LES FAITS SONT RARES

Quand il retourna voir le fleuve, Bony fut incapable d’évaluer la montée des eaux depuis le tout début de la matinée. Elles charriaient toutefois bien moins de débris et, au-dessus du grand trou du coude de Mira, les tourbillons étaient beaucoup moins importants. La vitesse était la même, mais, comme l’apprit l’inspecteur, elle allait peu à peu se réduire au fur et à mesure que lacs, bras morts et ruisseaux s’empliraient en aval et que le fleuve atteindrait par endroits une largeur de plusieurs kilomètres.

Assis sur la digue, Bony observait le Caniveau de l’Australie, sur le point de devenir méconnaissable. Il remarqua qu’au bord de la rive, au-dessus du coude, l’eau avait tendance à couler en sens inverse et, en examinant un morceau de bois qui flottait, constata que ce contre-courant était fort. Ray Cosgrove n’avait pas eu tort en affirmant qu’il n’était pas difficile de remonter un courant rapide jusqu’aux boîtes aux lettres avec un bateau à rames si on restait près de la rive.

Quel beau fleuve ! songea Bony. Unique, en fait. Doté d’une personnalité qui captivait des hommes tels que Harry Marche Funèbre, son copain Mick le Maton et tous ceux qui campaient près du hangar à tonte. Un fleuve aimable, qui offrait du bois pour le feu de camp, de l’ombre pour s’abriter du soleil, du poisson pour calmer sa faim. L’affreuse zone du coude le déparait, de part et d’autre de l’avenue dessinée par les majestueux et antiques gommiers rouges qui couraient sur plus de trois mille kilomètres.

Un moteur de tracteur rugit vers le hangar aux machines et Bony se rappela qu’il était censé travailler et non pas musarder et chanter les louanges du Darling. Ce jour-là, le vent était moins fort et son chant étouffé, dans les arbres, une berceuse qui accompagnait le théâtre de la nature et ses étranges effets. Bony avait envie de s’allonger dans un bateau et de se laisser dériver en contemplant les arbres qui défilaient.

Il grimpa au sommet de la digue, contourna le bras mort peu profond et arriva ainsi au portail placé au fond du jardin. Là, il trouva de vigoureux citronniers, des rangs de vigne et, dans un pavillon d’été en joncs, Jill Madden munie de son panier à ouvrage.

— Puis-je m’asseoir près de vous ? demanda-t-il.

Elle le considéra solennellement de ses grands yeux noirs jusqu’au moment où sa bouche s’élargit en un sourire hésitant.

— Mme Cosgrove appelle cette cabane son « lieu de réflexion » et m’a dit que je pouvais y venir quand je voulais être tranquille pour penser.

— Dans ce cas, je ne vais pas vous déranger, dit-il en faisant mine de se retirer.

— Oh ! ne partez pas, inspecteur. Je ne voulais pas dire ça.

— Merci, Jill. La méditation est toujours une aide, vous ne devriez cependant pas avoir tellement de sujets de méditation. La tragédie de votre mère est aussi la vôtre, bien sûr. Mais vous êtes jeune et vous avez toute la vie devant vous. La vie est un voyage, vous ne croyez pas ? On se met en route et, finalement, on arrive au bout, certains plus tôt que d’autres. Et, en chemin, on rencontre d’autres voyageurs, on connaît de petites aventures, des difficultés et des triomphes. Avez-vous décidé ce que vous alliez faire – quelle route vous alliez prendre maintenant que vous avez atteint un croisement ?

La jeune fille secoua la tête et baissa les yeux sur le tissu qu’elle cousait.

— J’ai habité avec Lush pendant des années. Pas tant que ça, d’ailleurs. Seulement deux ans, depuis la mort de papa. Mais ça me semble une éternité et la vie avec papa une autre vie. J’avais seize ans quand il est mort et j’ai dû quitter l’école. J’en avais près de dix-huit quand maman a épousé Lush. Comme le disait Mme Cosgrove, je n’ai jamais eu le temps de jouer. Papa voulait m’envoyer faire le tour du monde. Au lieu de quoi, je suis revenue à la maison pour traire les vaches, m’occuper des moutons et aider à les tondre. Non, je ne sais pas encore ce que je vais faire.

