1

UN CAMP POUR UN HOMME

— Qu’importe le rapport Zunker !

Frantz Zunker, professeur à l’université de Breslau, avait été « chargé de mission » par l’Office d’inspection des Camps de Concentration. Zunker s’installa pour 48 heures dans le village tranquille d’Auschwitz. Il savait que le S.S. Gruppenführer Erich von dem Bach-Zelewski, commandant en chef des S.S. et de la Police de Breslau, était impatient de regrouper dans un « petit camp » les victimes polonaises que son chef de la Gestapo, S.S. Oberführer Wiegandt, entassait dans les caves de sa « Kommandanture » ; c’était d’ailleurs Wiegandt qui, le premier avait prononcé le nom d’Auschwitz.

— Il existe(2) en dehors de la ville d’Auschwitz un très vaste terrain avec des casernes inutilisées et qui répondent à toutes les exigences. D’autres bâtiments de la Régie Polonaise des Tabacs pourront être également annexés. Routes et voies de chemin de fer desservent parfaitement ce territoire.

Et aujourd’hui Zunker, flacons et bouteilles en main, parcourait la campagne. Il était méticuleux, précis, Zunker. Il rechercha tous les points d’eau, il interrogea des paysans, rencontra deux médecins, un pharmacien, un chimiste… « Tout cela est inutile, pensait-il, cette cuvette marécageuse bordée par la Vistule et la Sala ne pourra jamais être autre chose qu’un marécage. »

Crotté et furieux, il rédigea un rapport manuscrit de trois pages qui peut se résumer ainsi :

— Toute l’eau du bassin d’Auschwitz est impropre à la consommation. « On ne peut l’employer ni pour faire la vaisselle… ni pour se rincer la bouche. Risques dangereux de malaria et de fièvre typhoïde. »

— Qu’importe le rapport Zunker ! Ce nouveau camp n’aura jamais une grande extension… un dépôt pour quelques Polonais récalcitrants.

L’Office d’inspection des Camps de Concentration envoya une première commission d’inspection sur place le 16 janvier 1940. Ses membres se prononcèrent, dès leur retour à Oranienburg, contre le projet d’implantation d’un « camp destiné à abriter dix mille personnes » dans le site « dit d’Auschwitz ».

Wiegandt insista respectueusement. L’inspecteur Richard Glücks prépara une seconde commission d’inspection et nomma à sa tête le chef des gardiens du camp de concentration d’Oranienburg qui déplaisait – « beaucoup trop mou » – au commandant Loritz.

Rudolf Franz Ferdinand Hoess visita les « casernes » d’Auschwitz le 19 avril 1940.

Hoess – il est facile de l’imaginer – vit dans cette lande boueuse sa première vraie chance de devenir chef de camp. Sa carrière « fulgurante » n’était-elle pas bloquée par l’incompréhension du maître d’Oranienburg ? Et Oranienburg – « centrale » de tous les autres camps – envoyait en ces premiers mois de guerre, tous ses « problèmes » sur les théâtres d’opérations.

Hoess présenta une « note d’information » favorable, à l’inspecteur Glücks, le 24 avril 1940. Le 26 il était nommé commandant du camp de concentration d’Auschwitz.

Il est certain – contrairement à l’opinion généralement admise – que la création et le développement d’Auschwitz procèdent plus de l’empirisme et du pragmatisme que de la préméditation. Peut-être même que sans Hoess Auschwitz serait devenu Auschwitz, mais il faut reconnaître que la désignation de « ce » commandant facilita grandement les choses.

*
*   *

— La tâche(3) qui m’incombait désormais n’était guère facile. Il s’agissait de transformer dans les délais les plus brefs un camp dont les bâtiments étaient assez bien construits mais se trouvaient dans un état de complet délabrement et qui grouillaient de vermine, en un ensemble susceptible d’assurer le séjour où le passage de dix mille internés. Du point de vue de l’hygiène, tout faisait défaut. En quittant Oranienburg, j’avais reçu, en guise de viatique, des instructions dont le sens était suffisamment précis ; je ne devais compter sur aucune aide extérieure et essayer de me débrouiller sur place ; en Pologne on pouvait trouver encore pas mal de choses dont on manquait depuis des années en Allemagne. Or, il est beaucoup plus facile de construire un camp tout neuf que de rendre utilisable un agglomérat de maisons et de baraquements inadaptés aux besoins d’un camp de concentration, et ceci sans procéder à de grands travaux de construction. Tout devait être achevé le plus rapidement possible. Je venais à peine d’arriver à Auschwitz que les autorités policières de Breslau me demandaient déjà à quelle date je pourrais recevoir les premiers convois de prisonniers.

En s’installant à Auschwitz, Hoess porte en lui toutes les « failles » nécessaires au conditionnement d’un parfait instrument. Il n’a pas encore quarante ans.

Enfance craintive et solitaire à l’ombre d’un père dévot, sévère et fanatique.

— J’ai(4) reçu une éducation très stricte. J’ai appris qu’il (mon père) avait fait vœu de me faire entrer dans les ordres et d’observer lui-même la chasteté dans le mariage. Il m’a élevé avec l’intention de faire de moi un prêtre. Il me fallait continuellement prier, aller à l’église et faire pénitence pour la moindre peccadille.

Adolescence partagée entre l’amour de Dieu, le devoir, l’esprit de sacrifice, la recherche d’un idéal. Le jeune Hoess a besoin de croire en quelque chose ou en quelqu’un, et voici qu’à la veille de la guerre de 1914 il ne « croit » plus en son confesseur.

