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LE BLOCK 25

— Le block 25(71). Plus d’une camarade, de celles qui étaient à Birkenau en 1942, tremblera en lisant ce qui suit. Je ne sais vraiment comment m’exprimer pour décrire toute la terreur du block 25 dans les mois de juillet à décembre 1942 à Birkenau. Celui-ci était l’antichambre de la mort. C’est là que sont rassemblées les détenues après la sélection, que sont amenées les malades de l’hôpital et des autres blocks, celles qui ont commis quelque délit et celles qui ont les jambes malades ou légèrement enflées. Le block 25 était situé tout à l’entrée du camp et en face de la Blockführerstube afin que les Aufseherinen S.S. puissent l’avoir constamment devant les yeux. C’est là que se traînent les détenues qui frappent à sa porte avec le peu de forces qui leur reste. La porte ne s’ouvre que pour laisser passer les autos se dirigeant vers le crématoire avec sa charge de détenues. Ce seul mot « block 25 » nous donnait déjà l’avant-goût de la mort, et, rien qu’en le prononçant, nous avions dans la bouche le goût du gaz. Le block 25 était séparé des autres blocks par une clôture de barbelés. Le portail en bois, bien lourd, s’ouvrait rarement ; il était défendu aux détenues de l’approcher, et les chéfesses du block, à l’appel, ne faisaient plus leur rapport aux gardiennes S.S. sur les effectifs, car les détenues s’y trouvant n’étaient plus considérées comme des êtres vivants. Après chaque appel, c’est une procession triste, la gardienne en tête, menant les détenues en haillons qui traînent leurs pieds, l’Aufseherin S.S. fermant ce convoi sinistre. Ici, on ne nourrit plus les détenues, mais les chéfesses du block reçoivent une double ration. Dans la cour sont agenouillées ou étendues à même la terre des formes misérables : dans le bâtiment, les détenues sont couchées sur leur grabat. Il y règne une telle puanteur, émanant des corps non lavés et des excréments, que la tête tourne. Après chaque sélection, dans la soirée, nous approchions de ce block pour mettre un peu d’eau dans ces mains tendues à travers la fenêtre, barrée du fil de fer, pour transmettre ou recevoir un petit mot d’une mère à sa fille ou d’une sœur à sa sœur. Les détenues enfermées dans ce block se rendaient parfaitement compte que, de là, on les emmènerait à la chambre à gaz, et attendaient les autos quarante-huit heures sans manger ni boire. À quoi pensaient les détenues condamnées à mort en restant quarante-huit heures sans nourriture et sans boire ? Que le martyre finisse le plus tôt possible. Certaines attendaient comme une délivrance le fameux camion, inertes, apathiques, d’autres se révoltaient, sautaient du grabat, couraient au portail, le frappant avec leurs poings et criant : « Laissez-moi sortir, je veux vivre. » Il nous est arrivé souvent d’entendre les cris la nuit. Toutes les quarante-huit heures au mois d’août, toutes les vingt-quatre heures en septembre 1942, les gros camions arrivent à 11 heures au block 25. L’Aufseherin S.S. Dreksler, vêtue de sa blouse blanche, la cravache à la main, assistée du docteur S.S. Mengele, tous deux fumant des cigarettes après un déjeuner copieux, ordonne d’ouvrir le portail. La gardienne du block déshabille les détenues car leurs haillons misérables sont nécessaires pour d’autres, les prochaines victimes de ce même block. Deux S.S. jettent les détenues nues dans le camion, l’une sur l’autre, afin de le remplir le plus possible et ainsi d’un seul coup en finir. On charge sur ce camion deux cent cinquante détenues, puis, le camion rempli, on le ferme ; deux S.S. se mettent à côté du chauffeur et il démarre. En passant par le portail ouvert, un S.S. fait son rapport à la Blockführerstube (traitement spécial), rejoint la route, tourne à gauche et, par une chaussée bien battue, s’en va vers le crématoire. Parfois, j’entendais les sons de La Marseillaise, chantée par les Françaises qui se trouvaient dans le camion. Cette chanson de la liberté continuait encore longtemps à vibrer dans l’air, jusqu’à la disparition du camion. Une demi-heure après, le ciel rougit au-dessus du crématoire, et la fumée monte de la cheminée. Il ne leur fallait, à ces Kulturtrager, que trente minutes pour gazer et brûler deux cent cinquante femmes.

— La S.S. Dreksler et le docteur Mengele accompagnaient le camion du regard. Quand il disparaissait au tournant, ils se rendaient à la Blockführerstube pour manger et boire à la santé du Führer et à la prospérité du Reich.

— Vingt mille paires d’yeux de détenues accompagnaient aussi cette auto. Vingt mille détenues de différentes nationalités pensaient : « Aujourd’hui c’est ma camarade, demain ce sera moi. Mais si mon destin est de survivre, je me vengerai et je raconterai de quoi étaient capables des nazis. »

— Et tout cela arriva au XXe siècle.

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Anne-Marie Epaud longe le block 25 :

— Aux fenêtres(72) grillagées des grappes de condamnées aux gaz sont suspendues : « Voda, Wasser, de l’eau, Zutrinken. » Tous ces cris émeuvent Annette ; elle arrive à se réintroduire dans notre block et à rassembler quelques gouttes de boisson au fond d’un garnouchki (quart) et elle revient à la fenêtre. Elle tend à la première de ces pauvres femmes le récipient. Mais, dans l’allée, Hasse, qui avait fait la sélection du 10 février, se promène, l’empoigne et la fait entrer dans le block 25… Deux jours plus tard, le camion partait de jour pour le créma, emportant notre camarade au milieu des cadavres ; elle soutenait une autre Française, Line Porcher, qui attendait la mort depuis la grande sélection. Toutes deux chantaient la Marseillaise.