La jeune fille portait une jolie robe bleue et, pendant qu’il se roulait une cigarette, Bony se rappela comment elle était la première fois qu’il l’avait vue : en pantalon grossier, bottes d’équitation et chemisier passé. Elle s’exprimait comme quelqu’un de beaucoup plus âgé, mais deux ans de cohabitation avec Lush feraient vieillir n’importe quelle femme.

— Qu’allez-vous faire de vos moutons ? demanda-t-il. Ils n’ont pas encore été tondus, si ?

— Ils devaient l’être le mois prochain. Vosper, qui possède une ferme plus à l’ouest, va les emmener dans son hangar et s’en occuper. Voilà mon problème, inspecteur. Je ne peux pas habiter chez moi et je ne peux pas continuer à vivre ici.

— Je ne vois pas pourquoi.

— C’est ce que dit Mme Cosgrove. Elle dit qu’il va falloir du temps pour tout régler. Vous savez, prouver la validité du testament, et tout ça. Enfin, la crue va retarder les choses et me retenir prisonnière ici, pour ainsi dire.

— Une bien jolie prison, en tout cas, Jill. Et puis, il y a Ray.

— C’est un problème de plus, dit Jill avec un soupir nettement audible. Il veut parler de nous à sa mère et m’épouser, mais je sais que Mme Cosgrove ne sera pas d’accord et j’ai… j’ai l’impression que j’habite ici sous un faux prétexte, si vous comprenez ce que je veux dire.

— Écoutez, compte tenu des circonstances, vous ne devriez pas vous en soucier pendant un petit moment. Est-ce que vous êtes vraiment amoureuse ?

Jill le confirma d’un signe de tête et garda les yeux baissés sur son ouvrage.

— Il est donc possible qu’avec le temps, Mme Cosgrove change d’avis. À propos, savez-vous à qui votre père a laissé sa propriété ?

— Il me l’a laissée et en a confié la garde à maman.

— Lush n’avait donc rien à espérer ?

— Non. Il croyait pouvoir tout reprendre mais n’a appris la vérité qu’après avoir épousé maman. C’est une des raisons pour lesquelles il la traitait de cette manière. Maman disait qu’elle n’avait pas pensé à le mettre au courant avant le mariage.

— Voilà qui clarifie la situation, Jill. Vous êtes l’unique propriétaire de la ferme. À moins, bien sûr, que votre mère vous ait placée sous la tutelle de Lush dans son testament.

La jeune fille resta muette pendant plusieurs minutes et, quand elle reprit la parole, sa voix était si basse que Bony dut tendre l’oreille.

— C’est ce qu’elle a fait, inspecteur. Elle l’a nommé mon tuteur.

— Quand l’avez-vous appris ? demanda-t-il.

— Il y a plusieurs mois. J’ai essayé de l’amener à changer cette disposition. Elle m’a dit qu’elle allait le faire la prochaine fois que Lush l’emmènerait à Bourke voir le notaire. Mais il n’était pas d’accord. Vous comprenez, ma pauvre mère avait peur de lui, et puis, elle était si faible.

— Je suis sûr que tout cela peut être modifié maintenant que Lush est recherché pour le meurtre de votre mère, Jill. De toute façon, jusqu’à ce qu’on retrouve Lush, vous êtes indépendante en fait sinon en droit.

— C’est ce que m’a dit Mme Cosgrove, inspecteur. Mais nous ne savons pas s’il est en vie ou non.

— C’est à moi de le découvrir. Voilà pourquoi, à propos, je voudrais vous poser d’autres questions. Que croyez-vous réellement ? Est-il en vie ou non en ce moment ?

— Je crois qu’il est vivant, répondit-elle, toujours à voix basse, toujours la tête penchée sur sa couture.

Il lui demanda pourquoi elle en était persuadée et elle poursuivit :

— Il ne se trouvait pas devant la porte ce matin-là. Il n’était ni dans la cabane des employés, ni dans le hangar, ni ailleurs. Ray est sûr qu’il est tombé dans le trou d’eau. Moi, connaissant Lush, je ne le crois pas.

