15

DANIELLE

Anne-Marie Epaud crie :

— Danielle, je te confie mon fils.

D’autres se tassent dans leurs genoux ; une trouve la force de plaisanter :

— Je suis comme Marie-Antoinette…

— Taisez-vous !

— Danielle, pense à aller voir mon mari.

— Danielle…

— Danielle…

Danielle, c’est la force, la volonté, le courage. Si une seule doit revenir, Danielle reviendra. Danielle racontera. Danielle luttera jusqu’à sa mort pour qu’une telle chose ne puisse jamais plus exister. Danielle c’est Danielle Casanova, chirurgien-dentiste, militante puis dirigeante des jeunesses communistes françaises, responsable de la publication de journaux clandestins pendant l’occupation, arrêtée alors qu’elle portait du charbon à Georges et Maïe Politzer en février 1942.

Auschwitz.

Une jeune doctoresse tchèque, Manca Svalbova regarde du côté de la porte que franchissent trois cents Zuzangs, trois cents nouvelles venues.

— De quels(73) pays arrivent-elles ? Nous guettons, attentives. Soudain notre respiration s’arrête, nos poings se serrent, nos yeux brillent : puissamment, au milieu de notre camp de mort, s’élève la « Marseillaise ». « Allons enfants de la Patrie… » ; pour la première fois depuis longtemps nous respirons profondément. Parmi les trois cents prisonnières était Danielle Casanova. Elle portait la tenue rayée, un fichu gris-bleu couvrait ses cheveux. Étant dentiste, elle fut immédiatement conduite au Revier comme médecin. Dès qu’elle m’eût donné la main, je sus qui était Danielle Casanova. Dans les yeux noirs de cette Corse brillaient la décision, la fermeté, la camaraderie, la sincérité. Son sourire était large, presque naïf avec quelque chose d’une gaieté enfantine, l’art de savoir se réjouir du bleu du ciel. Ses yeux disaient la joie des fleurs, des cristaux de neige collés contre la vitre. Sa poignée de main virile était celle d’un homme, d’une camarade, d’une compagne. Danielle parlait peu. Très vite pourtant elle incarna pour nous toutes un idéal. Elle devint un symbole, et pas seulement pour les Françaises. De cette intellectuelle, de cette personnalité politique de grand style rayonnait un charme enchanteur. Elle n’avait pas le retranchement des intellectuels mais, au contraire, une façon particulière d’approcher et d’attirer à elle les couches sociales les plus différentes, les opinions politiques les plus divergentes. À chacun elle savait parler dans son propre langage. J’avais l’impression qu’elle avait, elle-même, vécu tous les sorts. Avec quelques phrases, elle réussissait à vous envelopper à vous embrasser. Il vous semblait avoir toujours connu son visage et que ses bras vous avaient déjà sauvé. Les blocks du Revier et du camp, elle les visitait le soir, quand les colonnes rentraient, mais aussi pendant la pause de midi. Partout elle versait à pleines brassées la force, la confiance, la foi, la camaraderie.

Très vite Danielle s’intègre dans le réseau clandestin de résistance. Les communistes allemandes lui offrent la direction de leur Comité. Danielle protège les Françaises, les fait nommer dans les kommandos moins difficiles ; Maïe Politzer devient médecin du Revier, d’autres : infirmières, filles de salle, couturières.

— Danielle…

À chaque transport vers le four, chaque Française crie son adieu, son message.

— Ce « Danielle », ce n’était pas un appel, ni une supplication. C’était la dernière poignée de main d’une compagne qui tombait. Danielle était à côté de moi(74). Rien ne changea dans son visage. Seul, autour de sa bouche, se dessina un trait dur que je ne connaissais pas. Mais ses yeux, ses yeux dans lesquels luisait et chauffait le soleil de France, étaient partis avec nos camarades. Et puis, quand la nuit rouge et sanglante se fut allumée, quand les flammes eurent lancé vers le ciel leur affreuse lueur, les yeux de Danielle revinrent après un long détour. Ils avaient vécu toutes les souffrances et souffert les milliers de morts ; ils revenaient plus durs, plus graves et résolus…

— La compagne habituelle de Danielle : Maïe Politzer(75). Ses yeux bleu ciel caressaient comme un sourire maternel et avec la chaleur des rêves d’enfance. Elle était médecin dans la plus pure acception du mot. Son sort cruel, la pensée de son petit garçon qu’elle avait dû abandonner en France, tout cela n’avait pu éteindre la joie de son regard. Une fois, elle dansa pour nous une danse populaire de son pays. Il me semblait que dans ses yeux se reflétaient tous les sourires d’enfants, tous les regards d’amoureux.

— Le Revier, à cette époque, était submergé par les typhiques et les médicaments étaient à peu près inexistants. Du matin au soir, Maïe visitait, soignait, encourageait, distribuant le peu qu’elle possédait, souffrant profondément de son impuissance, de l’inefficacité de ses soins, de sa volonté, de son amour. Les cauchemars labouraient son sommeil ; elle se levait la nuit pour retourner auprès de ses malades. Maïe vivait silencieusement, taciturne comme il arrive aux grands. Personne ne sut depuis combien de temps elle travaillait, déjà malade et enfiévrée, lorsqu’elle dut se coucher. Personne ne s’était aperçu que le typhus la terrassait. Elle continuait de se lever la nuit pour faire des piqûres à ses malades, les caressant, les écoutant, pour ensuite regagner son lit en titubant. Elle souriait. A-t-elle souffert, Maïe ? Quand mourut-elle ? Au bord de ses lèvres un sourire restait et les deux ruisseaux de larmes, sur ses joues, n’étaient pas encore séchés…

— Danielle Casanova devint plus rude, plus silencieuse, plus ferme encore. Ses yeux semblèrent désormais scruter le lointain, comme s’ils voyaient seulement le but à atteindre. Puis un jour de printemps, Danielle tomba à son tour. Son organisme lutta farouchement contre la typhoïde mais la lutte fut inégale dès le premier moment. Le délire l’emmenait au loin, près de sa mère qu’elle embrassait, près de ses camarades dont elle serrait les mains. Puis ses grands yeux se perdirent quelque part, dans les profondeurs. L’obscurité descendait sur le camp lorsque nous l’avons portée sur son dernier chemin. Ses compagnes étaient venues en grand nombre prendre congé d’elle. Les bouches restèrent muettes et les yeux secs, mais les cœurs saignaient, révoltés. La nuit s’approcha. Nous restions inertes, debout. Dans le silence du camp, le bruit des moteurs devint un grand cri déchirant. Dans leur guérite, les sentinelles veillaient comme toujours. Les barbelés continuaient à chanter, les camarades à se tordre dans la fièvre, les Zuzangs à arriver.