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LA RÉVOLTE

Le groupe juif de l’organisation clandestine de résistance procurera armes et explosifs aux 874 déportés du Sonderkommando. Une chaîne de complicités se tresse jour après jour, entre les trois camps principaux d’Auschwitz et le Sonder. Des dizaines, peut-être même plus de cent kilos d’or et de pierres précieuses quittent le block de récupération situé dans le périmètre même des fours. L’or, coulé dans un moule en graphite, se présente en rouleaux de 140 grammes facilement dissimulables dans le fond des bouteillons de soupe. Parfois même la « sortie » s’effectue de la main à la main, à la porte de l’enceinte interdite, grâce à la complicité de gardiens achetés. Les échanges entre privilégiés riches du Sonder et déportés ordinaires sont une tradition. Les S.S. de faction prélèvent une dîme et ferment les yeux : nourriture, vêtements, médicaments « passent » ainsi la barrière « infranchissable ». Le docteur Nyiszli par exemple reçoit de l’extérieur, chaque jour, son journal… un abonnement payé évidemment en rouleaux d’or. Pour le Sonder, qui dort dans des draps de soie, marche sur des tapis précieux, s’arrose de parfums français et dispose des meilleures cigarettes et des alcools les plus rares, rien n’a de valeur. Le Sonderkommando est en sursis. Le Sonder « porteur du secret » – est voué à l’extermination. Ce sont les déportées de l’Effektenlager qui réceptionnent l’or destiné au mouvement de Résistance. Leur block est le plus proche du crématoire IV. Roza Robota, antenne de l’organisation clandestine à l’Effektenlager ignore le contenu des paquets qu’elle reçoit ou expédie. Les cinq ou six agents de liaison qui se présentent à elle, affectés aux kommandos d’entretien des bâtiments, affichent un signe de reconnaissance et récitent le mot de passe qui change chaque semaine.

Burger, Friemel et Vesely, les « Autrichiens », ont réussi à incorporer dans leur groupe un jeune S.S. autrichien. On sait peu de choses de lui : vingt-huit ans, caporal, catholique, né à Linz, son nom Frank.

S’est-il laissé acheter par les rouleaux que récupèrent les « Autrichiens » ? A-t-il voulu, prévoyant la défaite du Reich, se blanchir ou tout simplement était-il sincèrement antinazi ? Nous ne le saurons jamais. Frank sera exécuté avec ses amis après leur tentative ratée d’évasion.

Pour le moment, en cet été 1944, Frank dote le mouvement de résistance de cinq mitraillettes et de vingt et une grenades à main.

Le groupe juif de résistance n’a pas réussi à récupérer d’armes traditionnelles mais, depuis le 1er août, il emmagasine essence et explosifs. Les responsables de cette opération Jehuda Laufer, Israël Gutmann et Isaïe Eiger se sont adressés à trois déportées de l’usine Union-Werke. Ela, Toszka et Regina ont tout de suite accepté de dérober dans les réserves de leur atelier, qui fabrique des grenades, de l’écrasite, poudre à grand pouvoir explosif. Les trois jeunes Polonaises « sortiront » en moins de deux mois près de cent kilos d’explosifs. Et à chaque fin de poste, à chaque entrée au camp, les kommandos étaient fouillés. Isaïe Eiger centralise la poudre et un technicien russe, Borodine, confectionne de savants cocktails explosifs – écrasite, essence, allumeur chimique – dans de vieilles boîtes de conserve ou des bouteilles. L’essence provient des garages S.S.

Les dirigeants autrichiens et polonais du Mouvement de Résistance désirent déclencher l’opération décisive – révolte du Sonder et évasion massive – dans la semaine qui précédera Noël. À cette époque, pensent-ils, une partie de la garnison S.S. sera en permission et surtout les partisans et les maquis polonais en liaison avec l’armée soviétique pourront assurer l’accueil des évadés.

Le 1er septembre, Roza Robota commence à recevoir et à transmettre au Sonder les mitraillettes, les grenades, les cocktails explosifs et les bouteilles d’essence.

