LA VICTOIRE ET LA DÉFAITE

Le vent du nord augmenta et cette forte brise ne changea ni d’orientation ni de vitesse pendant le reste de la journée. Son effet sur la digue située face à la section rectiligne de la rive fut négligeable, pourtant, le soir, le niveau de l’eau arrivait à soixante centimètres de sa base.

Mme Cosgrove n’aurait eu aucune raison de se plaindre si elle avait observé les travailleurs ce jour-là, mais, avec discrétion, elle ne se montra pas. Jill Madden avait très tôt insisté pour traire les quelques vaches à la place du garçon d’étable, puis pour emmener paître les moutons de boucherie sur la maigre prairie et, vers le soir, pour en abattre trois. MacCurdle attrapa une pelle et rejoignit Bony et Champion avec Silas Wishart et ses deux frères. Le lendemain, peu après 8 heures, le vent s’orienta à l’ouest et se mit à souffler en rafales.

Vers midi, la situation était alarmante. Le vent s’acharnait obstinément sur les deux lointaines boîtes aux lettres. Il soulevait de courtes vagues atteignant soixante-quinze centimètres de hauteur. Elles venaient frapper la digue et donnaient l’impression que l’eau était encore plus haute car elle tourbillonnait dans le coude et semblait plus élevée à l’extérieur qu’à l’intérieur, comme une route dans un grand virage.

Les hommes ne se reposaient plus sur leur pelle ; ils ne faisaient plus de pauses régulières près des engins ; car, à présent, il n’y avait plus d’hostilité entre capital et prolétariat ; ils étaient unis contre un ennemi commun. Le fleuve était devenu une personne à combattre et, si c’était humainement possible, à soumettre.

Durant la dernière partie de l’après-midi, les hommes étaient complètement absorbés par leur lutte et seul Bony remarqua que Harry Marche Funèbre lâchait sa pelle, se redressait et s’éloignait au pas cadencé. Mick le Maton travaillait à plusieurs centaines de mètres de là et Bony s’aperçut qu’il ignorait la dernière fantaisie de son copain.

Bony suivit Harry et lui prit le bras. Il avait l’intention de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux et de le conduire jusqu’à Mick. Par-dessus le vent qui soufflait dans les arbres, il entendait les « boum… boum…», puis la phrase sans cesse répétée : « Je suis mort. »

— Vous n’êtes pas mort, Harry. Tout va bien. Allons par là.

— Mort ! Le coup est parti. C’était pas sa faute. Le salaud a menacé de me faire enfermer. Mort ! Je suis mort ! Boum ! Boum ! Boum !

Ils se dirigeaient vers la digue quand Mick les aperçut et arriva en courant. Son expression trahissait clairement son inquiétude. Il prit l’autre bras de Harry et dit :

— Merci, inspecteur. Je ne l’avais pas vu partir. Quel moment mal choisi pour faire son numéro ! Viens, mon vieux Harry. Tu vas prendre un comprimé et t’allonger un peu.

Bony retourna travailler. La tragédie de Harry lui trottait dans la tête et l’inquiétude de Mick éveillait sa pitié et lui donnait un sentiment d’humilité. Bientôt, il se consacra entièrement à manier la pelle et à tasser la terre, à demi aveuglé par les projections d’eau.

Le soleil se coucha et le vent se calma. À 18 heures, pas une seule vague ne venait rider la surface du fleuve maintenant lugubre qui se pressait contre la digue. Au dîner, les hommes fatigués parlèrent à peine.

MacCurdle apparut et, se postant au bout de la longue table, déclara :

— À partir de ce matin, la prime sera doublée et le restera tant que la digue sera menacée. J’espère que vous vous présenterez si on a besoin de vous pendant la nuit. Merci.

Trois nuits et deux jours s’écoulèrent avant le début de la décrue. Le directeur d’exploitation et Bony étaient tous deux éreintés. Par roulement, ils avaient patrouillé le long de la digue avec une lampe et une pelle. Durant cette période, Bony était la proie d’une lutte intérieure et, à la fin, fut aussi épuisé mentalement que physiquement.

Après avoir constaté que le niveau du fleuve baissait contre la digue, il retourna au bureau et appela le commissaire Macey.

— Ah, voilà notre rebelle ! s’écria Macey. Où en est la crue ? Et comment se comporte la digue ?

— La décrue s’amorce et la digue tient bon.

Bony s’assura que personne n’était là et poursuivit à mi-voix :

— Je voudrais procéder à l’arrestation d’un suspect. J’ai la preuve que le meurtre a pu être commis. Je tiens le mobile. Mais je ne peux pas encore prouver comment il a été commis. Je voudrais de l’aide.

