La première clé ouvre la serrure de la chaudière. Seconde clé : uniformes S.S. Troisième : armement. Le moteur de la Steger 220 ronronne au premier tour de manivelle.

— Cette fois, impossible de reculer.

Ils s’embrassent.

Piechowski s’installe au volant. Encore cent mètres. La barrière est baissée. Piechowski passe la première. Jaster qui a glissé un revolver sous sa vareuse débloque le cran d’arrêt.

— Ils sont six. Même si ça ne marche pas, on a une chance.

Le garde lève la main et s’avance. Piechowski émet un grognement et d’un geste brusque désigne la barrière. Le S.S. appuie sur le balancier. La barre du bois libère la route.

Un guide de Sucha, trois heures plus tard, leur fait passer la frontière montagneuse du « General Gouvernement ».

 

Janina Kajtoch et Helena Stopkowa, les deux jeunes filles qui avaient recruté le guide pour le groupe Piechowski, jouèrent un plus grand rôle dans l’évasion de Boleslaw Kuczbara, Otto Küsel, Jean Baras et Mieczyslaw Januszewski. Contactées le 2 décembre par Kuczbara qui réclamait un uniforme allemand, deux casquettes et des vêtements civils à déposer dans deux relais de la route de Brzeszcze, elles montèrent un véritable comité d’accueil qui veilla pendant trois jours à proximité des relais choisis. Des ouvriers réquisitionnés firent passer « uniformes, casquettes, plans et messages ». Dans l’un de ses « billets », Kuczbara écrivait :

— Je prendrai avec moi les registres nominaux de tous les gens morts dans le camp en 1942.

— Le matin(110) du 29 décembre 1942, une plate-forme tirée par deux chevaux franchit la porte d’entrée du camp d’Auschwitz. Sur la plate-forme, il y avait deux armoires. Le prisonnier Kuczbara vêtu en uniforme S.S. se cachait dans l’une de ces armoires. Personne ne s’étonna de voir la plate-forme avec trois prisonniers sortir du camp, car tous les Blocksführer connaissaient bien Otto Küsel. Quand la plate-forme passa près du poste de contrôle du grand cordon de la garde, Kuczbara, déguisé en S.S., était assis en arrière et montra aux sentinelles un laissez-passer bien contrefait par les évadés. La plate-forme se dirigea vers le village de Broszkowice, où on laissa les chevaux et la plate-forme dans un endroit fixé auparavant ; c’était une maison appartenant à une famille polonaise qu’on avait évacuée. Les évadés mirent les vêtements civils qu’on leur avait fournis et ensuite, faisant semblant d’être des ouvriers qui réparaient la route, ils traversèrent le pont sur la Vistule et là seulement, abandonnèrent leurs brouettes. Cette précaution était absolument nécessaire, car des groupes de prisonniers travaillaient sur le terrain de Broszkowice et l’évasion presque tout entière fut observée par les sentinelles S.S. qui ne soupçonnaient rien.

— Les évadés accompagnés par les agents de liaison ; Adam Fortuna, Stanislaw Wojcik, Ludwig Denda et Tadeuz Stapo marchaient vite et gagnèrent le village de Libiaz éloigné de plus de dix kilomètres. L’organisateur de cette entreprise, Andrzej Harat observa l’évasion tout entière. Ce fut lui qui trouva à Libiaz une cachette pour les prisonniers, en les enfermant dans le clocher de l’église du village. Trois heures plus tard, la poursuite arriva à Libiaz, mais elle ne donna aucun résultat. Kuczbara, qui se cachait dans la maison de Andrzej Harat décrit ses souvenirs du camp, en laissa un exemplaire au maître de maison et emmena les autres à Varsovie avec d’autres documents. Le rapport et les documents furent ensuite transmis à la Kommandantur générale de l’Armée du Pays et au gouvernement polonais de Londres.

