5

LES MARAIS

Kommando.

Kommandos.

Pelle. Pioche. Bêche. Mains. Pieds. Seaux. Boîtes rouillées…

Encore un mètre.

Prendre de la terre là.

Noyer cette terre dans les flaques. Creuser un canal. Creuser des canaux. Gagner un mètre, des dizaines, des centaines d’autres mètres pour que Auschwitz soit plus grand, soit plus beau, soit plus sain. Gagner un mètre de territoire sur la fange, la boue. Oublier les marais. Effacer les marais.

Les femmes chantent. Yeux fermés.

Loin vers l’infini s’étendent les grands prés marécageux.

Pas un seul oiseau ne chante dans les arbres secs et creux.

Ô Terre de détresse, où nous devons sans cesse piocher… Piocher.

— Le kommando(26) des Françaises fut amené à Harmensee, près d’Auschwitz, pour dessécher le lac. Cette fois nous fûmes forcées d’extirper des plantes du fond du lac ; en nous tenant debout, l’eau nous montait jusqu’aux genoux. Ce fut un travail très pénible, car, même en travaillant six à la fois, nous étions incapables de remuer une seule plante de cette espèce. Dans ce travail nous étions surveillées par un Kommandoführer, jeune S.S. qui portait une cravache de cuir très fin et qui s’amusait à nous cingler les épaules avec férocité. Je l’observais. Quand je le voyais tourner son regard de mon côté, je me penchais sur mon travail. Il choisit parmi nous une victime, une Hollandaise enceinte. Quand, interrogée par lui, elle lui répondit qu’elle en était au quatrième mois de grossesse, il lui ordonna de tirer de l’eau une plante énorme. En voyant à quel point il lui était pénible de se pencher, nous voulions lui venir en aide. Il ne le permit pas, et sa cravache recommença à se promener sur nos épaules. Il lui ordonna de continuer son travail et chaque fois il recommençait à la battre d’une façon effroyable. À côté de moi se tenait un jeune Polonais kapo, en train d’observer cette scène ; à ma remarque que ce travail convenait plutôt aux hommes qu’aux femmes, il me répondit : « Ce travail ne conviendrait même pas à des hommes, mais à des chevaux. »

— Le jeune S.S. continuait toujours à battre la pauvre Hollandaise qui chancelait, tout étourdie. Avec de l’angoisse aux yeux et de la peine au cœur, nous étions obligées d’observer cette scène terrible, tout en étant impuissantes à venir en aide à notre pauvre camarade. Toute sanglante, il lui fut ordonné par le S.S. d’aller chercher de l’eau à l’endroit qui nous était généralement interdit, où elle fut fusillée sur place par son bourreau. Ensuite le S.S. communiqua à la Kapo : « Encore une de tuée pendant sa tentative de fuite. » Combien triste fut notre chemin de retour, car nous traînions ce cadavre. Le soir, nous fûmes incapables d’avaler notre maigre soupe et nous nous mîmes au lit sans prononcer une parole.

*
*   *

Loin vers l’infini s’étendent les grands prés marécageux.

Pas un seul oiseau ne chante dans les arbres secs et creux.

Ô Terre de détresse, où nous devons sans cesse

Piocher… Piocher.

Dans ce camp morne et sauvage, entouré de murs de fer,

Il nous semble vivre en cage au milieu d’un grand désert.

Ô Terre de détresse, où nous devons sans cesse

Piocher… Piocher.

Bruits de chaînes, bruits des armes, sentinelles jour et nuit

Des cris, des pleurs et des larmes, la mort pour celui qui fuit.

Ô Terre de détresse, où nous devons sans cesse

Piocher… Piocher.

Mais un jour dans notre vie, le printemps refleurira

Libre, alors, ô ma Patrie, je dirai : Tu es à moi

Ô Terre enfin libre où nous pourrons revivre

Aimer… Aimer…

*
*   *

Kommando.

Kommandos.

Gagner un mètre. Effacer les marais. Oublier les marais. Chanter les marais. Le chant des marais.

— C’est l’hymne d’Auschwitz ?

— Je ne sais pas ! On l’a toujours chanté ici. Parfois on l’interdit. Alors on se le murmure pour soi, à l’intérieur. C’est notre chant. Le chant des femmes. Les hommes aussi le chantent…

— Loin vers l’infini s’étendent…

— Il a sûrement été composé ici. C’est tellement Auschwitz. Mais on m’a dit que les femmes de Ravensbrück le chantaient aussi. Le plus étrange c’est que toutes les nationalités le chantent. Les traductions sont un peu différentes.

