DES PERSONNALITÉS PEU COMMUNES

Bony prenait son petit déjeuner quand Mme Cosgrove téléphona.

— Bonjour, inspecteur Bonaparte. Comment allez-vous ?

— Très bien, merci, madame Cosgrove. Votre voyage à Bourke s’est bien passé ?

— Nous n’avons pas eu de problème sur la route, mais c’était un trajet fatigant. Mon fils a dû beaucoup s’éloigner du fleuve, à l’aller et au retour. J’ai téléphoné à des voisins situés au nord pour savoir où en était la crue et ils estimaient qu’elle allait arriver ici avant 6 heures, ce soir. Est-ce que vous avez des projets ?

— Oui, j’aimerais beaucoup que vous m’invitiez à passer quelques jours à Mira. J’essaierai de ne pas trop vous gêner.

Bony s’imagina que Mme Cosgrove avait hésité avant de répondre :

— Bien sûr, inspecteur. Nous en serons ravis. Je vous envoie des hommes pour récupérer les affaires de Jill Madden, les vaches, les chiens et les poules. Ils pourraient également prendre votre valise. Qu’avez-vous fait ces jours-ci, avec le froid ?

— Oh ! j’ai trait les vaches, donné à manger aux poules et aux martins-chasseurs, dit Bony d’un ton badin avant de reprendre brusquement son sérieux. La mort de Mme Lush confère à la disparition de son mari un caractère suspect. Ce qui veut dire que je dois continuer à le rechercher.

— C’est terrifiant, n’est-ce pas ? Pauvre femme ! Mon sang ne fait qu’un tour quand je pense à tout ce qu’elle a supporté. Jill nous en a parlé. Elle accompagnera les employés pour jeter un dernier coup d’œil avant de tout boucler.

— Très bien. Je mettrai ma valise à côté de la sienne car je serai peut-être absent à ce moment-là. Les vaches se trouvent toujours à côté du hangar et j’ai enfermé les poules dans le poulailler. Les chiens seront attachés, bien entendu.

— Vous êtes un homme de ressource, inspecteur, dit Mme Cosgrove. J’ai parlé de vous avec le commissaire Macey et il en ressort que vous êtes très célèbre dans le milieu de la police. En tout cas, je serai ravie de vous accueillir chez nous.

Après l’avoir remerciée, Bony reposa l’écouteur et sortit suspendre les draps qu’il avait utilisés et lavés. Enfin, il fourra des sandwiches et une bouteille de thé froid dans un sac à sucre fermé par une ficelle, qu’il porterait sur l’épaule. Il donna les restes à manger aux chiens et s’en alla.

La matinée promettait un temps plus favorable que les jours précédents. Le vent était toujours orienté à l’est, mais beaucoup moins fort. Tandis qu’il passait au sud, Bony sentit la chaleur du soleil.

En arrivant aux boîtes aux lettres, il accorda une attention particulière à celle des Madden, juchée sur trois pieds. À l’origine caisse de vingt-cinq kilos de thé, elle avait la fente tournée vers l’est et était placée sur un cadre carré en bois crénelé de sept bons centimètres d’épaisseur. Les coins reposaient sur des pieds crénelés de cinq centimètres de largeur. L’ensemble avait été peint à l’extérieur et à l’intérieur, mais aurait eu besoin d’une nouvelle couche. Les supports étaient bien enfoncés dans le sol et trois suffisaient à soutenir la boîte.

Bony les vérifia et s’aperçut qu’il ne fallait pas forcer beaucoup pour en arracher un. En pesant d’une main sur un coin de la boîte, il était sûr de pouvoir y arriver avec l’autre. Quand il y regarda de plus près, il s’aperçut que l’extrémité du pied manquant était toujours enfouie dans le sol et remarqua les ravages des fourmis blanches.