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C’est au cours de ce mois de décembre 1942, que trois déportés français, Garnier, Pelissou et Abada, représentèrent leur collectif national au sein du Comité clandestin de Résistance.

— En sortant(111) de l’infirmerie, je parvins à rencontrer le responsable de ce travail clandestin. C’était un ancien dirigeant de l’organisation militaire antifasciste autrichienne, le « Schutzpunkt », ancien officier des Brigades Internationales en Espagne. Interné depuis de nombreuses années, Rudolph Friemel était parvenu à organiser les antifascistes sincères et combatifs et, depuis notre arrivée, il cherchait à établir des contacts avec nous.

Friemel était connu dans tout le camp, dans tous les kommandos :

— Ah ! si c’est Rudi qui le dit !

Rudi Friemel avait plusieurs amis autrichiens dans la garnison S.S. d’Auschwitz et de nombreux protecteurs dans l’état-major de Vienne ou de Berlin. Même Hoess, qui recevait pour lui plusieurs lettres ou télégrammes par mois, semblait le respecter. Rudi s’était marié – exploit ahurissant à Auschwitz :

— Rudi(112) était très populaire parmi nous (au bureau politique) car son dossier était le plus gros de tous les autres : soixante-quinze pages, tout un livre. Le contenu de son dossier représentait un véritable roman qui pourrait difficilement être imaginé par la fantaisie d’un écrivain… À Auschwitz, il travaillait au kommando « farbereitschaft ». Chose incroyable, il s’était marié au camp. Pour la première fois (et la dernière) dans les annales du camp, le bureau de l’état-civil remplissait ses véritables fonctions en mariant un détenu. Et quelle noce ! Les démarches ont duré très longtemps, jusque chez Himmler qui y consentit. La fiancée, qui avait un fils de douze ans de Friemel, obtint la permission de venir au camp et de légaliser sa situation. Ce fut un grand jour au standesamt (le bureau d’état-civil). La fiancée vint avec son fils et sa mère ; le frère et l’oncle de Friemel vinrent de Vienne. Ils furent mariés par le chef du bureau d’état-civil et les époux purent même rester deux jours ensemble.

Ce mariage prouve le « pouvoir » de Friemel qui partageait ses responsabilités avec un autre Autrichien, Ernst Burger, plus « discret » mais tout aussi efficace. Le camp des femmes, dans les plans « à longue prévision » de Friemel et de Burger devait jouer un rôle important. Ce furent les Français qui établirent les premiers contacts.

— Il fallait(113), pour cela, faire intégrer un de nos hommes dans un kommando de jardinage qui travaillait dans leurs parages. « L’organisation » joua. Ce fut notre camarade Garnier qui devint, pour la circonstance, jardinier et établit ainsi la liaison entre nous et nos compatriotes. La vie au camp des femmes était encore plus terrible que chez les hommes. Les conditions d’hygiène y étaient pires. Tout manquait à nos compagnes. Nous nous ingéniâmes à trouver des vêtements féminins, des chaussures, du savon et même des linges hygiéniques. Cela nous était possible par l’arrivée incessante de nouveaux convois et l’apport de matériel qui s’ensuivait, ainsi que par la présence de nos camarades dans certains kommandos-clés. Mais le danger des transports subsistait et les relations avec les femmes étaient gravement punies. Notre camarade Garnier s’acquitta merveilleusement de sa tâche et chacun de nous se souvient de son bonheur lorsqu’il était parvenu, en se grossissant un peu, à passer du linge ou d’autres objets sous ses vêtements. Il déposait tout cela dans un lieu convenu et nos amies en prenaient ensuite possession. Le même stratagème devait servir par la suite à l’échange de correspondance politique et à la transmission de nos mots d’ordre.