Oui, le chant des marais c’est Auschwitz. Mais c’est aussi Dachau, Buchenwald, Oranienburg, Mauthausen. Il appartient à tous les camps. Même les déportés qui fichent les barres à mine dans les murs du tunnel de Dora le connaissent. Tristesse et espoir. Le chant des marais c’est l’hymne des déportés. Des déportés de tous les camps. De tous les déportés. Rares sont ceux qui connaissent son histoire.

— Nous(27) ne sommes qu’en 1934. Dans l’un des camps de l’Emsland, appelé le K.Z. Borgermoor où les détenus politiques allemands travaillent à l’assèchement de marais, va naître un chant qui franchira les frontières et survivra à la tragédie. Ce chant prendra une telle ampleur, connaîtra un si grand retentissement que ceux-là mêmes qui l’adopteront plus tard, tel un hymne à l’échelle de la déportation tout entière, en oublieront la lointaine origine.

— À Borgermoor, en été 1934, les S.S. soumettent les détenus politiques allemands à toutes sortes de brimades, de vexations, de sévices, et cela dans un but bien précis : atteindre le moral de leurs victimes, pour mieux les avilir, et les déshumaniser. Les bagnards du marais, comme ceux des autres K.Z., en ont parfaitement conscience et ils ont la volonté de résister. Par tous les moyens en leur pouvoir, ils vont s’efforcer de vaincre ce danger, à leurs yeux, le plus grand, pire que la mort qui les emportera pour la plupart. Ils sauront d’abord s’entraider mutuellement, mener une action solidaire en évitant les pièges, les mouchards glissés parmi eux par les S.S. et, pour ce faire, ils ont créé une organisation clandestine vigilante. Trouver en eux-mêmes, dans les circonstances précaires du moment et des lieux, les possibilités de résister, d’entretenir le moral : tel est le but auquel ils s’accrochent. L’histoire du chant prouve que l’imagination ne leur fit pas défaut. Selon une coutume toute militaire et bien allemande, les S.S. exigeaient que les détenus chantassent, même si l’envie leur en manquait. Il fallait chanter sur le chemin conduisant aux marais, à l’aller comme au retour, chanter encore aux appels du matin comme du soir. Le répertoire populaire allemand, en l’occurrence, ne fait pas défaut mais encore faut-il que le cœur y soit.

— Chanter quand on a le cœur lourd, chargé de peine, fait parfois surgir des pensées exaltantes. Ainsi naquit l’idée au sein de la fraternité de misère, de créer un chant qui serait celui de leurs souffrances et de leurs espoirs ; un chant qui serait le leur, celui de leur camp où il viendrait, comme un cri de ralliement, soutenir le moral de chacun. Le titre, déjà, en était trouvé, ce sera le « Borgermoorlied », le chant de Borgermoor. Piocher dans le marais, toujours piocher et espérer, espérer en piochant. L’idée fit son chemin et, pour suivre cette idée, l’entretenir dans les conversations fraternelles, sur le chemin, dans le marais, dans la baraque, sur la paillasse avant de s’endormir, c’était déjà, c’était encore soutenir le moral.

— Au lendemain d’une pénible nuit, au cours de laquelle les S.S. s’étaient livrés à une expédition punitive, que les détenus baptisèrent « la nuit des longues-lattes », un ouvrier nommé Esser proposa un poème en six strophes qui répondait aux souhaits communs. La forme laissait à désirer, pensait Esser qui soumit le projet à l’un de ses camarades versé dans les lettres : Wolfgang Langhoff. Celui-ci retravailla le texte et le modifia. Un troisième camarade, musicien, promit de composer couplet et refrain pour un chœur d’hommes à quatre voix. Et c’est ainsi que Rudy Goguel créa la mélodie désormais célèbre qui devint d’abord le « Borgermoorlied ».

Wolfgang Langhoff le « présenta » aux autorités du camp et à ses camarades déportés réunis sur la place d’appel.

— Camarades(28) nous allons vous chanter maintenant le Chant du Borgermoor, la chanson de notre camp. Écoutez bien et reprenez le refrain en chœur.

Le chœur commença, d’une voix lente et grave, à un rythme de marche :

Partout où porte le regard

On ne voit que le marais et la lande

Le chant des oiseaux ne nous réjouit point,

Les chênes sont chauves et rabougris,

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Il s’était fait un profond silence. Nos camarades paraissaient comme pétrifiés, incapables de chanter le refrain qui fut alors repris par le chœur :

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Ici, dans cette lande déserte

Le camp est bâti

Et nous sommes parqués derrière les barbelés

Loin de toutes joies.

