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LA JEUNE FILLE DE TRANSYLVANIE

Le chef du kommando des gaz du crématoire n° 1 se précipite dans la chambre du docteur Miklos Nyiszli, médecin-chef du Sonderkommando.

— Une jeune fille a survécu aux gaz !

Nyiszli saisit sa trousse et court vers la chambre à gaz.

— Près(104) de l’entrée de l’immense salle, et contre le mur, à moitié recouvert d’autres cadavres, j’aperçois une jeune femme qui râle et dont le corps est secoué de convulsions. Les hommes du kommando des gaz qui m’entourent sont agités. Pareil événement ne s’est jamais produit durant leur horrible travail. Nous débarrassons cette jeune femme, encore vivante, des cadavres qui s’entassent pêle-mêle sur son corps. Je prends dans mes bras ce corps menu d’adolescente et je le porte dans la pièce contiguë à la chambre à gaz. C’est celle où le kommando des gaz se change pour le travail. J’étends le corps sur un banc. C’est une jeune fille frêle, presque une enfant, qui ne peut avoir plus de quinze ans. Je sors ma seringue et, dans le bras de l’enfant qui respire difficilement et n’a pas encore repris connaissance, je fais successivement trois piqûres. Mes compagnons enveloppent d’un chaud manteau de lainage son corps froid comme glace. L’un court à la cuisine y chercher du thé ou du bouillon chaud. Chacun voudrait aider, comme s’il s’agissait de son propre enfant. Le résultat ne se fait pas attendre. L’enfant est saisie d’un accès de toux qui ramène de ses poumons une expectoration épaisse. Elle ouvre les yeux et regarde d’un œil fixe le plafond. Je surveille attentivement tout signe de vie. Sa respiration devient de plus en plus régulière et plus profonde. Ses poumons torturés par les gaz aspirent avidement l’air frais. Sous l’effet des piqûres, son pouls commence à devenir perceptible. J’attends avec patience. Les piqûres ne sont pas encore complètement résorbées, mais je vois que d’ici quelques minutes elle va retrouver conscience. En effet, la circulation qui se rétablit colore son fin visage et son regard devient humain. Elle regarde autour d’elle avec étonnement et ses yeux s’arrêtent sur nous avant de se refermer. Elle ne se rend pas compte de ce qui lui arrive et n’a pas encore la perception du présent ; elle ne doit même pas savoir si elle rêve ou vit la réalité…

La jeune fille est sortie de son rêve. Elle s’agrippe aux revers de la veste du médecin. Une fois. Plusieurs fois. De grosses larmes coulent sur son visage. Nyiszli apprend qu’elle a seize ans, que son convoi venait de Transylvanie. Elle boit du bouillon chaud. S’endort. L’Oberscharführer Mussfeld commandant la garnison S.S. du Sonderkommando, pénètre dans la petite pièce. Après chaque « action » il passe l’« inspection ». Nyiszli, longuement avec foi et passion, va tenter l’impossible. Il commence par expliquer le « miracle ».

— Je raconte(105) tranquillement à l’Ober le terrible cas de la jeune fille. Je lui décris la souffrance que cette enfant a dû subir dans la salle de déshabillage et les horribles scènes qui précèdent la mort dans la chambre à gaz. Lorsque tout a été plongé dans l’obscurité, elle a aspiré quelques bouffées de gaz cyclon. Quelques bouffées seulement, car son corps fragile s’est écroulé sous les poussées de la masse, qui se débattait contre la mort, et par hasard, elle est tombée le visage contre le béton mouillé du sol. C’est ce peu d’humidité qui a empêché l’asphyxie. Car le gaz cyclon n’agit pas en milieu humide.

— Tels sont mes arguments et je lui demande de faire quelque chose pour l’enfant. Il m’écoute avec sérieux et me demande comment je veux résoudre cette question. Je sens moi-même et je vois bien aussi à son visage que je l’ai mis devant un problème difficile. L’enfant ne peut pas rester ici dans le crématorium. Il y aurait une solution qui serait celle de la porter devant la porte. Là, travaille toujours un kommando féminin de terrassières. Elle pourrait se faufiler parmi les femmes de ce kommando et se diriger ainsi, en même temps qu’elles, dans l’une des baraques du camp. Elle ne raconterait rien de ce qui lui est arrivé. Parmi tant de milliers, on ne s’apercevrait pas de la présence d’une nouvelle, car tout le monde est loin de se connaître.

— Si elle avait trois ou quatre ans de plus, cela pourrait réussir. Chez une jeune fille de vingt ans, il y a assez de réflexion pour reconnaître les circonstances miraculeuses de sa survie et assez de prévoyance pour ne pas en parler à qui que ce soit. Elle pourrait attendre des temps meilleurs comme le font tant de milliers, pour raconter plus tard ce qu’elle a vécu. Mais Mussfeld croit qu’une jeune fille de seize ans, dans sa naïveté, raconterait à la première personne venue l’endroit d’où elle sort, ce qu’elle y a vu et ce qu’elle y a vécu. La nouvelle se répandrait comme une traînée de poudre et nous devrions tous payer de notre vie.

— Il n’y a rien à faire, dit-il, l’enfant ne doit pas rester en vie. Les choses étant ce qu’elles sont et vues du crématorium, je dois avouer qu’il avait raison.

— Au bout d’un quart d’heure, on a conduit ou plutôt porté la jeune fille dans le hall de la salle des fours, et là Mussfeld a envoyé quelqu’un d’autre à sa place pour la tuer d’une balle dans la nuque.