Dans un accès de fureur incontrôlable, Lush avait pu arracher le support. Ensuite, il lui avait fallu compter huit pas pour l’abattre sur la partie supérieure du garde-boue. Le coup était assez violent pour laisser une marque et pour casser l’extrémité du bout de bois, sa résistance ayant été entamée par les termites.

Et ensuite, qu’avait-il fait ? Si on s’en tenait à l’hypothèse du régisseur, il avait jeté le morceau de bois et s’était rué sur la boîte pour en arracher un autre. Dans le noir, il l’avait manquée et avait basculé dans l’abîme. Où était le support cassé ? Bony avait passé les lieux au peigne fin sans le retrouver ni relever d’indices. Il avait regardé au bord du trou d’eau et sur la corniche qui le surplombait.

La réputation de Lush plaidait certainement en faveur des déductions du régisseur, mais, à partir des mêmes faits, à savoir le pied arraché à la boîte aux lettres, on pouvait bâtir une hypothèse tout aussi plausible. Lush avait pu rencontrer quelqu’un en retournant à sa camionnette avec un bidon d’essence ; là, il s’était bagarré avec lui et avait arraché le pied pour attaquer ou se défendre, puis il avait glissé ou avait été poussé dans l’abîme.

Ces deux suppositions correspondaient peut-être à la vérité, mais Bony les trouvait peu probables et leur préférait une troisième possibilité : en tirant à travers la porte, Jill Madden avait tué Lush. Elle avait ensuite caché le corps quelque part.

Elle avait reconnu qu’elle avait emporté la porte endommagée dans l’enclos d’abattage pour la brûler. À côté de la maison, Bony avait vu une brouette légère et repéré ses marques sur le chemin conduisant à l’enclos quand, avec Ray Cosgrove, il avait cherché Lush, et la veille, quand Jill et Ray étaient venus. La brouette était visiblement utilisée pour transporter les carcasses de l’enclos d’abattage jusqu’à la maison, mais elle avait également pu transporter le corps de Lush. Il n’aurait pas été bien difficile de le descendre jusqu’au bord du trou petit mais profond qui alimentait la ferme en eau. L’eau potable n’en aurait pas été altérée car elle provenait de réservoirs d’eau de pluie.

La veille, Bony s’était rendu au camp des trois vagabonds sur la rive, en amont de la maison d’habitation de Mira. En effet, leur camp avait beau se trouver à plus de trois kilomètres de la camionnette abandonnée, on ne pouvait écarter la possibilité qu’ils aient joué un rôle dans la disparition de Lush. Le Darling, ce fleuve qu’on appelait parfois le Caniveau de l’Australie, avait jadis été réputé pour abriter des voyous dans des camps secrets établis au plus profond des grands méandres. Ces hommes guettaient les voyageurs, les attiraient loin de la route ou les tuaient et transportaient leurs corps dans des régions incultes pour les y enterrer. L’un des trois vagabonds avait pu apercevoir le pick-up abandonné avant Cosgrove.

C’était là une autre hypothèse crédible, la seule certitude étant l’eau qui descendait le cours du fleuve pour envahir tous les trous, inonder tous les méandres, isoler la maison des Madden et attirer Bony à Mira, sur l’autre rive. Le temps, qu’il aimait car il s’était toujours montré son allié, semblait à présent sur le point de lui faire défaut.

Il attrapa le sac qui contenait son déjeuner et descendit jusqu’au bord du méandre du Fou, puis le longea pour s’approcher de l’eucalyptus tacheté qu’il avait été aussi heureux de voir.

Chaque homme doit vivre avec lui-même et Bony ne voulait pas avoir constamment à l’esprit la frayeur que lui avait causée cette étendue désertique, une frayeur si grande qu’il en était arrivé à la redouter. Il suivit alors des chemins très sinueux pour traquer la preuve qu’un ou plusieurs hommes avaient récemment parcouru cette zone à pied.