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Les colonnes partent le matin

Pour le travail dans le marais.

Elles bêchent sous un soleil de feu

Mais leur pensée est à la maison.

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Quelques camarades commencèrent à fredonner le refrain à voix basse et mélancolique. Ils ne regardaient ni leurs voisins de droite, ni leurs voisins de gauche. Leurs regards s’en allaient, franchissant les barbelés, vers là-bas où la lande infinie touche le ciel.

Chacun languit après la maison,

Les parents, les femmes et les enfants.

Mainte poitrine se gonfle d’un soupir

Parce que nous sommes ici prisonniers.

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons,

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

J’observais le commandant. La tête penchée, il gratait le sable du pied. Les S.S. se tenaient immobiles et silencieux.

Je regardais mes camarades. Plusieurs pleuraient.

Les sentinelles font leurs rondes.

Personne, personne ne peut passer.

La fuite nous coûterait la vie.

Le bourg est entouré d’une quadruple enceinte,

Nous sommes les soldats de Borgermoor

Et nous marchons

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Les choristes avaient chanté cette strophe en sourdine. Ils entonnèrent la dernière d’une voix tout à coup forte et rude.

Mais pas de plainte dans notre bouche,

L’hiver ne saurait être éternel,

Un jour nous crierons joyeusement :

Ô, ma maison je te revois.

Alors les soldats de Borgermoor

Ne marcheront plus

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

Le dernier refrain et le vers « Ne marcheront plus » furent chantés très fort et distinctement. Les camarades sortirent de leur stupeur. Lorsque le chœur reprit le refrain, neuf cents voix l’accompagnèrent :

Alors les soldats de Borgermoor

Ne marcheront plus

La bêche sur l’épaule

Dans le marais.

La représentation était terminée. Les prisonniers se retirèrent en bon ordre et par baraques dans leurs quartiers.

À peine étions-nous rentrés chez nous que quelques S.S. firent irruption dans la baraque.

— Dites donc, jeunes gens, c’est merveilleux ce que vous avez fait là.

Ils paraissaient sincèrement enthousiastes. La glace était rompue et les premières paroles un peu humaines furent échangées des deux côtés.

— Et le petit, qui a joué le Soldat du Marais ? C’était excellent, de premier ordre. Il pourrait se produire dans n’importe quel music-hall.

— Dites-nous : qui a écrit le Borgermoorlied ?

— Oh, il n’a pas été fait par un seul. Nous l’avons, pour ainsi dire, composé tous ensemble.

Nous ne voulions pas, par prudence, faire connaître l’auteur.

— Où est l’acteur ?

— Voilà.

Un S.S. me tira à l’écart et me dit :

— Ceci, entre nous, n’est-ce pas ? Tu ne veux pas me recopier la chanson ? Je voudrais la conserver pour moi et l’envoyer aussi à ma bonne amie.

Je le lui promis et j’ajoutais que je lui recopierais la musique. Mais en aucun cas, il ne devait montrer cela à la Kommandantur.

— Non, non je te le promets. Cela ne les regarde pas.

Le succès dépassait nos espérances…

Deux jours plus tard, la chanson fut interdite…

Mais les déportés des autres kommandos de Papenburg avaient déjà adopté le « chant ».

*
*   *

— Dans(29) les années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare que des détenus politiques soient condamnés à des peines de durée limitée. La peine purgée en camp de concentration, le condamné pouvait être libéré par les S.S. sous condition. Toujours suspects, les courageux continuaient la lutte contre le régime hitlérien, mais rarement pour longtemps. Dans l’ambiance de délation inouïe qui sévissait alors en Allemagne, ces valeureux combattants antifascistes retombaient dans les griffes de la Gestapo et cette fois pour longtemps. S’ils y échappaient, l’exil vers les pays étrangers restait, le plus souvent, la seule planche de salut. Ce fut le cas pour plusieurs rescapés de Borgermoor, notamment pour Wolfgang Langhoff, le co-auteur des paroles de « Die Moorsoldaten » qui gagna la Suisse…

— Un second rescapé de Borgermoor, dont le nom n’a pas été retenu, se réfugia à Londres vers la même époque où il rencontra un compositeur allemand connu, Hans Eisler, le musicien des tragédies de Bertolt Brecht. Ce rescapé, ayant chanté « Die Moorsoldaten » pour le compositeur, celui-ci reprit le chant et en créa une adaptation pour être, cette fois, chantée en public hors d’Allemagne.