— Dans(5) ma treizième année, se produisit un incident qui vint ébranler pour la première fois mes convictions religieuses. Au cours de la bousculade habituelle à l’entrée de la salle de gymnastique, un camarade de classe que j’avais poussé trop violemment avait dégringolé l’escalier et s’était brisé la cheville : on m’infligea aussitôt deux heures d’arrêt. C’était un samedi, et comme toutes les semaines, j’allai me confesser et je relatai ma mésaventure avec une complète sincérité. Je n’en parlai pas à la maison pour ne pas gâcher à mes parents leur dimanche : de toute façon, ils seraient renseignés la semaine suivante, lorsque je leur présenterais mon bulletin. Mais dans la soirée, mon confesseur, qui était un bon ami de la famille, vint nous rendre visite et, le lendemain matin, je fus sévèrement grondé et puni par mon père qui m’accusait de ne pas lui avoir raconté mon méfait sur-le-champ. J’étais bouleversé par l’incroyable abus de confiance de mon confesseur. Ne nous avait-on pas toujours enseigné que le secret de la confession était inviolable et s’étendait même aux plus grands crimes ?… L’indélicatesse du prêtre était flagrante et me paraissait monstrueuse. Ma confiance en la sainteté du clergé était ébranlée ; les premiers doutes surgissaient en mon âme.

La patrie est en danger. Hoess se précipite dans les rangs de la Croix-Rouge. Les larmes aux yeux, il transporte les blessés qui viennent du front, panse, réconforte, offre bonbons et cigarettes, s’embarque enfin (à quinze ans on trouve toujours un capitaine instructeur compréhensif qui ferme les yeux sur votre date de naissance) avec les valeureux combattants du front turc. Baptême du feu. Perdu dans le désert (« Ah Lawrence ! ») Jérusalem (« Chassons les Marchands du Temple ») et sur le chemin de Damas, la tragique révélation : « l’Armistice ». Naissance du héros :

— J’étais(6) fermement décidé à ne pas me laisser interner et à me frayer un chemin vers ma patrie par mes propres moyens. Mes chefs me le déconseillaient, mais tous les hommes du détachement que je conduisais depuis le printemps 1918 se déclarèrent prêts à me suivre. Ils avaient tous plus de trente ans et moi seulement dix-huit.

— C’est ainsi que nous entreprîmes une chevauchée aventureuse à travers l’Anatolie et ensuite (après avoir traversé la mer Noire sur un misérable bateau à voile) à travers la Bulgarie, la Roumanie, les Alpes enneigées de la Transylvanie, la Hongrie et l’Autriche. Nous étions sans cartes et nos notions géographiques ne dépassaient pas celles que nous avions reçues à l’école. Il nous fallait réquisitionner la nourriture pour nous-mêmes et pour nos chevaux ; en Roumanie, qui était passée dans le camp adverse, nous nous trouvions obligés de livrer de durs combats.

— Au bout d’une randonnée de trois mois, nous rentrâmes en Allemagne pour nous présenter aussitôt à notre unité de réserve, où personne n’attendait plus notre retour. D’après mes renseignements, nous étions la seule formation complète qui avait réussi à rentrer de ce théâtre d’opérations.

Démobilisé, Hoess s’engage aussitôt dans un bataillon de « corps franc » chargé de poursuivre les « Rouges » dans la Baltique après la révolution russe. Véritable mercenaire à la solde d’un gouvernement qui renie à chaque enquête ses redresseurs de torts.

— Chaque(7) engagement se transformait en massacre poursuivi jusqu’au complet anéantissement. Les Lettons se distinguaient particulièrement sous ce rapport. Pour la première fois, j’étais témoin des horreurs exercées sur la population civile. Les Lettons se vengeaient cruellement de leurs propres compatriotes qui avaient abrité ou ravitaillé des soldats allemands ou russes blancs. Ils incendiaient les maisons et brûlaient vifs leurs habitants. Combien de fois n’ai-je vu le spectacle affreux de ces chaumières brûlées et des corps de femmes et d’enfants carbonisés ? J’étais moi-même comme pétrifié par ce tableau effroyable lorsque je le vis pour la première fois. Il me semblait alors que la folie destructrice des hommes avait atteint son paroxysme et qu’on ne pouvait aller au-delà.

En 1923, Hoess et ses amis condamnent à mort et exécutent un « espion communiste ». Le quotidien du parti Social-Démocrate s’empare de l’affaire. Hoess est arrêté et condamné à dix ans de prison. Il purgera six mois de peine.

Misanthrope à sa libération, il « rompt en visière à tout le genre humain » et découvre les joies saines de la vie champêtre dans les rangs d’une secte naturaliste, les « Artamanes » qui renoncent à l’alcool, au tabac pour pousser plus allègrement la charrue. L’atrabilaire guéri tombe amoureux et épouse une solide « artamane » qui lui donnera, en cinq ans, trois enfants :

— Gages(8) du lendemain, gages d’un avenir meilleur…

— Mais le destin en disposa autrement. L’invitation d’entrer dans les détachements actifs des S.S., que me fit parvenir Himmler en juin 1934, allait me détourner d’une voie dans laquelle je m’étais engagé avec tant de conviction et d’assurance. Contrairement à mes habitudes, je mis pas mal de temps avant de me décider. Mais la tentation de redevenir soldat était trop forte, suffisamment forte en tout cas pour m’empêcher de tenir compte des objections de ma femme. Elle se demandait si je trouverais vraiment une satisfaction intérieure dans le métier qu’on me proposait et s’il parviendrait à m’accaparer tout entier. Mais lorsqu’elle vit à quel point j’étais attiré par mon vieux métier de soldat, elle me donna son accord. On m’avait promis un avancement rapide avec tous les avantages matériels que cela comporte.

Le reste : apprentissage du crime à Dachau (chargé des exécutions capitales) ; apprentissage de l’administration à Oranienburg ; apprentissage enfin de la mort à l’échelle industrielle. Le crime absolu. Auschwitz.