 

TÉMOIGNAGE ISRAËL GUTMANN(143)

 

Après s’être rendu à Birkenau, Noé nous fit savoir que le Sonderkommando préparait une révolte, sans attendre l’insurrection générale du camp. La grande action d’extermination des Juifs hongrois venait d’être terminée et, en conséquence, le Sonderkommando s’attendait à être liquidé. Les membres de ce kommando n’avaient pas d’illusions. Ils savaient que leur destin était scellé. Ils étaient organisés et décidés à agir.

Nous mîmes aussitôt au courant les dirigeants du groupe de combat à Auschwitz I. Celui-ci fut d’avis qu’une action prématurée ne ferait que compromettre l’insurrection générale, et mettrait en danger notre organisation clandestine. Nous fûmes chargés de convaincre les gens du Sonderkommando de remettre leur action à plus tard.

Après la fin de l’« action Hoess », ainsi qu’on désignait l’extermination des Juifs hongrois, on apprit que 160 membres du Sonderkommando allaient être transférés ailleurs. C’était la première fois que des membres de ce kommando, au lieu d’être exécutés sur place, étaient désignés pour être transférés dans un autre camp, tout comme les détenus ordinaires. C’était aussi une lueur d’espoir pour le Sonderkommando tout entier qui, à cette époque, comptait près de mille hommes. Mais il apparut rapidement qu’il ne s’agissait que d’une nouvelle duperie de la part des S.S. Les hommes choisis pour le transfert furent séparés de leurs co-détenus, pour être assassinés par la suite. L’organisation ne manqua pas de faire connaître au Sonderkommando le sort de leurs camarades. Cela renforça ces hommes dans leur décision de ne plus attendre et de se soulever sur-le-champ.

 

TÉMOIGNAGE DOW PAISIKOVIC(144)

 

Au Sonderkommando de chaque crématoire, il y avait un groupe qui tâchait de se préparer à une résistance. Ces groupes étaient en contact entre eux et avec des groupes de résistants à Birkenau et même au camp principal d’Auschwitz. J’appartenais à ce mouvement. Nous passions de l’or et des devises en fraude à nos camarades dans le camp ; ils employaient ces objets de valeur afin de pouvoir mieux organiser la résistance. Je me souviens de trois frères de Bialystok qui déployaient une activité toute spéciale dans ce sens. Même les Russes de notre kommando – il s’agissait d’officiers supérieurs – étaient très actifs. De tous les détenus de notre convoi en provenance de Hongrie, seuls mon père et moi étions au courant de cette organisation de résistance. Quelque temps après, mon père se vit attribuer la tâche de concierge du crématoire II.

Notre convoi était le troisième de la longue série de convois de Juifs en provenance de Hongrie. (L’Ukraine subcarpathique, d’où je suis originaire, avait été à l’époque attribuée à la Hongrie.)

Une fois achevée ce qu’on nommait l’action de Hongrie, les Juifs hongrois qui avaient été affectés à l’époque au Sonderkommando furent liquidés. Mon père et moi-même n’avions échappé à cette action d’extermination que parce que nous avions été affectés au Sonderkommando du crématoire II ; les autres détenus de notre convoi étaient au bunker V et aux crématoires III et IV. Ces détenus furent conduits au camp principal d’Auschwitz et y furent gazés. Les cadavres furent amenés de nuit au crématoire II et brûlés par les S.S. eux-mêmes, cependant que tout notre kommando était consigné à la chambre. Nous avons été au courant parce qu’on nous fit emporter les vêtements des détenus. Nous reconnaissions les vêtements et les numéros des détenus. Après l’action d’extermination de Lodz, d’autres détenus du Sonderkommando furent encore liquidés ; la plupart d’entre eux étaient affectés au bunker V, un petit groupe faisait partie du Sonderkommando des crématoires III et IV. La procédure de liquidation était identique. Il s’agissait d’environ deux cents détenus au total. Pendant tout le temps que je passai au Sonderkommando (de mai 1944 jusqu’à l’évacuation, en janvier 1945) aucun détenu nouveau n’y fut affecté…