— Eisler confia la composition à un compatriote de ses amis Ernst Busch, venu combattre dans les rangs des Brigades Internationales en Espagne. Busch, que de nombreux déportés français ont bien connu plus tard à Buchenwald où il fut interné après juin 1940, livré à Hitler par les traîtres de Vichy, aimait chanter les airs de son pays, il les propageait parmi les combattants de toutes nationalités des Brigades Internationales et parmi les Républicains espagnols. Par ce cheminement, de Borgermoor à Londres, d’Angleterre à Madrid et d’Espagne franchissant les Pyrénées, le chant des piocheurs du marais arriva à Paris dès 1936. C’est vers la fin de cette année, ou début 1937, qu’il entre au répertoire de la « Chorale Populaire de Paris » sous le titre que nous lui connaissons maintenant en France « Le Chant des Marais ». Il était alors chanté avec d’autres chansons célèbres à l’époque dans les milieux populaires, tels « Los quatros généralès » ou encore « Allons au-devant de la vie ».

— Hans Eisler, qui avait en quelque sorte recomposé le chant sur une simple audition, en vint à analyser la musique de son compatriote, le compositeur de Borgermoor, et rechercha les sources de l’inspiration, tant il lui paraissait évident que les phrases principales de la ligne mélodique ne lui semblaient pas inconnues. Il découvrit ainsi que Rudy Goguel s’était inspiré, au fond de son camp des marais, d’une part pour le couplet, d’une très ancienne berceuse allemande datant de la guerre de Trente Ans, toujours chantée dans les campagnes et qui commence par ces mots : « Écoute, enfant, écoute. » D’autre part, il découvrait que le refrain se rapprochait sensiblement d’une chanson du compositeur Georges Herwegh « La nuit anxieuse est passée » écrite en 1844.

— Si d’un bond fantastique, « Die Moorsoldaten » a franchi l’espace de Borgermoor à Londres, Madrid et Paris en 1935-1936, il a aussi lentement cheminé durant onze années terribles, d’un camp à l’autre. Par le jeu des incessants transferts de détenus que les S.S. multipliaient de camp à camp, il arriva d’abord des barbelés de Papenburg et des marais voisins, au K.Z. Esterwegen d’où sortit, en 1936, une nouvelle mouture sous le titre « Wir sind die Moorsoldaten » (Nous sommes les soldats du marais). Il gagna successivement tous les camps : Oranienburg-Sachsenhausen, Dachau, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen, Flossenburg, Gross-Rosen, Struthof. Il était connu enfin d’Auschwitz en Haute-Silésie, à Natzweiler-Struthof, en Alsace, comme de Maïdenek à Neuengamme où, en 1944, après divers transferts depuis son séjour à Borgermoor, se retrouva Rudy Goguel. Le 3 mai 1945, le compositeur du « Chant des Marais » échappait à la noyade dans la tragédie du Cap-Arcona qui vit périr des milliers de déportés en rade de Lübeck.

— Sous l’occupation, des Françaises et des Français résistants tombés aux mains de l’ennemi, avaient retenu depuis l’avant-guerre l’air venu des marais de l’Emsland. Ils l’apprirent à leurs compagnons de chaînes qui le chantèrent dans les prisons et camps de France, et pour nombre d’entre eux, jusque dans les heures de leur déportation dans les K.Z.

— Déjà, en 1940, avec les volontaires allemands des Brigades Internationales, dont Ernst Busch-le-barde, livrés aux nazis des camps pyrénéens de Gurs ou d’Argelès, il avait repris la sombre route vers Dachau, Sachsenhausen, Mauthausen ou Buchenwald. Ainsi la boucle était bouclée. Sorti des camps en 1934, il y retournait, mais cette fois, en plus des strophes allemandes, on allait l’entendre aussi avec des paroles françaises qui disaient : « Mais un jour de notre vie, le printemps refleurira… »

— En dépit des variantes plus ou moins accentuées, surtout dans les paroles, provoquées au long d’un circuit tellement infernal, jamais pour l’essentiel la ligne mélodique de Rudy Goguel ne subit d’altération sensible : c’est absolument extraordinaire. Par contre, ce qui s’est perdu en cours de route, une route effroyablement sanglante, c’est le nom des auteurs, du compositeur. Colportée de bouche à oreille, le pouvoir de pénétration de la chanson ne valait que pour elle, pour le cri de douleur qu’elle lançait et l’espoir qu’elle portait. Peu importe qui l’avait fait naître ; elle appartenait à tous.