— Très bien. Je vous envoie des renforts, probablement dans l’après-midi.

— Le plus vite possible, commissaire. C’est en agissant au bon moment qu’on pourra maîtriser la situation.

— Je ne l’oublierai pas. Que suggérez-vous ?

Bony lui exposa son plan et Macey l’accepta.

À 15 heures, le cuisinier des employés frappa son triangle de fer et, à 15 h 5, tous les hommes étaient attablés. À 15 h 15, Ray Cosgrove conduisit une camionnette jusqu’à la piste d’atterrissage. Dix minutes plus tard, un avion léger se posa. Deux hommes au visage dur en descendirent et furent conduits auprès de Mick le Maton et de son copain pathétique.

— Michael Carmody, j’ai un mandat d’arrêt délivré contre vous. Vous êtes soupçonné d’avoir assassiné William Lush le 19 juillet de cette année, dit l’un. Vous pouvez rassembler vos affaires. Nous n’avons pas autorité pour emmener le dénommé Harry Marche Funèbre, mais on nous a demandé de vous dire qu’il pouvait nous accompagner à Bourke où il recevra des soins médicaux. Est-ce que vous êtes prêt à nous faciliter la tâche ou…

— Vous pouvez garder vos menottes, dit Mick le Maton. Viens, Harry.

Il se dirigea vers le logement des tondeurs tandis que Harry Marche Funèbre avançait entre les policiers, mais il s’immobilisa en voyant Bony et MacCurdle devant la porte.

— Nous avons procédé à l’arrestation, monsieur, dit l’un des policiers de Bourke. Le prisonnier désire rassembler ses effets personnels.

Bony ouvrit la porte. De chaque côté de l’allée centrale du long bâtiment, il y avait un box pour deux personnes et Bony demanda lequel était occupé par Mick le Maton et son camarade. On le lui indiqua.

Une fois les six hommes à l’intérieur, il ne restait plus de place.

— Lequel des deux est votre lit, Mick ? demanda Bony.

Il le lui montra. Seuls la paillasse et le lit proprement dit appartenaient à l’exploitation. Bony fouilla les couvertures, souleva le matelas, découvrit le revolver et soupira. À côté, il y avait une petite sacoche en peau contenant des cartouches. L’arme fut tendue à l’un des policiers qui en inscrivit le numéro de série dans son carnet, l’ouvrit, s’aperçut qu’elle n’était pas chargée et en mesura le canon sur l’ongle de son pouce. Le directeur d’exploitation fut prié de noter lui aussi le numéro.

— Avez-vous quelque chose à dire, Mick ? demanda Bony.

— C’est vous qui avez caché le revolver, inspecteur.

— Je ne savais même pas quel box vous occupiez. Je ne suis jamais entré dans ce bâtiment. Tout porte à croire que c’est cette arme qui a tué William Lush. Vous savez bien qu’il sera très facile de le confirmer ou de l’infirmer. Voulez-vous nous dire pourquoi vous avez tiré sur Lush ?

— Dites-moi d’abord ce que vous me reprochez.

— Très bien. Je vais le faire parce que ça vous laissera le temps de décider ce qu’il adviendra de Harry. Moi aussi, je m’inquiète de son sort. Pour commencer, je vous ai demandé où vous vous trouviez dans la nuit du 18 au 19 juillet, et vous m’avez répondu que vous campiez avec Harry dans l’ancienne cabane à laine de Murrimundi, en amont du fleuve. C’est faux. Champion et Smith le Mineur y étaient et ne vous ont vus ni l’un ni l’autre. En outre, deux employés de Murrimundi se sont rendus sur place et n’ont trouvé aucune trace de votre visite.

« Le 17 juillet, vous vous êtes présentés à la ferme des Madden pour demander de quoi manger. Ensuite, vous êtes descendus le long du fleuve et vous avez campé avec les Frères. Tôt, le matin du 19, vous avez quitté les Frères et vous êtes retournés en amont, dans quel but, je l’ignore et ça n’a aucune importance. Vous avez vu la camionnette de Lush immobilisée devant les boîtes aux lettres. Soit vous avez découvert Lush, soit il vous a vus. Une dispute est née et Lush a menacé de faire enfermer Harry. Vous vous êtes rendu compte qu’il appartenait à la classe des éleveurs alors que vous n’étiez que des trimardeurs et qu’il pouvait mettre sa menace à exécution. Vous l’avez donc tué et vous avez jeté son corps dans le trou d’eau.