Depuis un certain temps déjà, nous projetions une révolte. Le noyau de cette organisation se trouvait dans notre crématoire II. Les Russes étaient les meneurs, de même que les Kapos Kaminski et Lemke (…). Voici quel était le plan : un jour où il n’y aurait pas de convoi et par conséquent pas de renfort S.S. près des crématoires, notre groupe qui emportait régulièrement la nourriture de ce secteur du camp pour la porter aux divers crématoires, viendrait avec des bidons d’essence là où chaque crématoire se ravitaillait. Seul au crématoire I, on n’apporterait pas d’essence, parce que ce n’était pas utile. Au bunker V, il n’y avait à cette époque plus de Sonderkommando, l’extermination y ayant déjà été complètement arrêtée. L’essence avait été préparée par l’organisation de résistance à la section D du camp. Un dimanche du début d’octobre – je crois que ce devait être le 6 ou le 7 octobre – la révolte devait être déclenchée. Les détenus désignés pour apporter la nourriture furent choisis ce jour-là de telle sorte que seuls y allaient les initiés au plan. Tous venaient du crématoire II. J’étais du nombre. Nous amenâmes les bidons d’essence camouflés en soupe aux crématoires IV et III…

 

TÉMOIGNAGE MIKLOS NYISZLI(145)

 

… 6 octobre(146), l’avant-dernier ou le dernier jour de délai de vie habituel d’un Sonderkommando. Nous ne savons rien de certain, mais je sens l’imminence de la mort. Incapable de travailler, j’ai abandonné la salle de dissection. Je me suis rendu dans ma chambre pour prendre une grosse dose de gardénal. J’ai fumé sans arrêt. Énervé comme je l’étais, je ne pouvais tenir en place dans ma chambre. Je me suis dirigé vers la salle d’incinération. Les hommes de l’équipe de jour ne faisaient le travail qu’au ralenti. Pourtant, quelques centaines de cadavres attendaient devant les fours. De petits groupes ici et là discutaient à voix basse. Je suis monté à l’étage où est cantonné le personnel et là, je me suis tout de suite aperçu de quelque chose d’insolite. Autrefois l’équipe de nuit du Sonderkommando, après le contrôle de l’effectif du matin et après avoir déjeuné, se couchait. Il est 10 heures du matin et tout le monde est encore debout. Je remarque également que les hommes sont en tenue de sport, en pull-over et bottes. Cependant un soleil resplendissant d’octobre éclaire la salle. Les hommes s’entretiennent à voix basse, se démènent, rangent ou sortent des affaires de leurs valises. Pourtant, je sens la tension qui règne dans chaque coin de cette pièce. Je me rends nettement compte qu’ici on est en train d’ourdir quelque chose. J’entre dans la petite chambre du chef kapo. Il est assis à sa table. Autour de lui, les chefs d’équipe du groupe de nuit : l’ingénieur mécanicien, le chauffeur en chef et le commandant du kommando des gaz.

À peine suis-je assis que, prenant sur la table une bouteille bien entamée, il me tend un grand verre qu’il remplit à moitié d’eau-de-vie. C’est une très forte eau-de-vie polonaise, la fameuse eau-de-vie de cumin. Je vide mon verre d’un seul trait. Pour les dernières heures du quatrième mois du Sonderkommando, ce n’est certes pas un élixir de longue vie, mais c’est un excellent remède contre la peur de la mort.

Mes compagnons m’exposent d’une façon détaillée notre situation. Suivant les indices et les informations reçues, la liquidation du Sonderkommando ne doit avoir lieu que le lendemain ou peut-être même le surlendemain. Mais toutes dispositions ont été prises pour que les huit cent soixante hommes du Sonderkommando tentent cette nuit une sortie par assaut. Direction à prendre : la boucle de la Vistule, distante de deux kilomètres qui, maintenant en automne, est très basse et peut être facilement traversée à gué. À huit kilomètres de la Vistule, s’étendent de vastes forêts. Là nous pouvons vivre pendant des semaines, voire des mois, en sécurité. D’ailleurs, nous y rencontrerons probablement des partisans.