— Je le vois(114) encore le matin à l’arrivée de son kommando qui venait tous les jours aux serres. Pendant que le Kapo des hommes faisait l’appel avant le travail, nous regardions à la dérobée par une fenêtre du laboratoire ; Eugène se mettait toujours dans la rangée de devant et, d’un clin d’œil, il nous faisait comprendre qu’il avait « quelque chose » pour nous. Ce « quelque chose », il l’apportait au péril de sa vie : Eugène ne se contentait pas de nous transmettre les consignes de l’organisation internationale quand l’une de nous réussissait à le rencontrer furtivement, ni de discuter avec lucidité de la situation politique, mais il se considérait comme responsable de chacune de nous, de notre santé, de notre moral. Chaque jour, c’était lui qui nous apportait le Volkischer Beobachter, qu’il était interdit de faire entrer dans le camp des femmes ; la lecture quotidienne du communiqué dont la teneur était diffusée dans les deux kommandos était le meilleur des toniques : nous voyions sous le verbiage stratégique, reculer les troupes d’Hitler sur le front de l’Est. C’est à lui que nous devions un petit atlas que nous avions déposé dans une cachette difficilement accessible et connue seulement d’un très petit nombre de nos camarades ; grâce à lui, les villes citées dans le journal s’animaient et, à partir du 6 juin, nous suivions, et avec quelle impatience, la progression des troupes alliées. Quel risque Eugène courait-il en transportant cet atlas ! Par son intermédiaire, chacune de nous avait des sous-vêtements et des tricots chauds pour l’hiver et c’était l’image de la solidarité au camp, puisque les vêtements avaient été rapportés du « Canada » à Eugène, pour nous, par d’autres camarades français. Il s’arrangeait pour les dissimuler sous son rayé et il a toujours réussi à passer à travers les fouilles.

— Peut-être est-ce encore avec des médicaments que le danger était le plus grand : les Allemands n’avaient pas de quinine, mais il en arrivait avec les convois et ils cherchaient par tous les trocs possibles à s’en procurer. Au printemps 1944, une de nos camarades a attrapé la malaria endémique dans ce pays marécageux ; le lendemain du jour où nous l’avons appris à Eugène, il arrivait avec la quantité nécessaire de vraie quinine que les Français avaient achetée avec leur ration de pain, et notre amie s’est rapidement remise. Il est évident que s’il y avait eu une fouille ce jour-là, Eugène aurait – au minimum – été condamné à une lourde peine de cachot. Mais cette pensée ne l’avait pas effleuré… il devait prendre ce risque.

— À chacune de nous, Eugène a laissé le souvenir d’un homme fin et intelligent, qui accomplissait plus que son devoir avec une héroïque simplicité.

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*   *

— Il faudra s’arranger avec Mala !

— Préviens Mala !

— Seule Mala peut te sauver !

— Merci Mala.

Mala Zimetbaum, arrivée de Malines au mois d’août 1942, est la providence des détenues. Comme la plupart des « fonctionnaires subalternes » retenues après la sélection, pour occuper un emploi administratif, elle a été remarquée sur la rampe parce qu’elle parlait allemand…

— Tu vas leur dire…

Ce qui n’était au début qu’une démarche pour aider ses compagnes est devenu, très rapidement, une attribution au niveau du block, puis une fonction dans un kommando, enfin une « profession » à l’échelle du camp.

— Non seulement Mala sait se faire comprendre des Françaises, des Italiennes, des Hollandaises, mais aussi des Polonaises, des Tchèques, des Hongroises… On n’a jamais vu ça à Auschwitz !

— C’était(115) une jeune femme de vingt-huit ans. Jolie, grande, fine, distinguée, elle avait réussi à capter, par sa grande intelligence, sa finesse et son tact, la confiance des chefs allemands. Elle parlait sept langues…

Mala, « interprète officiel » du camp des femmes, dispose d’un pouvoir (tout est relatif) immense. L’antenne du Bureau du Travail lui laisse la responsabilité de dresser les listes des différentes affectations. Le droit de vie et de mort sur ses compagnes – elle peut choisir les kommandos : marais, tressage, corvées, usine, jardinage, etc. Mala l’exerce avec discernement, justice, courage. Le Revier sait que Mala acceptera de protéger une convalescente.