*
*   *

— Pour le kommando 22(30) c’est-à-dire les marais, la Kapo était Lysel, une prostituée allemande. À 6 heures, au chronomètre, nous devions passer la porte du camp en musique. Je n’ai jamais rien vu de plus grotesque. Imaginez un régiment de clochardes boitant, traînant leurs chaussures éculées, en loques, défilant au pas, devant les autorités allemandes en grande tenue et au son d’une marche entraînante joué par un orchestre de femmes. En général, toujours en retard, nous courions comme des dératées dans la boue des chemins et, à dix mètres seulement de la musique, nous rectifions la position et nous passions, raides, la tête droite. Les bras tendus sur la couture du pantalon !

— Postées de chaque côté de la route, un peu avant et après la musique, des femmes de la police du camp inspectaient le défilé car tout devait être en règle : les cheveux sous le foulard, aucun col relevé, pas de ceinture sur soi et la croix dans le dos bien marquée. Sinon, schlague ! À notre passage sous la porte, deux S.S. allemands se détachaient d’un groupe et, chien en laisse, l’un nous précédait, l’autre nous suivait.

— Six kilomètres de marche dans la boue et dans la neige. Petit à petit, nous laissions tomber le « gauche, gauche » et nous nous tenions le bras par deux ou trois pour essayer de marcher malgré nos mauvaises chaussures. Mais, sur les pierres et dans cette boue gluante, nous glissions quand même, nous dérapions et nous tombions, pour nous relever en vitesse, car nous ne devions pour aucun motif déranger l’ordre des rangs, sinon nous recevions une claque ou un coup de bâton.

— Après une heure pénible, après avoir escaladé force fossés et talus, nous en avions déjà plein le dos et nous aurions voulu nous asseoir là et ne plus bouger. Mais pas du tout. Nous arrivions seulement sur les lieux du travail, en plein marais et nous ne devions pas espérer une minute de repos jusqu’après l’appel du soir, vers 7 heures.

— Rapidement la Kapo nous séparait par groupes. Un premier groupe de prisonnières devait charger des tragues (caisses en bois portatives) avec de la boue et de la terre qu’une seconde équipe allait, en portant deux par deux ces tragues très lourds, déposer à deux cents mètres de là pour édifier un talus. Un troisième groupe attendait au talus et aplatissait en tapant avec de gros piliers de bois lourds la terre et la boue déposées là par les autres. D’ailleurs, dès qu’il pleuvait, boue et terre fichaient le camp, et il ne restait pas plus trace de talus que de beurre aux branches.

— Au départ, la Lysel (la Kapo) vérifiait si les tragues étaient bien remplis pour que nous soyons bien crevées en les portant. Si, par malheur, c’était insuffisamment lourd, les femmes qui chargeaient les tragues et celles qui les portaient recevaient toutes un grand coup de bâton appliqué en pleine figure ou sur le crâne. C’était terriblement difficile à porter. Nous glissions à chaque pas dans cette terre glaise des marais polonais.

— À deux cents mètres de là, une surveillante allemande, prisonnière prostituée également, attendait, bâton levé, menaçante, les tragues remplis à décharger. Il fallait marcher les unes derrière les autres sans s’arrêter, de la Kapo à la surveillante, et vite repartir de la surveillante à la Kapo. Elles trouvaient le moyen, pour toutes sortes de raisons, de vous appliquer à un bout comme à l’autre un coup sur la tête à chaque passage. Ça les amusait beaucoup. Petit à petit, elles avaient pris plaisir à nous frapper, et ça leur était devenu indispensable.

— Quelle journée ! Douze heures de marche forcée, ployant sous des charges impossibles à porter, glissant, tombant, frappées.

— La Kapo était, ce jour-là, particulièrement déchaînée et nous sommes rentrées, après ce premier jour passé aux marais, avec des plaies, des bosses, des marques bleues partout. Berthe, mon amie, reçut un coup tellement fort sur la bouche qu’elle garda les lèvres enflées pendant trois jours. Et je n’ai pas encore parlé du froid ! Les bâtons qui supportaient les tragues échappaient parfois à nos doigts transis que nous ne sentions plus. Nous faisions, dans une journée, trente kilomètres environ, chargées comme des mulets. À chaque pas, il fallait faire un effort pour pouvoir retirer le pied de quarante centimètres de boue et de neige. C’est long douze heures !

— À midi, nous avions une demi-heure pour manger la soupe. Mais il était impossible de s’asseoir, il y avait de la neige et de la boue partout. Une gamelle pour deux. Un litre chacune à peu près, heureusement assez chaude et plus épaisse qu’en quarantaine. Mais souvent il neigeait, et elle refroidissait vite. C’était le seul moment impatiemment attendu de toute la journée. À peine ce repas fini, nous reprenions la file des tragues et nous repartions l’une derrière l’autre, toujours tournant en rond.