Les armes sont en nombre suffisant. Il est arrivé ces derniers jours, en provenance des usines Union d’Auschwitz – usines de munitions qui emploient les prisonnières juives de Pologne – un envoi qui se compose d’une centaine de boîtes d’écrasite à grand pouvoir explosif. Les Allemands les utilisent pour faire sauter les voies ferrées. En outre, nous disposons de cinq mitraillettes et de vingt grenades à main. Ceci devrait être suffisant pour la réalisation de nos projets, car, agissant par surprise, les S.S. dans leur dortoir, nous pensons les obliger à venir avec nous aussi longtemps que nous le jugerons utile.

Le signal de l’attaque serait donné au crématorium n° 1 par des signaux lumineux faits avec une lampe baladeuse. Le crématorium n° 2 les transmettrait aussitôt au n° 3 qui, à son tour, les communiquerait au n° 4. Le projet me paraît d’autant plus réalisable qu’aujourd’hui, en dehors du crématorium n° 1, il n’y a d’incinération nulle part ailleurs. Même dans le crématorium n° 1 le travail sera fini à 6 heures du soir et le Sonderkommando n’aura pas de travail de nuit. En de semblables circonstances, la surveillance des S.S. se relâche aussi. Dans chaque crématorium, la garde est composée de trois hommes.

Nous nous séparons, la consigne étant que, jusqu’au moment du signal, chacun accomplisse son travail comme d’habitude et évite tout acte susceptible d’éveiller des soupçons.

Pour retourner dans ma chambre, je traverse de nouveau la salle des fours. Mes compagnons travaillent, mais leurs mouvements dénotent plus de lassitude que d’habitude. Je rapporte la situation à mes deux confrères, mais je ne dis rien au garçon de laboratoire. Il va être entraîné par l’accomplissement des faits sans qu’il soit besoin que je lui en parle dès maintenant.

Le temps s’écoule avec une lenteur de plomb. L’heure du déjeuner est arrivée. Nous consommons tranquillement notre repas, puis nous sortons dans la cour du crématorium pour nous réchauffer aux derniers rayons du soleil d’automne. Je remarque que nos gardes S.S. sont invisibles. Ils sont probablement dans leur chambre et cela n’a rien d’extraordinaire, car c’est déjà arrivé plus d’une fois. Les portes sont fermées. Au-dehors le service est assuré par les S.S. du camp. Ceux-là sont à leur poste. Je n’accorde donc aucune importance à l’absence de nos gardes. Je fume tranquillement ma cigarette. Savoir que cette nuit nous serons peut-être hors des barbelés m’a soulagé de la lourde pesanteur que j’ai ressentie depuis mon arrivée au K.Z. Même si l’entreprise ne réussit pas, c’est en m’évadant que je préfère mourir.

*
*   *

Midi trente. Dans les quatre crématoires, les responsables(147) de la révolte déterrent les armes, distribuent grenades et cocktails d’écrasite. Le signal d’attaque ne sera pas lancé avant 21 heures.

Quatorze heures. Un camion pénètre dans la cour du crématoire n° 3. Soixante-dix S.S. en armes investissent l’ensemble du quartier. Un jeune officier ordonne au Sonderkommando de s’aligner pour l’appel. Les déportés refusent. Certains quittent la cour. L’officier grimpe sur le marchepied du camion :

— Hommes, par ordre supérieur, puisque vous avez assez travaillé ici, vous allez être dirigés en convoi dans un camp de travail. Là vous aurez assez à bouffer et votre vie sera plus facile. Que ceux dont je vais lire le numéro viennent s’aligner.

L’officier égrène les matricules. Il commence par le groupe hongrois composé de très jeunes détenus. Les déportés se placent le long du mur de la cour et pendant que l’officier poursuit l’appel, une dizaine de S.S. encadrent les Hongrois qui sont conduits à l’extérieur du crématoire.

