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L’ANGE BLOND

Tout au long de l’existence d’Auschwitz, le commandant Hoess, ses successeurs et la hiérarchie S.S. dans son ensemble se préoccupèrent « le moins possible » de l’organisation du camp de femmes. Cette « indifférence », motivée par le refus de la surveillante-chef Frau Langefeld d’obéir à l’« administration masculine » et le désir d’Himmler de voir enfin un camp de femmes dirigé par une femme, aboutit à ce que Hoess appelle lui-même une « indescriptible pagaïe entretenue par la mauvaise volonté et surtout l’incompétence de ces rebuts de Ravensbrück », car toutes les gardiennes suivaient les cours de formation et de perfectionnement prodigués par les instructeurs de Ravensbrück et Ravensbrück – ce qui est logique – expédiait à Auschwitz ses mauvais numéros.

— Contrairement(106) aux S.S. hommes qui appartenaient dans une notable proportion, à la catégorie internationale des mal foutus, jambes en manche de veste, dos ronds, etc. les Aufseherinnen étaient, en général, de grosses filles bien portantes et solides.

Elles n’étaient pas toutes des volontaires ; il y avait aussi parmi elles des requises, astreintes par la loi au travail et qui n’avaient pas choisi celui-là. Beaucoup n’avaient jamais été inscrites au parti nazi. J’ai eu des renseignements d’identité assez complets sur environ deux cents d’entre elles et me suis spécialement intéressée aux différentes classes sociales où elles étaient recrutées. Elles provenaient de toutes les classes de la société allemande. J’ai rencontré en particulier une contrôleuse de tramways, une ouvrière d’usine, une chanteuse d’opéra, une nurse diplômée (!), une coiffeuse, une paysanne, une jeune fille de la bourgeoisie n’ayant jamais travaillé, une institutrice en retraite, une écuyère de cirque, une ancienne gardienne de prison, une veuve d’officier, etc. Les débutantes avaient l’air généralement effarées de leur premier contact avec le camp, et elles mettaient quelque temps avant d’atteindre le même niveau de cruauté, de débauche que les anciennes. C’était pour certaines d’entre nous un petit jeu assez amer, de chronométrer le temps que mettait une nouvelle Aufseherin avant d’atteindre ses chevrons de brutalité. Pour une petite Aufseherin de vingt ans qui, le jour de son arrivée, était tellement peu au fait des bonnes manières du camp qu’elle disait « pardon » lorsqu’elle passait devant une prisonnière et qui avait été visiblement effrayée par les premières brutalités qu’elle avait vues, il a fallu exactement quatre jours avant qu’elle prit ce même ton et ces mêmes procédés qui étaient cependant, d’une façon tout à fait nette, nouveaux pour elle. Cette petite était sans doute particulièrement bien douée pour le registre spécial que nous étudions en ce moment. Pour les autres, on peut dire que huit à quinze jours, un mois au plus, représentaient une moyenne très normale d’adaptation. J’ai cependant entendu parler d’une très jeune Aufseherin qui n’avait pu s’habituer ni à la débauche de ses collègues ni à leur brutalité. « Elle pleurait beaucoup », m’ont dit les prisonnières qui l’ont connue, « et nous ne savons comment elle a fini par partir ». Je n’ai jamais entendu parler d’un autre cas de ce genre, et celle-ci avait déjà quitté le camp avant mon arrivée. Il y avait assez souvent des Aufseherinnen qui étaient condamnées à des peines diverses et même devenaient des prisonnières, mais c’était ou pour vol ou pour relations spéciales notoires avec des détenus de l’un ou de l’autre sexe.

