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LA MÉTHODE

Pour Hoess et la haute hiérarchie d’Auschwitz, les grands problèmes sont résolus : l’année 1942 marquera une date capitale – inoubliable – dans l’histoire de l’assainissement du Reich. Les premiers dérapages du rodage sont oubliés. Les organigrammes et les courbes de statistiques fleurissent sans ratures. Les dossiers « prévisions » s’entassent. Bientôt de nouvelles chambres à gaz, de nouveaux crématoires entreront en fonction. Auschwitz dépassera l’imaginable.

 

LE TRI

 

— Sur le quai(49) nous aperçûmes un groupe de déportés en uniformes rayés de forçats, et leur vue nous causa une pénible impression. Allions-nous devenir pareils à ces épaves humaines, hâves et décharnées ? On les avait amenés à la gare pour ranger nos bagages, ou plutôt ce qu’il en restait après les prélèvements opérés par nos gardes. Ici, nous fûmes dépouillés complètement.

— L’ordre vint enfin : « Descendez ! » Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, par rangs de cinq. Les médecins étaient rangés à part, avec leurs instruments.

— C’était plutôt rassurant. Du moment qu’on avait besoin de médecins, c’était qu’on soignait les malades. La présence, à la gare, de quatre ou cinq camions sanitaires qui, disait-on, devaient transporter les malades, était également bon signe. Comment aurions-nous pu supposer que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à maintenir l’ordre parmi les déportés avec un minimum de forces armées et que ces ambulances transportaient directement les malades aux chambres à gaz et de là aux fours crématoires ? Mis en confiance par ces subterfuges, les déportés se laissaient dépouiller de leurs bagages et emmener docilement à l’abattoir.

— Lorsque les voyageurs furent rassemblés sur le quai, on descendit les bagages et enfin les corps de ceux qui étaient morts pendant le trajet. Ceux dont la mort remontait à plusieurs jours étaient boursouflés et dans un état de décomposition plus ou moins avancé. Il s’en dégageait une odeur putride. Des milliers de mouches attirées par les cadavres s’attaquaient aussi aux vivants, les harcelant sans cesse.

— Dès notre arrivée, nous fûmes séparés, ma mère, mes fils et moi, de mon père et de mon mari. Nous faisions partie maintenant d’une colonne qui s’étendait sur plusieurs centaines de mètres – le convoi avait dû débarquer quatre à cinq mille voyageurs – défilant devant une trentaine de S.S. dont le commandant du camp et des officiers de grades divers. C’était la première « sélection » au cours de laquelle allaient être désignées les victimes pour le four crématoire, comme nous devions l’apprendre plus tard.

— Les enfants et les vieillards étaient sélectionnés automatiquement. Lorsque le moment de la séparation arriva, ce furent des scènes atroces. Ces cris de désespoir, ces appels : « Maman ! Maman ! » résonneront toujours à mes oreilles. Mais les gardes S.S. ne s’embarrassaient pas de sentiments. Ils frappaient tous ceux qui essayaient de résister, vieillards, ou enfants, et eurent vite fait de former de notre colonne deux groupes, toujours par rangs de cinq.

— Dans mon impardonnable naïveté, je crus l’officier S.S. qui nous affirma que les vieux resteraient près des enfants dont ils auraient la charge de s’occuper. J’en déduisis tout naturellement que les adultes dans la force de l’âge auraient à travailler.

— À notre tour, ma mère, mes fils et moi dûmes passer devant les « sélectionneurs ». Je commis alors ma seconde et horrible erreur. L’officier nous désigna ma mère et moi pour le groupe des adultes, le plus jeune de mes deux fils pour celui des enfants et des vieillards, et hésita une seconde devant mon fils aîné.

— Ce S.S. était un grand gaillard brun, à lunettes. Il s’efforçait visiblement de se comporter correctement. Plus tard, j’appris son nom. C’était le docteur Klein, « le grand sélectionneur » qui devait devenir en 1945 l’une des vedettes du procès des bourreaux de Belsen.

« — Ce garçon doit avoir plus de douze ans, dit-il.

« — Non, protestai-je.

« — La vérité était que mon fils n’avait pas encore douze ans. Mais il était fort et grand pour son âge. J’aurais pu mentir. Cependant, je voulais lui épargner des travaux pénibles pour son jeune âge.