L’officier répète le numéro. Pas de réponse. Une fois encore…

Une bouteille explose à ses pieds. Plusieurs soldats s’écroulent. D’autres tirent dans tous les sens. Deux armes automatiques apparaissent à une fenêtre et arrosent la cour.

Au crématoire II des bouteilles d’essence sont renversées et enflammées devant la porte d’accès.

Le toit du crématoire III se soulève, la cheminée se brise, les murs se gonflent. Quatre fûts d’essence viennent d’exploser. Plusieurs dizaines de déportés sont ensevelis sous les débris.

— Dans(148) le crématorium n° 1, le travail s’est poursuivi normalement jusqu’à ce que le n° 3 ait sauté. Le bruit de l’explosion a porté au paroxysme l’excitation déjà exacerbée par l’attente. Dans les premiers instants personne ne sait ce qui se passe. Les chauffeurs abandonnent leurs fours, se rassemblent en groupe à l’extrémité de la salle pour essayer d’évaluer la situation et prendre une décision. Ils n’ont pas le loisir de prolonger cet instant, car le S.S. de garde s’approche d’eux et d’une voix rauque, s’adressant au chauffeur en chef, lui demande de quel droit ses hommes ont quitté les fours et ont cessé le travail. La réponse du maître-chauffeur n’a pas dû lui paraître satisfaisante. Avec le bout recourbé de son épaisse canne – chaque garde S.S. en a une pour encourager les hommes du Sonder – il assène un coup formidable dans le visage du chauffeur. Un autre se serait probablement écroulé le crâne fendu sous un coup pareil. Le chauffeur en chef, l’homme le plus dur du kommando, s’est à peine ébranlé. Le sang a inondé son visage. Sans plus de réflexion, il tire des jambières de ses bottes un long couteau affilé et l’enfonce dans la poitrine du sous-officier S.S. Celui-ci s’écroule et deux chauffeurs qui sont aux aguets s’en saisissent et, ouvrant la porte du premier four, ils le poussent dans le feu. Tout cela s’est passé dans l’espace d’un éclair, mais un autre garde S.S. attiré par l’attroupement, a dû apercevoir les pieds bottés qui ont disparu dans le four. En courant, il s’approche pour se rendre compte qui a été jeté au feu tout habillé et chaussé. Ce ne pouvait être qu’un S.S. ou bien un homme du Sonder. Il n’a jamais su quel était celui des deux. Un homme du Sonder le reçoit d’un coup de poignard et, avec l’aide de deux compagnons, ils le jettent dans le four à côté de son camarade.

— En l’espace de quelques instants, les mitraillettes, les grenades et les boîtes d’écrasite passent de main en main. On entend un tir nourri et de nombreuses explosions à chaque extrémité de la salle d’incinération. D’un côté, c’est la garde S.S. et de l’autre côté le Sonderkommando. Une grenade à main tombe parmi les S.S. Elle en a tué plusieurs ou les a rendus inoffensifs. Du côté Sonder, il y a également des blessés et des morts. Cela rend leur lutte encore plus désespérée. Quelques S.S. tombent encore ; les autres, une vingtaine, jugent opportun de se retirer du bâtiment et ils courent sans s’arrêter jusqu’aux portes du crématorium. Là, ils se joignent aux groupes S.S. venus de l’extérieur qui entrent déjà en action.

— Le crématoire III(149) était en feu et les détenus du Sonderkommando des crématoires III et IV coupèrent les fils et s’évadèrent ; certains furent abattus sur-le-champ. Au crématoire I, les détenus coupèrent également la clôture électrique avec des ciseaux isolés et s’enfuirent. Il était prévu que les barbelés du camp des femmes seraient également coupés afin de leur permettre une fuite en masse. Cependant, en raison du déclenchement prématuré de la révolte, ce ne fut pas possible…

— Pris(150) au dépourvu, les Allemands perdaient la tête. Ils couraient à droite et à gauche, hurlaient des ordres et des contre-ordres. Visiblement, ils craignaient une révolte des internés. Ils nous firent rentrer dans les blocks sous la menace des armes.

