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LA JEUNE FEMME AU REVOLVER

Un train différent. Compartiments. 1 730 voyageurs enthousiastes qui chantent, rient, pleurent de joie. Ils ont quitté Bergen-Belsen la veille. Et ce 23 octobre 1943, ils vont franchir la frontière suisse. La plupart sont de vieux concentrationnaires qui se sont adaptés à la survie étrange de Belsen. Très vite, ils ont compris que cet échiquier, tracé sur la lande de Lunebourg, dont chaque case est séparée des autres par des barbelés, n’a rien de comparable aux autres camps de concentration. Les parcs ainsi constitués abritent un groupe ethnique ou sociologique choisi et le Reich peut jouer, dans ses négociations, avec ces pions de réserve. Bergen-Belsen est le camp des « Ils pourront bien servir à quelque chose ».

— Nous avons négocié avec les Pays-Bas : des diamantaires d’Amsterdam sont libérés.

— Nous avons négocié avec le gouvernement britannique qui libère des prisonniers allemands : des Juifs privilégiés s’embarquent pour la Palestine.

Le convoi du 23 octobre est constitué d’une majorité de Juifs polonais détenteurs de passeports américains.

— Nous avons négocié avec le gouvernement des États-Unis. Nous vous acheminons à la frontière suisse, de là…

Le train s’arrête. Des ordres. Premières questions :

— Mais ce n’est pas la Suisse ?

— Où sommes-nous ?

Le « doyen » du groupe se présente à un officier. Réponse embarrassée :

— Vous repartirez demain. Vous êtes dans un camp de transit. Vous allez vous reposer.

Sur le quai une voix hurle :

— Auschwitz. Nous sommes à Auschwitz ! On nous a menti. Auschwitz c’est la chambre à gaz.

Les déportés courent dans tous les sens. Certains remontent dans les compartiments.

— Battons-nous ! Défendons-nous ! Mourons en combattant !

Une jeune femme, profitant de la bousculade arrache le revolver qu’un S.S. vient de dégainer. Elle retourne l’arme. Le premier coup de feu claque sur la rampe juive. Un uniforme se précipite. La jeune femme vide le chargeur… le S.S. Unterscharführer Emmerich s’écroule sur le S.S. Oberscharführer Schillinger.

Rafales de mitraillette. Grenades. Renforts. Massacre. Les survivants du convoi de Bergen-Belsen sont poussés dans la chambre à gaz du crématoire III. Le S.S. Schillinger meurt pendant son transfert à l’hôpital. Le S.S. Emmerich restera paralysé.

La chronique orale du camp qui veut que la « jeune femme au revolver » soit une danseuse classique américaine, n’a pas retenu son nom.