— Nous allons voir Mala, l’amie de Stephane qui doit nous faire changer de block. C’est une Belge, une belle fille aimable et très chic pour les Françaises. Elle en a déjà sauvé beaucoup. Elle marque sur nos fiches : block 13 B. C’est le Weberei ; un kommando où l’on travaille dans des ateliers à faire des nattes.

Quelques semaines plus tard.

— Il ne faut(116) à aucun prix que je reste au block de convalescence. La sélection est de plus en plus dans l’air… Je vais trouver Mala et lui demande de me renvoyer au travail. Elle n’a plus ma fiche. C’est déjà la schreiherin du block de convalescence qui l’a. N’est-il pas trop tard ? On finit par récupérer ma fiche. Mala barre block 27 A et marque block 25 B. Et ce tout petit trait de crayon et ces deux chiffres m’ont peut-être sauvé la vie…

Mala jongle avec les effectifs, repêche une bien-portante qui s’épuise rapidement à la terrasse, respecte les amitiés nationales ou politiques, regonfle un kommando avec de nouvelles arrivées musclées. Elle juge, elle dose, elle court sans cesse : sa renommée franchit les barbelés, étonne les responsables du Comité clandestin. Burger et Friemel lui font parvenir des messages, des questionnaires, des recommandations, des ordres enfin. Edward Galinski du kommando des couvreurs sert d’agent de liaison. Olga Lengyel de boîte à lettres.

— Un jour(117), je revenais précisément de glisser sous une table un petit colis qui m’était confié quand un S.S. entra à l’improviste.

« — Qu’est-ce que tu es en train de cacher là ? » demanda-t-il soupçonneux.

— Je crois que je blêmis ; cependant je réussis à me dominer et à répondre d’une voix calme :

« — Je viens de sortir du carton un peu de cellulose. Je range le reste. »

« — Allons voir un peu ce carton ! » cria le S.S. décidément méfiant.

— Les mains tremblantes, je tirai de sous la table une boîte de pansements et la montrai à l’Allemand. J’eus de la chance. Il n’insista pas et poursuivit sa tournée. S’il avait fouillé la boîte, j’étais perdue !

— Il y eut une période pendant laquelle j’avais à prendre livraison, plusieurs fois par semaine, d’un paquet ou d’une lettre que m’apportait un des détenus affectés aux travaux dans notre camp. L’intermédiaire changeait presque chaque fois, et pour être reconnue je portais un cordon de soie en collier autour du cou. Je devais remettre le paquet ou la lettre à un homme portant le même signe distinctif. Souvent, c’est moi qui devais aller le chercher aux Waschraum ou sur la route où les hommes travaillaient.

— La plupart du temps, j’ignorais totalement la nature de l’entreprise à laquelle je participais, mais le sentiment de faire quelque chose d’utile suffisait pour me redonner des forces. Je n’étais plus sujette à ces crises de dépression si fréquentes au début, et je m’efforçais maintenant de me nourrir suffisamment pour pouvoir « tenir ». Manger, ne pas se laisser affaiblir, c’était aussi une façon de résister. Nous vivions pour résister, et nous résistions pour vivre.

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Au printemps 1943, les mouvements nationaux de résistance et le Comité international clandestin prennent le nom de « Groupe de Combat d’Auschwitz ».