« Ensuite, vous vous êtes partagé les bouteilles d’alcool qu’il y avait dans le carton et vous vous êtes réfugiés au méandre du Fou, où vous avez campé un moment pour décider ce que vous alliez faire ensuite. Vous avez ouvert une bouteille de whisky. À partir de là, je n’ai pas pu retrouver votre trace, mais vous vous êtes cachés jusqu’au lendemain. Le facteur vous a alors aperçus à plusieurs kilomètres au sud des boîtes aux lettres. Vous vous dirigiez vers le nord. Vous avez planifié cette rencontre parce que tout le monde, dans le coin, sait que les trimardeurs parcourent de longues distances au bord du fleuve, vers l’amont ou vers l’aval. Le facteur et les autres devaient ainsi croire tout naturellement que vous vous trouviez au sud des boîtes au moment de la disparition de Lush.

— Pas mal, inspecteur, reconnut Mick. Continuez.

— Si ça peut vous faire plaisir, Mick. Venons-en à ce Petersen. Le matin du 19, il faisait bouillir de l’eau au feu allumé près du hangar quand il a vu un homme descendre du camp des Frères jusqu’au trou d’eau et remplir un seau. Il n’a pas une très bonne vue mais il était sûr qu’il s’agissait d’un certain Alec le Bouvier.

Il s’est trompé car Alec se trouvait dans la geôle de Wilcannia ce jour-là. C’était vous qui preniez de l’eau et vous ressemblez beaucoup à Alec. Un homme qui a une mauvaise vue pouvait très bien vous confondre avec lui étant donné la distance qui sépare le hangar du trou d’eau situé au-dessous du camp des Frères. Ce n’est qu’un point de détail.

— Et comment ! confirma Mick. Le vieux Petersen a un revolver, lui aussi. II a dû passer devant la camionnette de Lush en se rendant chez les Vosper, ce matin-là. Creusez un peu cette piste.

— Nous l’avons fait, dit Bony. Si seulement vous vous étiez débarrassé de l’arme que nous venons de retrouver sous votre matelas !

Mick le Maton s’assit sur le lit, à côté de Harry Marche Funèbre, qui avait les yeux fixés sur le sol. Il attrapa délicatement le bras de son copain et dit d’une voix douce et suppliante :

— Harry, tu as dit que Lush avait menacé de te faire enfermer ? Tu as dû le faire. Il n’y avait personne d’autre que toi et moi, là-bas.

Harry Marche Funèbre leva les yeux pour considérer Mick le Maton.

— J’me rappelle pas, Mick, dit-il et, dans son regard, Bony voyait la lutte intérieure qui l’animait. J’ai dû le faire. Je me souviens que Lush nous a bousculés et a hurlé qu’on lui volait sa gnôle. Il était furieux comme un serpent. Il a arraché un pied à une boîte aux lettres et il m’a visé. Il m’a blessé à l’épaule, ça, c’est sûr. Il a beuglé qu’il allait me faire enfermer. Il a recommencé à balancer son pieu, il m’a manqué et il a cogné sur sa camionnette. Le coup de feu est parti. Le coup de feu est parti. Le coup…

Ce fut Harry qui rompit le silence qui suivit. Il se leva, avança un pied et proféra sa rengaine :

— Boum !

— Comme ça, c’est réglé ! dit Mick avec un soupir. Oui, si seulement j’avais balancé le revolver dans un fossé. Donnez-lui un comprimé. Tenez, dans ce flacon.

Machinalement, Harry avala le comprimé que lui tendait Bony.

— Ça s’est passé comme il l’a raconté. On était allés pêcher là-bas, on a vu la camionnette et on y jetait un coup d’œil quand Lush a surgi tout d’un coup. Il s’est rué sur Harry avec le pied de la boîte aux lettres et l’a frappé. Harry s’est immobilisé et aurait eu droit aux autres coups. Je n’ai pas pu faire le tour de la camionnette à temps pour m’interposer. Je ne crois même pas que Lush m’ait vu tellement il était hors de lui. Il fallait que je l’arrête avec une balle. Et il n’y avait pas de whisky à voler. Lush devait l’avoir planqué. D’ailleurs, j’en aurais pas pris une bouteille parce que l’alcool ne vaut rien à Harry. Inspecteur, vous veillerez à ce qu’on s’occupe bien de lui ?

— Vous pouvez en être parfaitement sûr, Mick. Parfaitement sûr.

— Je suis mort ! déclara Harry Marche Funèbre.

— Tu parles comme t’es mort ! lui dit Mick avant de le secouer. Allez, viens, maintenant, fais ton balluchon. On va aller en ville pour passer quelques jours de vacances. Juste quelques jours de vacances, et ensuite, on reviendra se balader au bord du Caniveau. Ça, je te le parie !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
6099V – La Flèche (Sarthe)
N°d'édition : 2981
Dépôt légal : février 1999
 

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