« — Ça va, dit-il. À gauche ! »

— J’avais persuadé sans peine ma mère qu’elle ferait mieux de suivre les enfants pour pouvoir prendre soin d’eux. À son âge, elle pouvait prétendre au traitement des vieux.

« Ma mère voudrait rester avec les enfants », dis-je à l’officier.

Celui-ci acquiesça.

« Vous vous retrouverez tous dans le même camp », dit-il.

« — Et dans quelques semaines vous serez tous réunis, renchérit un autre en riant. Au suivant ! »

Sans m’en douter, et en voulant les sauver, je venais de condamner mon fils aîné et ma mère.

 

LES CHAMBRES À GAZ

 

— C’est(50) au printemps de 1942 qu’arrivèrent de Haute-Silésie les premiers convois des Juifs destinés à être exterminés jusqu’au dernier. On leur fit traverser les barbelés et on les conduisit à travers les champs où devaient s’élever par la suite les constructions du camp II, vers une ferme transformée en bunker. Aumeier, Palitzsch et quelques autres blockführers les accompagnaient et s’entretenaient avec eux de la façon la plus anodine ; pour ne pas éveiller leurs soupçons, ils les interrogeaient sur leurs aptitudes, sur leurs professions. Arrivés à la ferme, ils reçurent l’ordre de se déshabiller et ils entrèrent dans les pièces où ils s’attendaient à être désinfectés. Ils avaient conservé un calme parfait jusqu’au moment où certains d’entre eux, saisis de soupçons, se mirent à parler d’asphyxie et d’extermination. Une sorte de panique s’empara immédiatement du convoi. Elle fut maîtrisée rapidement : ceux qui se tenaient encore dehors furent poussés dans les chambres et l’on verrouilla les portes. À l’arrivée des convois suivants, on rechercha parmi les détenus les esprits méfiants et on ne les quitta plus des yeux. Dès qu’une inquiétude se manifestait, on s’emparait discrètement des « trublions » pour les conduire derrière la cabane où on les abattait avec des carabines de petit calibre de façon à ce que les autres n’entendissent pas les coups de feu. Par ailleurs, la présence du « kommando spécial » et l’attitude apaisante de ses membres était faite pour rassurer ceux des condamnés qui soupçonnaient déjà quelque chose. Ils se sentaient d’autant plus rassurés que plusieurs hommes du kommando spécial entraient avec eux dans les chambres et y restaient jusqu’au dernier moment, tandis qu’un S.S. se tenait également jusqu’au dernier moment sur le pas de la porte.

— Ce qui importait avant tout, c’était de maintenir un calme aussi complet que possible pendant toute l’opération de l’arrivée et du déshabillage. Surtout pas de cris, pas d’agitation ! Si certains ne voulaient pas se déshabiller, il appartenait aux autres (déjà dévêtus) ou aux hommes du kommando spécial de leur venir en aide. Avec de bonnes paroles, même les récalcitrants s’apaisaient et quittaient leurs vêtements. Les détenus du kommando spécial avaient soin d’accélérer le rythme du déshabillage pour ne pas laisser aux victimes le temps de réfléchir.

— Il y avait quelque chose de bizarre dans cette participation active et zélée des hommes du Sonderkommando à l’opération du déshabillage et de l’introduction dans les chambres à gaz. Je n’ai jamais vu ni entendu que l’un d’entre eux ait dit un seul mot aux victimes à propos du sort qui les attendait. Bien au contraire, ils essayaient par tous les moyens de les détromper et surtout d’apaiser ceux qui avaient des soupçons. Si les condamnés avaient toutes raisons de ne pas se fier aux S.S., ils étaient en droit d’accorder confiance aux hommes de leur propre race : car je dois préciser que pour favoriser une bonne entente, les kommandos spéciaux étaient exclusivement composés de Juifs, originaires des pays dont provenaient les victimes.

— Ceux-ci se faisaient raconter en détail la vie à Auschwitz et posaient des questions qui concernaient surtout le sort d’amis ou de parents arrivés avec les convois précédents. C’était intéressant d’observer la maîtrise que les hommes du kommando spécial déployaient dans le mensonge, la force de conviction et les gestes avec lesquels ils soulignaient leurs affirmations.