— Un manifeste(118) appelant à l’union tous les internés pour se préparer à la libération du camp fut rédigé. Il comprenait quatre pages écrites à la main et traduites en différentes langues. Ainsi, notre travail acquérait une sorte de combativité. Nous faisions chaque semaine une analyse politique de la situation qui était aussitôt transmise dans tous les groupes. Les déportés les plus sûrs étaient organisés sur la base du lieu de travail puisqu’aussi bien, en général, ils se retrouvaient dans la même chambre ou dans le même block. Mais c’est au kommando qu’ils avaient la possibilité de se voir le plus et c’est là aussi qu’ils avaient les moyens matériels à leur disposition en cas d’évasion ou d’action directe. Les différents groupes d’un même kommando ou d’une série de kommandos analogues étaient reliés à un responsable qui était lui-même en relation avec la direction du camp. Nous parvenions ainsi à connaître toute la vie du camp et à faire pénétrer nos mots d’ordre sur le lieu même du travail où, là où c’était nécessaire, un sabotage systématique fut organisé.

Peu de kommandos travaillaient dans le camp même d’Auschwitz pour l’industrie de guerre allemande. Seule, une fabrique de caisses à munition, la D.A.W. fournissait à un rythme très faible du matériel à l’armée. Nous organisâmes une grève perlée et, au bout de quelques mois, la production était tombée de moitié. Cela coûta la vie à un de nos militants polonais et à un Israélite, mais rien ne put vaincre la passivité des internés. Un autre kommando avait une certaine importance pour l’état-major S.S. : c’était le garage. De nombreux véhicules y étaient affectés et un matériel automobile, difficilement remplaçable en temps de guerre, y était entretenu. Il suffisait de décharger brusquement une batterie pour la rendre inutilisable. Une pièce enlevée à un démarreur mettait la voiture hors de service. Un grand nombre de camions qui transportaient les victimes à la chambre à gaz et des voitures d’officiers S.S. furent ainsi longuement immobilisés.

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— Le groupe(119) international a pu se constituer à Auschwitz I, parce que les conditions y étaient plus stables qu’à Auschwitz II – Birkenau, par exemple. C’est là que se trouvait l’administration centrale S.S. ; par conséquent, le nombre de détenus qui travaillaient dans les bureaux S.S. était plus élevé. Ainsi, le kommando desservant l’infirmerie des S.S. acquit pour le groupe une grande importance, car le médecin S.S. Wirths se laissait influencer ; en 1944, il fut mis au courant de l’existence d’une organisation clandestine des détenus, et il l’aida en maintes choses. Il a été possible de la sorte de mettre un terme aux sélections à l’hôpital. Ce médecin a aussi sauvé la vie à un membre de la direction du groupe de combat. L’infirmière national-socialiste Maria Stromberger, une pieuse catholique autrichienne, a également apporté une aide courageuse aux détenus (…).

— Il fallait s’attendre à ce que les S.S. ne reculassent devant rien, pour ne pas laisser tomber vivants entre les mains des Alliés les témoins des crimes d’Auschwitz. Il ne fallait pas que les détenus se laissent assassiner sans résistance, au dernier moment. C’est pourquoi le groupe de combat organisa un état-major militaire, dont les chefs seuls se trouvaient en contact avec la direction du groupe. Des détenus sûrs furent affectés aux kommandos qui présentaient un intérêt particulier, du point de vue militaire ; le train, les kommandos qui travaillaient dans les locaux S.S., et qui, en cas de nécessité auraient pu se procurer des armes par la force, et ainsi de suite. Cependant, on s’astreignait à garder relativement bas le nombre de ceux qui participaient directement à l’organisation.

— À l’approche du front, il fallait compter soit avec une liquidation complète du camp, c’est-à-dire avec l’assassinat de tous les détenus, soit avec une évacuation. Quel que soit le cas, une liaison étroite avec l’organisation de résistance militaire polonaise, la Armia Krajowa, était une condition indispensable pour une action armée. Celle-ci envoya dans la région d’Auschwitz un officier chargé d’établir la liaison avec les partisans des environs, et de coopérer étroitement avec l’organisation de combat du camp.