Il vit un serpent-diamant qui traversait paresseusement un espace recouvert de feuilles apportées par le vent. Il vit un goanna2 étendu sur une branche morte. Le reptile le considéra de ses yeux noirs luisant de haine et sortit plusieurs fois sa langue fourchue, apparemment pour le menacer. Bony entendit une chèvre appeler et une autre lui répondre, mais ne put les dénicher. À un moment donné, il lui sembla percevoir le son grêle et rythmé d’une clochette et il en déduisit qu’elle était accrochée au cou d’une chèvre retournée à l’état sauvage, ou même d’une vache. Mais il était surtout entouré de silence, un silence dissocié du murmure d’un vent léger qui soufflait à travers les arbres informes, grotesques.

Grâce à sa concentration, ou au soleil, qui avait maintenant plus de force et une couleur dorée, ou encore parce qu’il refusait inconsciemment de penser à l’inconnu qui alimentait sa frayeur, toujours est-il qu’il ne ressentit pas ce jour-là l’influence mentale qu’exerçaient sur lui ses ancêtres maternels. Avec une sévère détermination, il avançait, évitait les arbres renversés, contournait les rigoles encaissées, traversait les bras morts peu profonds, tout en suivant les traces sinueuses qui s’enfonçaient toujours davantage dans l’immense méandre.

Il était assis sur une souche, fumait une cigarette et se disait qu’il n’allait pas s’aventurer plus loin quand il sentit dans la nuque et le cou la piqûre douce et froide d’un millier d’épingles. Il se retourna et ne vit rien d’autre que la face spectrale de la désolation. Ce fut alors qu’un picotement se manifesta dans la plante de ses pieds et grimpa jusqu’à ses chevilles. Bony se leva et remua les orteils. Ces sensations l’avaient toujours prévenu d’un danger.

L’inspecteur Napoléon Bonaparte était saisi d’effroi et celui que ses innombrables amis appelaient Bony se mordit la lèvre inférieure et, aussi tendu qu’une corde de violon, attendit que le danger manifeste son origine.

Il le fit un instant plus tard. Un bruit indescriptible arriva à Bony, faible et lointain, rappelant un peu des vagues qui se brisent sur des rochers, ou, plus étonnant encore, un immense orgue tellement éloigné ou enfoui sous les pierres que seules les notes les plus graves venaient frapper ses oreilles tendues. Quel endroit ! Quel horrible endroit que ce désert sec, sale et terrifiant !

La silhouette d’un homme apparut derrière le tronc cadavérique d’un eucalyptus penché. Il était très grand, vêtu d’un vieux pantalon et d’un manteau vert en loques. Il portait la barbe et ses cheveux gris pendouillaient sous le bord de son feutre cabossé.

L’homme avança vers Bony, qui sentit le picotement cesser dans ses jambes et son cou. Il avait une façon de poser les pieds qui faisait penser à un somnambule. Bony ne lui voyait pas les yeux car ils étaient baissés. Dans une main, cette apparition portait un pot en fer. Calé sur son postérieur, le balluchon cylindrique habituel, constitué par des couvertures roulées, dépassait la hauteur de son chapeau.

— Boum… boum… boum.

Ces sons coïncidaient avec le pas de l’homme. Ils furent répétés un instant plus tard, puis suivis de divers autres qui finirent par former une chanson ou une mélodie. L’homme fredonnait tout haut pour rythmer sa marche. Quand il fut à cinquante mètres de lui, Bony reconnut le morceau. C’était la marche funèbre de Saül.

Bony avait rencontré pas mal d’individus bizarres et entendu parler de beaucoup d’autres : des hommes qui longeaient les rivières, d’une année sur l’autre, des types qui avaient commencé comme ouvriers agricoles ou tondeurs pour se transformer peu à peu en vagabonds et vivaient de ce que les cuisiniers des exploitations leur donnaient. Ils avaient une seule chose en commun. Ils étaient toujours sur les routes, voulaient toujours aller voir ce qu’il y avait derrière le méandre suivant, voyage sans fin.