— Nombreuses étaient les femmes qui cherchaient à cacher leur nourrisson dans les amas de vêtements. Mais les hommes du kommando spécial veillaient et parvenaient à convaincre les mères de ne pas se séparer de leur enfant. Elles croyaient que la désinfection était dangereuse pour les petits et c’est pour cela, en premier lieu, qu’elles voulaient les soustraire à l’opération. Dans cette ambiance inhabituelle, les enfants en bas âge se mettaient généralement à pleurnicher. Mais après avoir été consolés par leur mère ou par les hommes du kommando, ils se calmaient et s’en allaient vers les chambres à gaz en jouant, ou en se taquinant, un joujou dans les bras.

— J’ai parfois observé des femmes déjà conscientes de leur destin qui, une peur mortelle dans le regard, retrouvaient encore la force de plaisanter avec leurs enfants et de les rassurer. L’une d’elles se rapprocha de moi en passant et chuchota en me montrant ses quatre enfants qui se tenaient gentiment par la main pour aider le plus petit à avancer sur un terrain difficile : « Comment pouvez-vous prendre la décision de tuer ces beaux petits enfants ? Vous n’avez donc pas de cœur ? »

— J’entendis aussi les paroles cinglantes d’un vieil homme qui se tenait près de moi : « Ce massacre des Juifs, l’Allemagne le paiera cher. » Je lisais la haine dans ses yeux. Mais il entra calmement dans la chambre à gaz sans se préoccuper des autres.

— Un jour, je remarquai une jeune femme qui ne cessait de courir à travers les pièces pour aider les vieilles et les enfants à se déshabiller. Elle-même était accompagnée de deux petits enfants au moment de la sélection. Son agitation et son aspect physique m’avaient frappé : elle n’avait pas du tout l’air d’une Juive. Maintenant elle n’avait plus les enfants auprès d’elle. Jusqu’au bout elle entourait de ses soins les femmes et les enfants qui n’avaient pas encore achevé de se déshabiller ; elle avait pour tous une parole aimable. Elle entra l’une des dernières dans le bunker, s’arrêta sur le seuil et dit : « Je savais dès le début qu’on nous avait conduits à Auschwitz pour nous gazer. Je me suis chargée de deux enfants pour échapper à la sélection des détenus capables de travailler. Je voulais subir mon sort en pleine conscience. J’espère que cela ira vite. Adieu. »

*
*   *

— Tout(51) le monde est déjà rentré. Un ordre rauque retentit : « Que les S.S. et le kommando spécial quittent la salle. » Ils sortent et se dénombrent. Les portes se referment et les lumières sont éteintes de dehors.

— À cet instant précis, un bruit de voiture se fait entendre. C’est une voiture de luxe pourvue de l’insigne de la Croix-Rouge internationale qui arrive. Un officier S.S. et un sous-officier du service de santé en descendent. Le sous-officier tient dans ses mains quatre boîtes en tôle verte. Il avance sur le gazon où, chaque trente mètres, de courtes cheminées en béton jaillissent de terre. Après s’être muni d’un masque à gaz, il enlève le couvercle de la cheminée, qui est également en béton. Il ouvre l’une des boîtes et déverse le contenu – une matière granulée mauve – dans l’ouverture de la cheminée. La matière déversée est du « cyclon » ou du chlore sous forme granulée qui produit du gaz aussitôt en contact avec l’air. Cette substance granulée tombe au fond de la cheminée sans s’éparpiller, et le gaz qu’elle produit s’échappe à travers les perforations et emplit au bout de quelques instants la pièce où les déportés sont entassés. En cinq minutes, il a tué tout le monde.

— C’est ainsi que cela se passe pour chaque convoi. Des voitures de la Croix-Rouge apportent le gaz de l’extérieur. Il n’y en a jamais en stock dans les crématoires. C’est une précaution infâme, mais plus infâme encore est le fait que le gaz soit apporté par une voiture pourvue de l’insigne de la Croix-Rouge internationale.

— Pour être sûrs de leur affaire, les deux bourreaux à gaz attendent encore cinq minutes. Puis ils allument une cigarette et s’éloignent dans leur voiture. Ils viennent de tuer trois mille innocents.