— Je n’arrivais cependant pas à dominer ma curiosité : que se passait-il en vérité ? Profitant de l’impunité relative que m’assurait ma blouse d’infirmière, je quittai l’hôpital et me glissai jusqu’aux cuisines, situées à environ dix mètres de l’entrée du camp qui donnait sur la route des fours crématoires. C’était là un excellent poste d’observation.

— L’administration du camp avait dû lancer un appel téléphonique urgent à Auschwitz, car déjà plusieurs détachements de soldats se dirigeaient vers notre camp, les uns en camions, les autres en motos. Peu après l’infanterie de la Wehrmacht arriva à son tour, suivie de camions chargés de munitions, et klaxonnant sans arrêt. Bientôt le four crématoire fut cerné par la force armée qui ouvrit le feu nourri de mitrailleuses. La riposte fut bien faible : quelques rares balles de revolver, puis le silence tomba. Wehrmacht, S.S. et S.D. montèrent alors à l’assaut.

*
*   *

La révolte, l’évasion massive avaient échoué. Les derniers membres du Sonderkommando encore en liberté dans les bois proches d’Auschwitz furent repris dans la nuit même. Les S.S. ne « conservèrent » dans l’enceinte des fours qu’un groupe de deux cents déportés dont le premier travail consista à brûler les corps des autres révoltés exécutés d’une balle dans la nuque.

— Un grand(151) coup avait été porté à l’assurance et à la confiance en soi des S.S. Le soulèvement eut une signification symbolique. Les mains vengeresses des détenus avaient abattu les premiers assassins S.S. à l’endroit même où avaient péri des millions de victimes innocentes. C’étaient des Juifs qui l’avaient accompli ; la révolte montra à leurs compagnons de malheur d’Auschwitz ce que les Juifs pouvaient faire.

Deux membres du Bureau Politique Draser et Brock menèrent l’enquête. Ils avaient tout pouvoir.

Draser fit arrêter, le 9 octobre, Ela Gartner, Toska et Regina (le nom de famille de ces deux dernières déportées est inconnu) dans leur atelier de l’usine Union. Le lendemain, c’était le tour de Roza Robota à l’Effektenlager. Quant à Brock, il enferma lui-même dans les cellules du block 11 quatorze survivants du Sonderkommando.

— Les quatre ouvrières de l’usine Union(152) étaient Polonaises de Bedzin. Toutes jeunes, dix-huit à vingt-deux ans. L’interrogatoire commença et dura quatre semaines. Les quatre détenues furent souvent appelées chez le S.S. Draser. Il voulait leur arracher des renseignements. Hâves, l’ombre d’elles-mêmes, elles étaient traînées hors du bunker pour être battues.

Les quatorze déportés arrêtés au Sonder moururent sous les tortures.

Quant aux principaux dirigeants du Mouvement clandestin de Résistance (qui ne furent jamais dénoncés), persuadés qu’ils allaient être arrêtés, ils tentèrent le tout pour le tout le 27 octobre. Jamais un plan d’évasion n’avait été aussi parfaitement préparé.

Le S.S. Frank serait du voyage ainsi qu’un chauffeur, le S.S. Rottenführer Johann Roth, acheté « fort cher » par les « Autrichiens ». Roth et son camion disposaient d’un laissez-passer permanent de sortie d’Auschwitz. À sept kilomètres du camp, le groupe de partisans de Leki accueillerait les fugitifs.

Roth et Frank s’installent dans la cabine du camion ; derrière disparaissent sous les ballots de linge sale cinq déportés(153). Roth démarre…

Ils vont passer devant la Kommandantur ; Roth freine. En quelques secondes le camion est entouré de S.S. dirigés par le S.S. Untersturmführer Schurz, chef du Bureau Politique. Au même moment, Rudolf Friemel et Ludwig Vesely, qui avaient accepté d’assurer la continuité du Mouvement de Résistance, sont arrêtés dans leur block et plusieurs centaines de S.S. cernent le village de Leki. Jagiello (évadé en juin 44), les deux frères Dusif, leur sœur Wanda, Ptasinski sont capturés. La trahison du chauffeur Roth lui rapportera, un mois plus tard, la photo dédicacée du chef de la S.S. / W.V.H.A. Oswald Pohl.

