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JUIN 1944

— Il(92) me semble entendre un bruit dans le block, mais je mets trop de temps à réaliser et c’est une chaussure boueuse qui me parvient brutalement sur la figure : la « veilleuse de nuit » me réveille. Il doit être 3 h 45 car nous avons l’horaire d’été depuis quelques jours. C’est la ruée vers le « clo », c’est-à-dire les « water-closets », 25 trous côte à côte dans du ciment. Il faut faire la queue et combien de nos camarades, minées par la dysenterie, ne peuvent attendre et sont rouées de coups pour leur « cochonnerie ». Je vais ensuite essayer de me laver : il y a un mince filet d’eau par-ci, par-là… mon savon disparaît pris par une main habile avant que j’aie pu commencer. Retour au block pour le « café ». Aujourd’hui, cet étrange breuvage arrive bouillant et il est impossible de le boire immédiatement. Coup de sifflet, c’est l’appel, nous sortons en hâte. Il pleut. Nous savons que nous aurons toute la journée nos vêtements mouillés et que demain sans doute ils ne seront pas secs. On ne peut imaginer combien est démoralisante et physiquement désagréable cette sensation sur nos corps amaigris. Il fait nuit. Nous sommes des milliers à attendre que le jour se lève pour qu’on nous compte. J’ignore ce que nous avons pu faire, mais brusquement on nous fait mettre à genoux dans la boue et cela dure, dure… Nous partons enfin, et après quelques coups rétablissant l’ordre dans les rangs pour sortir du camp, nous passons devant l’orchestre, l’état-major du camp et allons vers notre atelier à 1 km 500. Hier nous avions fait un détour, car dans la nuit des transports allant aux crématoires étaient passés par notre chemin habituel. Aujourd’hui cela a été jugé inutile et, dans l’aube grise et pluvieuse, nous voyons sur le bord du chemin et parfois sous nos pas, toutes sortes de pauvres choses précieuses, celles dont on ne se sépare qu’au dernier moment : des pièces de monnaie, des jouets, des photos de famille, témoignages d’une vie qui fut heureuse !

— Des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards sont arrivés cette nuit de Hongrie et sont passés par ce chemin. Leur seul crime est d’être Juifs. Ils ont été amenés vers les chambres à gaz, les crématoires, les fosses qui suppléent à l’insuffisance des crématoires. Au moment où nous arrivons à l’atelier nous entendons un long hurlement de locomotive, c’est un autre convoi qui entre au camp. Chaque fois que nous entendons la locomotive siffler, notre cœur se serre.

— Après un temps indéterminé de travail (nous n’avons pas l’heure) le moment de la soupe arrive. La pluie a enfin cessé, mais nous sommes toujours trempées. À la porte de l’atelier nous tendons notre gamelle et sortons pour manger ou plutôt pour boire, car la soupe est totalement liquide. Nous avons sans doute fait quelque chose de défendu, nous voici de nouveau à genoux. Le vent se lève et nous sentons cette atroce odeur de chair brûlée qui nous bouleverse. Nous savons que, derrière le rideau d’arbres qu’on aperçoit, les fosses remplissent leur office, brûlant pêle-mêle les corps des gazés du dernier train. Nous sommes incapables de parler et nous continuons notre travail sans échanger un mot. Puis nous reprenons, à nouveau sous la pluie, le chemin du block. Aujourd’hui, nous allons à la douche, mais à peine avons-nous commencé à nous laver, qu’on nous fait sortir brutalement pour faire entrer d’autres femmes. Puis c’est l’appel, interminable, épuisant. Nous grelottons, trempées, bien qu’il ne fasse pas très froid. Deux camarades s’évanouissent. Il faut pourtant qu’elles soient présentes à l’appel ; nous les soutenons. Même les morts figurent à l’appel du soir, le nombre doit toujours être le même que le matin. Puis c’est la rentrée au block et la distribution de 250 grammes de notre pain quotidien et d’un doigt de margarine.

— Tout à coup, une camarade française d’un autre block arrive et monte sur notre paillasse située dans la niche supérieure et où nous couchons à six, ce qui est peu par rapport à d’autres qui sont dix ou douze, sur 1 m 50 environ. Notre camarade a l’air follement heureuse et nous dit tout de suite : « Ça y est les Anglo-Américains ont débarqué en Normandie, les nôtres vont bientôt être libres. » La nouvelle se répand dans le block, les Françaises s’embrassent, les autres nous embrassent. Je pense à tous ceux et celles que j’ai connus dans le travail clandestin, en prison, qui vont continuer à participer à la libération de la France et aussi à tous ceux qui ne reverront jamais la France libérée… »

— Du coup l’humidité de nos vêtements ne nous démoralise plus, nous bavardons gaiement, une de nos camarades nous raconte ses meilleures « histoires », une autre venue aux nouvelles apporte des oignons pour une Française qui est à l’hôpital, une autre apporte un chandail pour une camarade qui a de la dysenterie.

— La solidarité, le combat continuent. C’est l’heure réglementaire du couvre-feu, du silence dans le block. La locomotive troue l’air de son sifflet ; nous nous sentons à nouveau oppressées, mais nous savons que le front de l’Est, décisif pour nous, se rapproche, que la France se délivrera tout à fait. Dans le camp, depuis plusieurs semaines, l’espoir monte et pourtant les crématoires n’ont jamais autant marché.

« Crois-tu que nous sortirons vivantes d’ici ? » me demande une de mes compagnes. Je lui réponds :

« — Il le faut, pour témoigner… »