— Vingt minutes après, on met en marche les appareils d’aération électriques afin d’évacuer les gaz. Les portes s’ouvrent, des camions arrivent et un groupe du Sonderkommando (« kommando spécial ») y charge séparément les vêtements et les chaussures. On va les désinfecter. Cette fois, il s’agit d’une désinfection réelle. Ensuite, on les transporte par wagons vers différents points du pays.

— Les appareils d’aération, système « Exhaustor », évacuent rapidement le gaz de la salle, mais dans les fentes, parmi les morts et entre les portes, il en reste toujours une petite quantité. Cela provoque, même plusieurs heures après, une toux étouffante. C’est pour cela que le groupe du Sonderkommando qui pénètre le premier dans la chambre à gaz est muni de masques à gaz. La salle est de nouveau puissamment illuminée. Un tableau horrible s’offre alors aux yeux des spectateurs.

— Les cadavres ne sont pas couchés un peu partout en long et en large dans la salle, mais entassés en un amas de toute la hauteur de la pièce. L’explication réside dans le fait que le gaz inonde d’abord les couches inférieures de l’air et ne monte que lentement vers le plafond. C’est cela qui oblige les malheureux à se piétiner et à grimper les uns sur les autres. Quelques mètres plus haut, le gaz les atteint un peu plus tard. Quelle lutte désespérée pour la vie ! Cependant il ne s’agissait que d’un répit de deux ou trois minutes. S’ils avaient su réfléchir, ils auraient réalisé qu’ils piétinaient leurs enfants, leurs parents, leurs femmes. Mais ils ne peuvent réfléchir. Leurs gestes ne sont plus que des réflexes automatiques de l’instinct de conservation. Je remarque qu’en bas du tas de cadavres se trouvent les bébés, les enfants, les femmes et les vieillards ; au sommet, les plus forts. Leurs corps, qui portent de nombreuses égratignures occasionnées par la lutte qui les mit aux prises, sont souvent enlacés. Le nez et la bouche saignante, le visage tuméfié et bleu, déformé, les rendent méconnaissables.

 

LES CRÉMATOIRES

 

— Les corps(52) encore chauds passent par les mains du coiffeur qui tond les cheveux et du dentiste qui arrache les dents en or. Récupération systématique par une bande d’assassins qui ne laisse rien au hasard. Et maintenant, un incroyable enfer commence. Les hommes – comme cet érudit avocat de Salonique ou comme cet ingénieur de Budapest – que je connaissais si bien, n’ont plus rien d’humain. Ce sont de véritables diables. Sous les coups de crosse et de cravache des S.S., ils courent comme des possédés cherchant à se débarrasser le plus vite possible de la charge attachée à leur poignet.

— Une fumée noire, épaisse, s’échappe des fosses.

— Tout ceci se passe si vite, tout ceci est si invraisemblable que je crois rêver. L’Enfer de Dante me paraît alors une vieille et simple allégorie.

— Une heure après, tout rentre en ordre. Les hommes enlèvent des fosses les cendres qui s’amassent.

— Un convoi de plus venait de passer par le crématoire 4.

— Et ceci continua jour et nuit. On est arrivé pour l’ensemble des crématoires et des fosses au chiffre effarant de vingt-cinq mille corps brûlés par 24 heures.

— Au moment des déportations massives de Juifs hongrois, en l’espace de deux mois et demi (mai-juin) quatre cent mille y passèrent. Les nazis ont souvent affiché, tant dans leur propagande que dans les discours officiels, leur mépris de l’or. Ceci ne les a pas empêchés de récupérer sur leurs victimes – entre la mise en service des crématoires et le mois de novembre 44, date à laquelle ils ont cessé de fonctionner – dix-sept tonnes du précieux métal jaune.

 

LES CANADAS

 