— À cette époque, c’est-à-dire en août 1944, l’organisation envoya au-dehors un rapport sur la situation militaire, qui a été conservé. D’après ce rapport, les camps du complexe d’Auschwitz comptaient à ce moment 65 900 détenus et 39200 détenues.

 

Friemel, Burger, Duzel, Piaty, Raynoch, Swierczyna et Yesely, « patrons » du groupe de combat d’Auschwitz, ont élaboré patiemment un plan d’action militaire. De l’extérieur, ils sont aidés par deux anciens évadés(120) et des partisans(121).

Ce « Comité restreint » est élargi à Mala et Galinski qui s’évaderont pour transmettre les dernières instructions aux partisans. Cette action du « groupe de combat » d’Auschwitz, la plus importante préparée dans un camp de concentration, ne sera probablement jamais connue, car tous les membres du « Comité » ont été arrêtés et exécutés. Ce que l’on sait se résumé aux grandes lignes du projet. Au matin du jour J, toutes les femmes refusent de se rendre à l’appel. Cette révolte doit mobiliser la plupart des réserves S.S. Les kommandos des crématoires profitent de l’agitation pour faire sauter les fours et s’évader. Troisième phase enfin, les partisans armés attaquent les postes de garde de la grande ceinture alors que le groupe de combat d’Auschwitz force les barbelés du premier cercle et facilite l’évasion de masse. Les cent hommes et les cent femmes recrutés depuis plusieurs mois par le « comité directeur » ne recevront leurs instructions que la veille au soir du jour choisi. Les « cent » femmes pour obliger leurs compagnes à la plus grande détermination leur diront simplement quelques minutes avant l’appel : « Le camp va être liquidé au lance-flammes après l’appel. Il ne faut en aucun cas se rendre à l’appel. Les hommes ont des armes, ils vont attaquer les S.S. »

— Je(122) ne sais si dans le camp des femmes nous étions nombreuses dans la confidence. Mala qui était devenue ma meilleure amie le jour où j’avais pu lui offrir un recueil de poèmes de Verlaine, découvert au Canada, me dit au début de l’été : « Je vais m’évader, je crois que tout est presque prêt. On prépare ça pour moi. Mais après, bientôt, ce sera ton tour et celui de tous les hommes et de toutes les femmes. La Résistance a un plan, mais c’est vous les femmes qui serez chargées du premier acte, une sorte de grève ; après les Sonderkommandos détruiront les fours et les barbelés seront arrachés… » J’avais haussé les épaules : « Tu veux me remonter le moral. » — « Non, non, je t’assure. Tu verras bien. » J’ai promis de n’en parler à personne et je n’y pensai plus. Deux semaines plus tard, Mala s’évadait.

Mala Zimetbaum et Edouard Galinski disparurent du camp le 24 juin.

— Mala(123) s’est évadée. C’est absolument merveilleux. Nous sommes très agitées de cela. Pourvu qu’elle réussisse. Il y a tout le temps des évasions. Mais surtout des hommes. Trois sont repris. Ils sont pendus et exposés à l’entrée du camp des hommes, face à l’orchestre afin que tous ceux qui sortent du camp et qui y entrent les voient. La musique joue en face de ces cadavres et le crématoire brûle sans cesse(124).

— Mala(125) a été capturée très rapidement. Plusieurs versions de son évasion ont circulé à travers le camp. Toutes plus fausses les unes que les autres. On a même dit que le Polonais était son amant. Il semble qu’ils soient partis tous deux, déguisés en S.S., cachés dans un transport pour l’usine Buna. Comment ont-ils été repris ? Personne ne le saura jamais.

Mala et Galinski sont enfermés dans deux cellules du block 11. Dounia Ourisson a assisté au Bureau Politique au premier interrogatoire de Mala par le S.S. Oberscharführer Boger.

— Boger(126) était le meilleur criminaliste du Bureau Politique. Les fuites des détenus et les organisations secrètes existant au camp étaient de son ressort.