*
*   *

Irma Grese a gravi, le 12 décembre 1945, les sept marches de bois de l’échafaud de Hamelin. Elle avait 21 ans. Albert Pierrepoint, le bourreau, un géant britannique qui avait été nommé le matin même « par dérogation » officier, était à peine plus âgé qu’elle. Irma Grese baisa le crucifix que lui tendait l’aumônier de la Division et elle ferma les yeux. Albert Pierrepoint tremblait. Il dit « pardon », se retourna vers le nœud coulant posé sur la rambarde de la plate-forme et le saisit à deux mains. Irma Grese, lorsque la trappe s’ouvrit à 10 h 3, n’avait pas rouvert les yeux.

Irma Grese était arrivée au Centre de formation de Ravensbrück le jour de ses 18 ans. Frêle, timide, effacée, elle était née dans une famille d’ouvriers agricoles de Mecklembourg et cette terre grasse pesait à ses sabots. À 16 ans elle quitte la ferme, se brouille avec son père qui lui reproche ses amitiés national-socialistes et se retrouve stagiaire infirmière à Hohenlychen, dans cette clinique où le professeur Karl Gebhardt poursuivait ses expériences médicales humaines commencées à Ravensbrück. Irma Grese ne sera jamais infirmière, c’est Gebhardt qui le lui annonce :

— Mais si vous voulez contacter un de mes amis de Ravensbrück…

Irma Grese prend rendez-vous.

— Venez nous voir dans six mois, lorsque vous aurez 18 ans. Je vous inscris.

En attendant, Irma Grese travaille dans une laiterie.

Ravensbrück ! Le révélateur. La petite paysanne, en quelques semaines, efface son passé, ses complexes, ses haines, découvre sa beauté, son pouvoir de séduction sur les hommes et les femmes, imagine sa puissance. Demain !

Demain, c’est Auschwitz. Demain c’est Frau Langefeld dont il faut devenir adjointe. Le pouvoir. Amitiés, intrigues, bassesse, violence, fouet facile, Irma Grese est irremplaçable. Elle est la meilleure gardienne. La seule capable de seconder Frau Langefeld. Demain ! Demain, c’est évincer Frau Langefeld. Irma Grese le peut. Elle le sait.

— Elle était(107) d’une beauté exceptionnelle, on l’a dit et redit. L’effet de cette beauté était tel que même les internées, bien que sa visite quotidienne signifiât l’appel pour toutes et la sélection avec la chambre à gaz pour beaucoup, oubliaient un instant le sens de cette apparition, et murmuraient : « Ah ! qu’elle est belle ! » Si un romancier imaginait une scène pareille, les lecteurs ne manqueraient pas de l’accuser d’une imagination de mauvais aloi. Mais il arrive que la vie écrive aussi de mauvaises pages de romans.

— Cette jeune S.S. était consciente du pouvoir de sa beauté et ne négligeait rien pour le rehausser. Elle avait l’habitude de préparer longuement devant un miroir le jeu de sa physionomie et ses gestes. Un effluve de parfum la suivait partout où elle passait. Là encore, rien n’était laissé au hasard. Elle avait sur sa coiffeuse toute une gamme d’essences et elle dosait elle-même ses mélanges. Cet usage immodéré des parfums était, je crois, un suprême raffinement de cruauté. Les détenues tombées au degré le plus bas de la déchéance physique humaient avec une joie avide le parfum pénétrant qui flottait autour d’elle et qui, par contraste, rendait encore plus insupportable le fade relent de chair humaine brûlée qui planait en nappe écœurante au-dessus du camp. Cet « ange » parfumé aux yeux de myosotis, aux tresses d’or, exploitait sa beauté pour faire sentir plus durement encore aux internées l’horreur de leur condition.