— J’appartenais(53) aux deux cents nouvelles du camp des femmes qui avaient été affectées aux kommandos du « Canada ». On nous répartit en plusieurs groupes ; il y avait une équipe de jour et une équipe de nuit. Notre travail consistait à trier les biens des gens qui avaient été gazés et incinérés. Dans une baraque, un groupe triait des chaussures uniquement ; un autre groupe ne s’occupait que des vêtements d’hommes, un troisième de vêtements de femmes, un quatrième de vêtements d’enfants. Une autre baraque portait le nom de baraque de la boustifaille. Des montagnes entières de vivres, qui avaient été emportées par les gazés lors de leur déportation, y moisissaient et y pourrissaient. Dans une autre baraque on triait les objets de valeur, les bijoux, l’or et d’autres objets précieux. Un groupe spécial devait déblayer l’amoncellement de biens qui avaient été enlevés aux candidats à la mort, et les répartir entre les diverses baraques. Je fus affectée à l’équipe de nuit chargée de trier les vêtements de femmes. Ces vêtements étaient entassés à une extrémité de la baraque. Nous devions en faire des paquets de douze. Les vêtements devaient être soigneusement pliés, et ensuite ficelés. En un laps de temps donné, il fallait avoir confectionné de la sorte un nombre déterminé de paquets. Ceux-ci étaient ensuite entassés dans une autre baraque, pour leur transport. De là, des camions partaient tous les jours, pour livrer en Allemagne ces biens volés.

— Tous les vêtements devaient être soigneusement palpés, à la recherche de bijoux cachés ou d’or. Le Reich allemand s’attendait à de l’or, à des dollars, à des diamants et autres pierres précieuses. Le butin de ce genre partait en sacs. Bien que la dissimulation de tels objets signifiât la mort, mes trois amies et moi n’avons jamais livré de tels objets. Nous préférions nous servir de billets de banque pour papier de toilette. Nous avons enfoui dans la terre des boîtes remplies d’or et d’objets précieux. Lorsque nous en avions la possibilité, nous remettions de tels objets aux détenus hommes avec lesquels nous entretenions des contacts. Eux de leur côté avaient des contacts avec le mouvement de la résistance (polonaise) à l’extérieur. Nous espérions qu’il serait possible de se procurer de la sorte des armes et des munitions pour une insurrection prochaine. Néanmoins un camion après l’autre transportait les trésors des victimes en Allemagne…

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— La gigantesque(54) corruption qui régnait à Auschwitz était la conséquence directe et le complément du gazage de millions de Juifs de tous les pays. Il va de soi qu’on ne leur disait pas où allaient les convois et ce qu’ils allaient devenir. Si les victimes avaient su ce qui les attendait, cela aurait ralenti et gêné le déroulement des opérations. C’est pourquoi on se contentait de leur dire qu’ils allaient à l’Est, pour travailler dans des colonies ou ghettos juifs. On leur donnait en même temps le bon conseil d’emporter le maximum de choses transportables, étant donné l’impossibilité de se procurer du linge, des habits, de la vaisselle, des outils, etc., dans ces régions lointaines. De cette manière très plausible, les Juifs étaient incités à prendre avec eux non seulement des montagnes entières de vêtements, mais aussi des instruments médicaux, des pharmacies, des outils spéciaux, et surtout des valeurs sous forme de devises étrangères, or, bijoux, emportés soit ouvertement, soit clandestinement.

— Mais c’est de cela justement qu’il s’agissait. Que les malheureux propriétaires aillent dans les chambres à gaz, ou soient affectés au travail, tous ces objets tombaient entre les mains des S.S., à moins que les détenus chargés de les trier ne participassent à ces affaires pour leur propre compte. Le total des richesses dont il s’agissait au courant des années est difficile à chiffrer, mais puisqu’il s’agissait de millions de victimes, on peut probablement l’estimer à des milliards de francs suisses. À celui auquel cela pourrait paraître exagéré, on pourrait se contenter de donner en exemple le cas de quelques camps annexes d’Auschwitz, où furent installés de complets cabinets dentaires, y compris les fraiseuses électriques, provenant de ce « butin »…

— Mais les S.S. s’intéressaient bien davantage à ce qu’ils pouvaient utiliser immédiatement – cigarettes, parfums, fines conserves – ou bien aux choses qui pourraient procurer d’autres jouissances, c’est-à-dire l’argent et les objets précieux. Les Polonais appelèrent cette source de richesse « Canada » en souvenir des représentations légendaires liées jadis à l’émigration dans ce pays béni, et le terme était généralement utilisé pour le pillage des nouveaux venus, qu’ils soient destinés ou non à mourir.

— Il est évident que tous les objets ainsi récupérés sans exception devaient être livrés, mais il est tout aussi évident que tous ceux qui avaient à s’occuper de près ou de loin de ces objets, S.S. comme détenus, travaillaient pour leur compte…