« — Pourquoi t’es-tu enfuie, demanda Boger à Mala ? En tant que traductrice, tu n’étais pas malheureuse au camp.

« — J’avais la possibilité de le faire. Tout autre à ma place l’aurait fait. Je ne pouvais plus regarder torturer et maltraiter mes camarades.

« — Mais, dit le S.S. Boger, les S.S. ne battent que ceux qui ne veulent pas travailler et qui désobéissent.

« — Comment travailler si le froid, la faim, la maladie nous torturent. L’hiver, les pieds et les mains gelés, l’été terrassés par la malaria ? Être obéissante ?! Quand un S.S. donne un ordre, il veut que cet ordre soit exécuté au moment même où il le donne. Et puis, je ne pouvais plus voir gazer des dizaines de milliers de Juifs.

« — Mensonges, interrompit le S.S. Boger violemment. C’est de la propagande antihitlérienne.

— Mala sourit ironiquement :

« — Uscha Boger, dit-elle calmement, je sais qu’il nous est interdit de savoir jusqu’à l’existence des chambres à gaz. Et pourtant, nous savons pertinemment que vous gazez des centaines de milliers de personnes par an.

« — Oui, avoua Boger. Nous nous débarrassons de ceux qui sont inaptes au travail.

« — Et les transports qui arrivent du monde entier et que vous envoyez directement aux chambres à gaz, ceux-là le sont-ils aussi inaptes au travail ?

« — Mais qui a vu cela ? demanda Boger.

« — Moi-même et toutes celles dont les blocks se trouvent en face du four crématoire. Nous avons vu des femmes belles et jeunes et des enfants, et des hommes robustes et bien portants. Ils entraient aux chambres à gaz et un quart d’heure plus tard on jetait leur cadavre dans des fosses enflammées, car les fours crématoires étaient surchargés. Cela ne s’est pas passé ainsi avec le transport de Juifs hongrois ? »

Mala devait rester deux mois dans le « secret » du block 11. Elle subit plusieurs interrogatoires poussés ainsi que Galinski. Et un soir.

— Toutes les Juives sur la grand-place d’appel. Les aryennes resteront au block.

Des centaines, des milliers de femmes se bousculent.

— Je me rappelle(127) être partie, terrorisée parce que je pensais à une sélection toujours réservée aux Juives seules, et terrorisée parce que j’avais volé des pommes de terre aux Allemands et je n’avais pas eu le temps de m’en débarrasser.

— On nous range(128) par numéros. Est-ce un départ ? Est-ce pour une sélection ? Nous sommes très angoissées. Après nous avoir fait attendre un bon moment, on nous amène « nacht forne », c’est-à-dire là où les deux routes principales du camp se joignent ; c’est pour nous montrer quelque chose, mais quoi ?… Mala a été reprise et on va la tuer. Nous sommes consternées.

— Mala(129) ! Je serre les dents. Je sens le sang couler à l’intérieur de ma bouche. Je pleure. Une chaleur atroce m’envahit. Des gouttes de sueur perlent sur mon front. Mala. Je vais crier. Je vais hurler. Je pleure. On va pendre Mala.

— Alors dans le plus profond silence, le commandant du camp s’avance au milieu de la place vide et, papier en main, nous dit : « Jude (Juifs) nous allons ce soir vous donner un exemple. La prisonnière Mala a voulu s’évader et nous l’avons reprise ; vous assisterez à sa mort car elle sera pendue. Jude, si vous voulez que le sort de Mala ne devienne pas le vôtre, n’essayez pas de vous enfuir. Travaillez, restez calmes et aucun mal ne vous sera fait. » Nous ne pouvons, à ces mots, nous empêcher de regarder le crématoire qui brûle nuit et jour. Et en pensant à Mala, un frisson nous secoue, une peine infinie, une grande détresse de ne pouvoir rien faire pour elle, pour la sauver, elle qui a tout fait pour nous.