— Comment ça ?

— Il était toujours d’une grande prudence. Il ne conduisait pas vite quand il était soûl. Un jour, deux trimardeurs sont venus demander de la viande, Lush est sorti et les a injuriés. L’un d’eux, un grand costaud, l’a attrapé par la chemise et l’a secoué. Lush s’est fait tout petit et n’a plus rien dit. Il était comme ça quand j’ai tiré à travers la porte. Il n’a plus ouvert la bouche.

— Voilà qui est intéressant, admit Bony en se disant que ses soupçons sur ce point étaient illogiques.

À quand remonte cette altercation avec les trimardeurs ?

— Oh ! à plusieurs semaines. Au moment de Pâques, je crois.

— Est-ce que vous connaissiez ces hommes ?

— Non, mais Lush, lui, les connaissait. Il a menacé de les faire arrêter. Devant nous, bien sûr. Il a dit que l’un s’appelait Wally Watts et l’autre Smith le Mineur.

— Est-ce qu’ils sont revenus ?

Jill secoua la tête et Bony consulta la liste établie par Vickory. Le nom de Watts y figurait bien. Il recommença ses coups de sonde.

— Connaissez-vous un certain Harry Marche Funèbre ou avez-vous déjà entendu parler de lui ?

— Tout le monde le connaît, inspecteur. Il descend et remonte le fleuve depuis des années. Il a un copain qui s’appelle Mick le Maton.

— Je les ai rencontrés. Quand sont-ils venus demander de quoi manger pour la dernière fois ?

— La veille du jour où Lush est parti en ville. Non. Deux jours avant. Je m’étais éloignée sur les terres et maman m’a dit qu’ils étaient passés. Lush n’était pas là non plus. Il péchait dans un coude, en amont. Il aimait bien pêcher. Ma pauvre mère s’est toujours montrée généreuse envers Harry Marche Funèbre et, en retour, il lui coupait du bois qu’il déposait devant la porte du salon. Aucun des autres trimardeurs ne le faisait jamais… parmi ceux qui venaient régulièrement.

— Aucun de ces derniers n’est passé à la même période ?

— Non. Il n’y en a plus autant que par le passé, d’après maman.

Bony se plongea dans ses pensées et la jeune fille lui demanda alors à quoi il réfléchissait.

— À rien de particulier, avoua-t-il. Je saute d’un sujet à l’autre. Vous savez, Jill, je commence à me dire que vous pourriez avoir raison. Lush est peut-être vivant. Le fait qu’il se soit dégonflé comme un pneu, d’après vous, quand le trimardeur injurié l’a secoué recoupe votre description de son mutisme au moment où vous avez tiré à travers la porte. Il savait qu’il avait sérieusement maltraité votre mère et s’est rendu compte que vous aviez décidé une fois pour toutes de l’empêcher d’entrer. Je pourrais être d’accord avec vous s’il n’y avait pas plusieurs défauts dans le tableau de cette nuit-là. Qui était propriétaire de la camionnette ?

— Elle appartenait à la ferme.

— Il y a une réserve d’essence dans le hangar aux machines. Il aurait pu remplir le réservoir, emporter un bidon supplémentaire et filer avec le véhicule. Il ignorait l’état désespéré dans lequel se trouvait votre mère et le risque d’être arrêté pour vol aurait été faible. Pourtant, il ne l’a pas fauché et n’a rien emporté sauf ce qu’il avait sur lui. Aucun mobile que nous pouvons envisager ne tient.

« L’hypothèse selon laquelle il est retourné à la camionnette et, dans l’obscurité, est tombé de la falaise est très aléatoire. Ce lieu ne lui était pas étranger. Même si une autre supposition peut être étudiée – qu’il ait perdu son sang-froid et s’en soit pris à son véhicule –, elle recèle la même faiblesse : Lush connaissait cet endroit et savait bien qu’il y avait là un ravin. Ce que vous avez dit au sujet de sa tentative d’entrer de force plaide en revanche fortement pour une autre hypothèse. Mais, à l’évidence, elle ne va pas vous plaire.