— Elle apportait aussi à sa mise une extrême recherche. L’uniforme S.S. lui allait d’ailleurs beaucoup mieux que le costume-tailleur civil. Elle affectionnait particulièrement une vareuse bleu ciel comme ses yeux, avec une cravate plus foncée fermant le col de sa chemise. La cravache dont elle usait si facilement était piquée dans la haute tige de sa botte. Mais elle avait aussi une garde-robe civile bien fournie. J’ai bien connu sa couturière, une internée loqueteuse, qui dirigeait jadis une des plus célèbres maisons de haute couture de Budapest. Irma Grese ne lui laissait pas un instant de répit. Elle la faisait travailler du matin au soir, car elle ne manquait pas d’étoffes, même pas d’étoffes anglaises. Les bureaux de récupération de la chambre à gaz lui fournissaient en abondance chaussures, tissus et vêtements. C’est parmi cet héritage qu’elle avait choisi sa robe de chambre préférée et le chandail bleu qu’elle mettait si souvent. Tous les pays de l’Europe martyrisée lui fournissaient les modèles les plus divers. Dans son armoire, qui était une véritable collection, figuraient des créations de couturiers de Paris, de Vienne, de Prague, d’Amsterdam et de Bucarest.

— Irma Grese, l’« ange » au visage si pur, avait de nombreuses aventures amoureuses. Dans le camp on racontait qu’elle avait eu entre autres pour amants Kramer et le docteur Mengele. Mais son grand amour était un ingénieur S.S. d’Auschwitz qu’elle allait souvent rejoindre le soir. Et pour être de retour à son poste à l’heure, il lui fallait quitter son ami au milieu de la nuit. Quand l’ingénieur venait lui rendre sa visite au camp, elle rayonnait de fierté et de joie. « Regarde, semblait-elle lui dire, c’est mon royaume ici. J’ai droit de vie et de mort sur ce troupeau. »

— Ce droit, elle l’avait effectivement et elle l’exerçait largement au cours de ses sélections.

— Un jour, nous vîmes Irma arriver à l’infirmerie. D’un ordre bref elle renvoya les malades qui s’y trouvaient, puis en fit de même avec le personnel pour rester en tête-à-tête avec la chirurgienne, à laquelle j’étais liée par une profonde amitié.

« J’ai besoin de vos services, dit-elle. On m’a dit que vous êtes très habile.

— Et elle lui expliqua quel genre de service elle attendait d’elle. La situation était des plus délicates. D’une part, refuser quelque chose à Irma Grese était d’une témérité folle, d’autre part, si les autorités supérieures apprenaient un jour cette intervention, le risque n’était pas moindre.

Mon amie hésitait. Pour la décider, Irma Grese lui fit des promesses tentantes :

« Vous partagerez mon petit déjeuner. Vous aurez de l’excellent chocolat et du café au lait au choix, des brioches et des tartines beurrées à volonté.

Et elle ajouta :

« — Je vous donnerai aussi un manteau d’hiver, très chaud.

— Cependant la chirurgienne restait indécise. Le danger était trop grand. Alors, Irma Grese, rouge de colère, sortit son revolver.

« — Je vous donne deux minutes pour réfléchir.

« — Soit, je ferai ce que vous me demandez, dit la doctoresse.

« — C’est bien, je vous attendrai demain, à 5 heures, au block 19. Et rappelez-vous que je ne tolère pas l’inexactitude, ajouta Irma en tournant les talons.

— Mon amie fut exacte au rendez-vous. Sur sa demande, je l’accompagnai, ainsi qu’une infirmière professionnelle. Irma Grese suait littéralement la peur. Elle tremblait et gémissait sans parvenir à se dominer. Cette femme qui envoyait froidement à la mort des centaines d’internées ou les brutalisait sans s’émouvoir, était incapable d’endurer elle-même la moindre souffrance sans geindre.

— Une fois l’opération terminée, elle se mit à bavarder avec nous et déclara :

« — Après la guerre je ferai du cinéma. Vous verrez mon nom en vedette sur l’écran. Je connais la vie et j’ai vu énormément de choses. Je sens que mon expérience sera utile à ma carrière d’artiste. » Depuis, Irma Grese a en effet fait du cinéma. Mais pas tout à fait comme elle se l’était imaginé. Ce n’est pas à l’héroïne d’un drame d’amour qu’elle a prêté son beau visage ; plus simplement elle a paru à l’écran dans les actualités du procès de Lunebourg.