— Un S.S.(130) veut lui passer au cou, avant de la pendre, un écriteau qui, traditionnellement, portait ces mots : « Hourrah ! je suis revenue. »

— Devant(131) la foule réunie, la jeune fille refusa énergiquement de porter l’écriteau. Les Allemands eux-mêmes en furent d’abord saisis.

— Je(132) reconnais là Mala. Son énergie, son courage. Ils nous ont réunies pour voir sa fin. Eh bien, elle va leur jouer un tour à sa manière. Je ne pleure plus. Je tremble. Mon cœur n’a jamais battu si fort, si vite. Je crois même que je souris. Mala.

— Alors(133) une chose incroyable se produisit. Rassemblant toutes ses forces, la jeune fille frappa son tortionnaire d’un coup de poing au visage.

— Mala a frappé(134) ; le S.S. s’essuie, se précipite sur elle.

— Un murmure(135) de stupéfaction parcourut la foule des déportées. Déjà les Allemands écumants de rage s’étaient jetés sur la jeune Juive.

— À ce moment(136) Mala sortit une lame Gilette qu’elle avait cachée dans sa manche et commença à se couper les veines.

— Mala(137) dresse la tête, regarde les S.S., nous regarde et se taillade les veines à l’aide d’une lame de rasoir. Un S.S. se précipite sur elle ; la ceinture…

— Un S.S.(138) la frappa sauvagement. Mala le frappa de sa main ensanglantée.

— Triomphant(139), le chef S.S. lui attacha alors l’écriteau qu’elle avait refusé de porter. Sur un ordre, un camion vint chercher la malheureuse. On l’y jeta comme un sac de farine. Ô miracle ! Cette jeune fille, à demi morte, qui montrait un œil crevé, un visage et un corps ensanglanté, réussit cependant à se redresser et elle s’écria : « Courage mes amies ! Ils paieront ! La libération est proche. » Deux gardes allemands grimpèrent dans la voiture et frappèrent encore la jeune Juive pour la faire taire. Ils la battaient encore quand le camion démarra.

— Mala(140) attachée fut traînée au four crématoire et en punition fut brûlée vive.

— À côté(141) de moi, ma voisine mangeait des pommes de terre pourries. Nous sommes rentrées au block, et la vie a continué. Mais à l’intérieur de nous quelque chose avait changé. Nous avions Mala pour nous défendre du dégoût que nous nous inspirions.

— Mala(142) ce fut notre résistance. Notre espoir. Notre vie. Nous avons subitement compris que nous pourrions toutes être des Mala. C’est son exemple qui m’a permis de survivre. Je me suis accrochée au souvenir, au visage de Mala. Mais aucune d’entre nous n’était digne de Mala. Aucune.

*
*   *

Edward Galinski fut assassiné une semaine plus tard, dans sa cellule du block 11.

L’arrestation de Mala et de Galinski provoqua probablement de profondes modifications dans la préparation militaire du « groupe de combat ». Il est certain que les dirigeants « autrichiens » et « polonais » qui ne perdirent jamais le contact avec les réseaux de Résistance extérieurs et les sections de partisans n’abandonnèrent pas le projet d’évasion massive ; mais comme cet état-major d’une quinzaine de personnes a été dans sa totalité capturé et exécuté, il est pratiquement impossible de connaître le ou les plans établis.

Cependant, les réalisations clandestines de l’été 1944 et la révolte du Sonderkommando du mois d’octobre nous permettent de formuler une hypothèse : dans un premier temps, l’organisation clandestine de résistance procure aux responsables du Sonderkommando armes et explosifs. Les déportés qui servent les chambres à gaz et les crématoires déclenchent l’action. La garnison S.S. dans sa presque totalité intervient dans le périmètre des fours ; c’est alors que les groupes de combat d’Auschwitz et de Birkenau ouvrent des brèches dans les barbelés.