— Bon, inspecteur. De quoi s’agit-il ?

— Quand vous avez tiré à travers la porte, la balle l’a tué. À ce moment-là, ou au lever du jour, vous l’avez trouvé mort devant la porte et, avec ou sans aide, vous avez emporté le corps dans la brouette et l’avez jeté dans le trou d’eau, en bas de la maison. Il était alors essentiel de détruire la porte et vous l’avez brûlée.

La réaction de Jill Madden fut inattendue. Lentement, elle posa sur le banc, à côté d’elle, son aiguille et le tissu qu’elle avait sur les genoux. Lentement, elle se leva et, lentement, elle se tourna pour faire face à Bony, qui se leva lui aussi. Il n’y avait ni peur ni ressentiment dans ses grands yeux quand elle dit en espaçant ses mots :

— C’est exactement ce que j’aurais fait si je l’avais tué.

Les yeux sombres se plissèrent quand elle fronça les sourcils.

— Comment l’avez-vous deviné, inspecteur ? Pendant que je veillais le reste de la nuit, j’ai cru que je l’avais tué et j’ai envisagé de faire dès l’aube ce que vous avez dit. Dans la chambre, maman avait mal et se plaignait que c’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La cuisinière s’est éteinte et il a commencé à faire froid, mais ce n’était pas la température qui me glaçait l’esprit. Oui, c’est exactement ce que j’aurais fait si j’avais trouvé Lush mort devant la porte. Vous devez me croire parce que c’est vrai.

— Rasseyons-nous, Jill.

Bony lui posa la main sur le bras et l’obligea à s’asseoir, puis ajouta :

— Nous étions en train de passer en revue différentes hypothèses, c’est bien ça ? Ce que nous croyons ou ne croyons pas ne doit pas entrer en ligne de compte. Quand on enquête sur un crime, on commence généralement par examiner les lieux où il a été commis. Il peut cependant y avoir des raisons de supposer qu’un crime a été commis et, dans le cas de Lush, nous en avons. Dans ce que je viens de dire, ce que l’on croit n’a aucune importance. Seuls les faits comptent.

« À l’appui de votre récit, il y a le changement de porte et sa destruction par le feu. Ce que vous avez trouvé ou non devant la maison et ce que vous avez fait ensuite n’est corroboré par aucun fait. Entre cette porte de derrière et la buanderie, il y a un chemin cimenté. Si Lush avait été blessé par votre balle, il aurait perdu du sang sur ce chemin et vous auriez pu laver les traces. J’ai pris des échantillons du sol, de part et d’autre du ciment, et l’analyse indiquera peut-être la présence de sang. Et puis, il y a la brouette. Si Lush avait été tué, son corps aurait saigné, même au bout de quelques heures, et je suis sûr que la brouette n’en contient pas de trace parce qu’elle n’a pas été lavée depuis un bon moment.

« Je me montre patient, Jill, quand je vous dis tout cela. Ce sont les faits, et non la conviction, qui importent. Je me permets d’espérer. J’espère que vous n’avez pas tué Lush. J’espère qu’on retrouvera son corps, mais je pense – je ne crois pas – que ce ne sera jamais le cas. J’espère qu’il est toujours en vie, mais je pense qu’il peut être mort. Je pense que vous avez très bien pu jeter son corps dans le fleuve, mais je n’ai pas trouvé un seul fait qui le prouverait. Nos hypothèses n’ont pas le moindre fait pour les étayer.

— Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Qu’est-ce que je dois faire ?

— Je vais continuer à emprunter des chemins sinueux pour traquer les faits. Vous allez rester à Mira, vous montrer patiente et reconnaissante envers Mme Cosgrove pour la gentillesse qu’elle vous témoigne et envers son fils pour l’amour qu’il vous porte. Et maintenant, nous pouvons avouer ce que nous croyons. Vous avez le droit de croire que tous les nuages ont une doublure argentée et moi, celui de croire que la disparition de Lush sera un jour élucidée. Allez, un sourire, Jill, un petit sourire.

Jill le regarda avec des yeux embrumés et, au lieu de sourire, éclata en sanglots.