L’homme avança lentement vers Bony en fredonnant sa chanson, le regard rivé au sol. L’inspecteur s’aperçut finalement qu’il ne l’avait pas remarqué et allait le dépasser.

Il le salua.

— Bonjour !

Le fredonnement cessa. Le type ne s’arrêta pas, ne regarda pas Bony et, tout en poursuivant son chemin, répéta plusieurs fois :

— Je suis mort. Je suis mort.

— Je commence à croire que nous le sommes tous les deux, lui cria Bony.

Puis il se mit à plaindre cette pauvre épave humaine. Il n’irait sûrement pas loin ce jour-là s’il continuait à la même allure. Cette pensée amena Bony à réfléchir à la trajectoire du type. Il venait des arbres situés au sud-ouest et se dirigeait vers le nord-est : vers la maison d’habitation de Mira.

Il n’était peut-être pas au courant de la crue qui devait atteindre Mira vers 18 heures. D’après le soleil, il était 11 heures, à cinq minutes près. Il était difficile d’évaluer à quelle distance se trouvait la maison d’habitation car Bony avait marché en zigzag. À vue de nez, il devait y avoir deux kilomètres et demi à trois kilomètres. Un bon marcheur peut, sur ce sol, parcourir près de cinq kilomètres à l’heure, mais cet homme, lui, mettrait bien huit heures pour arriver là-bas. Et le fleuve allait déborder dans sept heures.

Les eaux ne déferleraient sans doute pas tout d’un coup. Il faudrait plusieurs jours pour qu’elles recouvrent la zone du méandre et des heures pour qu’elles commencent à remplir les rigoles et les bras morts encore plus profonds. L’homme courait le risque de ne pas pouvoir les traverser jusqu’à Mira et d’être coupé par des flots rapides, chargés de débris, de sorte qu’un bateau ne pourrait pas se porter à son secours.

Bony décida de le suivre pour lui faire hâter le pas. Il se leva et allait attraper son sac en jute quand il entendit quelqu’un appeler, loin derrière lui. Ce cri l’arrêta et, quand il l’entendit de nouveau, il fut certain que celui qui appelait venait du sud-ouest et suivait le premier individu.

Bony attendit et vit bientôt quelqu’un devant lui qui semblait non pas suivre le vagabond mais anticiper sa trajectoire. Bony le héla. Le type le vit et se tourna pour s’avancer vers lui.

Il était petit, rondouillard, et tout en lui suggérait la courbe, tandis que le premier faisait penser à une perpendiculaire. Il portait lui aussi un balluchon et un pot en fer qui contenait un chaton noir et blanc. Il avait une lueur anxieuse dans les yeux quand il dit :

— Bonjour, camarade ! Vous n’auriez pas vu un grand type ?

— Si. Il vient de passer devant moi. Il fredonnait une marche funèbre.

— Bon ! On était en train de piquer un roupillon et, quand j’me suis réveillé, il avait filé. C’est une fichue région pour chercher un dingue. Bien sûr, il est pas dingue tout l’temps, mais quand ça l’prend, il faut que j’veille sur lui, comme qui dirait. Il est déjà loin ?

— Vous voyez cet arbre ? demanda Bony en joignant le geste à la parole. C’est lui qui cache votre ami.

Les yeux d’un bleu délavé, dans le visage barbu, eurent une expression de soulagement.

— J’ferais mieux de continuer, camarade. Harry Marche Funèbre et moi, on est copains depuis dix ou onze ans. C’est pas un mauvais bougre, vous savez, mais des fois, j’m’inquiète. J’vous verrai peut-être à Mira.

— Vous vous rendez compte que le fleuve va être en crue ?

— Et comment ! C’est pour ça qu’on va directement à Mira. Le facteur nous a dit que les eaux y arriveraient vers 6 heures ce soir. Bon, au revoir, camarade. À un de ces jours ! Salut !