Tous les membres du Mouvement de Résistance et les partisans seront pendus le 30 décembre 1944.

Le 6 janvier, au camp de femmes :

— Ce jour-là(154) l’équipe de nuit du kommando « Union » fut réveillée très tôt. Les « Stubovas » distribuent avec précipitation la ration quotidienne. À celle-ci, s’ajoutent les pommes de terre en robe des champs, une demi-boule de pain supplémentaire, du saucisson. Pourquoi ces fastes, pourquoi ces figures inquiètes, pourquoi nous presse-t-on ? Que se passe-t-il ? Nous allions l’apprendre bientôt.

— Déjà la nouvelle se propage de bouche en bouche. Quatre filles, quatre de nos camarades de « l’Union » vont être pendues. Qu’ont-elles fait ? Quel est leur crime ? Elles sont accusées d’avoir dérobé de la poudre explosive, la poudre qui servait à remplir les grenades fabriquées à « l’Union ». Poudre explosive, poudre qu’elles ont dérobée pour faire sauter les fours crématoires.

Leur crime est grand ! Faire sauter les fours crématoires, ces machines où des millions d’êtres humains furent déjà engloutis.

— Acte de résistance. Acte de révolte. Acte qu’elles vont payer de ce qu’un être humain a de plus cher : la vie.

— Le sabotage est bien organisé à l’Union. Tous les jours, les rapports disent que les grenades n’éclatent pas. Très souvent, les machines s’arrêtent. Le courant manque. La main invisible travaille. Les punitions pleuvent. Les coups de bâton sont innombrables. Combien de fois nous avons fait « du sport » pour sabotage. Sport ! Infernal supplice que les S.S. nous infligeaient, et qui consistait, soit à rester une heure durant sur les genoux en tenant une chaise dans les mains au-dessus de la tête, soit marcher à quatre pattes soit à sauter « en grenouille ». Après une heure ou deux de ces pratiques, nous étions exténuées, meurtries, pour plusieurs jours.

— Mais avoir dérobé de la poudre. Avoir osé dire non à l’organisation meurtrière des nazis, n’est-ce pas un crime que, seule, la mort peut punir ?

— On nous fait descendre dans la cour. Il fait froid. Froid dehors. Froid dans nos cœurs. Au sentiment de la révolte, de la douleur, se mêle un sentiment confus d’orgueil. Elles voulaient faire sauter les « créma ». Elles ont osé faire cela malgré une terreur sans nom, malgré la trique toujours suspendue au-dessus de nos têtes.

— On nous range par cinq. Toujours par cinq. Tous les kommandos de la nuit, tous ceux présents au camp sont tenus d’assister au spectacle. Deux condamnées seront pendues à 5 heures, deux autres au retour des kommandos du jour. L’exemple devra servir – le kommando de couture veut se mettre devant nous. Mais les S.S. responsables de l’organisation exigent que le kommando de l’Union soit aux premiers rangs. Les internés hommes dressent l’échafaud. Les coups de marteau retentissent lugubres au milieu d’une foule silencieuse.

— L’heure fatale approche. Deux femmes encadrées par des S.S. passent. Elles avancent tête haute. Elles montent. D’abord l’une, ensuite l’autre. La deuxième crie d’une voix sourde : « Vive la Pologne libre ! À bas le fascisme ! » Le bourreau S.S. pousse la tête de chacune des victimes dans le nœud coulant. Il fait tournoyer le corps sur lui-même et c’est fini. Hessler paraît quelques minutes plus tard. Il va prononcer un discours. Il crie, il gesticule. On le comprend à peine. Des menaces pour le sabotage. La vie sauve à celles qui resteront disciplinées.

— Le soir, le même spectacle recommence pour les kommandos du jour…

 

Ella, Roza, Torzka, Regina : les dernières pendues d’Auschwitz.