LA PLUIE

Bony se réveilla en entendant la pluie frapper le toit de tôle. Dans la pièce du petit déjeuner, il trouva un MacCurdle très inquiet et un Raymond Cosgrove qui ne l’était pas moins.

— La pluie est arrivée tout d’un coup, déclara le directeur d’exploitation. La météo ne l’avait pas prévue. Elle a commencé à tomber peu après 4 heures du matin.

— Je viens de vérifier. Jusqu’à présent, il est tombé vingt millimètres, et on dirait que ça ne va pas s’arrêter, ajouta Ray. Une averse merveilleuse, qui arrive à point nommé.

— À condition que le ruissellement ne coïncide pas avec le plus fort de la crue. Sinon, on pourrait être dans de sales draps.

— Est-ce que ça empêcherait les hommes de travailler ? demanda Bony, et ils lui répondirent que la pluie ralentirait seulement le renforcement de la digue.

Une fois dehors, Bony trouva la matinée magnifique. Il n’avait pas plu depuis plusieurs mois ; la terre absorbait la précieuse humidité et, en retour, libérait des arômes que seul un sol semi-aride pouvait produire. Au bout d’une heure, l’inspecteur contacta le commissaire Macey.

— Oui, nous avons envoyé les échantillons au labo, lui dit-il. Nous devrions recevoir le rapport dans l’après-midi. Apparemment, la balle qui a traversé la porte l’a tué, hein ?

— C’est possible, dit prudemment Bony. J’attends ce rapport, commissaire. Il pleut chez vous ?

— Il tombe des cordes. On a déjà eu plus de vingt-cinq millimètres. Tout le monde saute de joie. Je suppose que Mira ressemble à un bourbier. Le père Savery se serait enlisé, aujourd’hui. Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Il est à son affaire dans cette région de l’intérieur, répondit Bony. J’ai rencontré beaucoup de bons religieux, mais un seul comme le père Savery, et c’était un frère du bush. J’espère que vous l’avez remercié avec effusion.

— Soyez-en assuré, Bony. Il nous a dit qu’il avait été bien aidé par quelqu’un qui avait travaillé dans les pompes funèbres.

— Oui, un petit bonhomme qui s’appelle Jacko.

— Il m’a donné son nom. Il n’a pas de casier. L’histoire qu’il a racontée sur la fois où ils s’étaient trompés d’adresse était marrante. Jacko a une sacrée personnalité. Vous êtes verni. Nous, nous n’avons que des ivrognes à nous mettre sous la dent.

— Ah ! Mais c’est que je modèle les personnalités, commissaire. Je les épanouis par la gentillesse. J’ai une liste de noms pour lesquels j’aimerais bien savoir s’il y a un casier judiciaire. Vous voulez bien les noter ?

Bony lut sa liste des dix hommes. Macey lui dit qu’il allait demander qu’on vérifie et qu’il le rappellerait. Trente minutes plus tard, il téléphonait.

— C’est au sujet de vos types, Bony. Vous êtes prêt ?

Bony nota :

Jacko : pas de casier.

Harry Marche Funèbre : pas de casier.

Mick le Maton : pas de casier.

Champion : six mois pour vol d’un cheval.

Wally Watts : pas de casier.

Bill, Ned et Silas, alias les Frères. Bill : pas de casier. Ned : état d’ébriété et trouble de l’ordre public. Silas : vol.

Dean le Bosco : pas de casier.

Le Cycliste du Paroo : coups et blessures.

Parmi les six hommes employés par l’exploitation et placés sous la surveillance du régisseur, cinq avaient été inculpés à White Bend pour état d’ébriété et trouble de l’ordre public.

— Vous avez tout noté ? demanda le commissaire. Bien ! Ensuite, nous avons M. Ray Cosgrove. Conduite en état d’ivresse ici, à Bourke. État d’ébriété et trouble de l’ordre public à White Bend. C’est tout ce que nous avons. Le Cycliste du Paroo est le pire de votre bande, ensuite viennent les Frères, Wishart de leur vrai nom. Pourquoi n’êtes-vous pas reparti avec le père Savery hier ?

— Je ne volerais pas avec lui même si on me promettait de me nommer directeur régional, dit Bony. Et puis, maintenant, je ne peux plus abandonner ma tâche. La pluie rend les pistes trop boueuses. J’aurais pourtant voulu rentrer chez moi.

— C’est ce que vous dites, cher Artful Dodger4 . Au revoir.

Bony emprunta un pardessus et un parapluie à MacCurdle et sortit faire une longue promenade sur la digue. La pluie tombait avec régularité et ne semblait pas vouloir faiblir. Le fleuve était monté jusqu’à un mètre quatre-vingts du sommet de la rive à l’endroit où ils avaient retrouvé le corps. Dans quelques heures, il allait se déverser dans le bras mort, derrière le jardin. Huit à dix centimètres de précipitations causeraient des problèmes à Mira.

Bony trouva Jacko en train de peler des pommes de terre sur la véranda, derrière la cuisine des employés, et s’assit à côté de lui pour se rouler une cigarette.

— Chaque goutte qui tombe rapporte une livre à l’éleveur et un penny au gardien de troupeaux, déclara le petit bonhomme. Comment vous vous en sortez, inspecteur ?

— Vous pourriez m’aider à m’en sortir un peu mieux, dit Bony. Tenez, par exemple, où étiez-vous le matin du 19 juillet ?

— C’est le jour où Lush a comme qui dirait disparu. J’avais passé la nuit dans le hangar à laine de Markham Downs. Le lendemain, c’est-à-dire le jour qui vous intéresse, j’étais toujours là-bas, parce que j’en suis reparti seulement le jour d’après.

— Où se trouve cette exploitation ?

— À une trentaine de kilomètres au sud de White Bend, sur cette rive.

— Et vous êtes remonté jusqu’ici en restant sur la même rive ?

— Oui, j’ai même pas traversé pour aller à White Bend. J’avais pas un radis.

— Apparemment, voilà qui vous met hors de cause. Dites-moi, Jacko, parmi les types qui étaient rassemblés autour du feu hier, lequel est le Cycliste du Paroo ?

— Écoutez, inspecteur, j’ai aucune envie de me foutre quelqu’un à dos.

— Je ne vous le demande pas. Vous pouvez quand même me dire qui est ce Cycliste ?

— D’accord, mais lui racontez pas que j’vous l’ai dit. Il est mauvais. C’est celui qu’était assis à côté de Champion. Il a pas ouvert la bouche. Un type avec une petite bouche et une moustache brune.

— Pourriez-vous vous résoudre à m’expliquer pourquoi cet homme d’un certain âge est appelé Champion ?

— Ah, pour ça oui ! répondit Jacko en souriant. Il travaillait à Yandama, là-haut, au nord-ouest de la Nouvelle-Galles du Sud, quand il a gagné un beau paquet à la loterie. Alors, avec trois autres types, il va à Milparinka. Il leur dit qu’il donnera cent livres à celui qui pourra boire plus de chopes de bière que lui, à raison d’une à la minute. La bière, c’est lui qui la paye.

« Bon, ils se préparent, le tenancier aussi. Une chope d’un demi-litre à la minute, avec l’homme à tout faire qui surveille l’horloge. Ils s’y mettent et notez bien qu’ils avaient pas bu depuis des mois. Ils pouvaient pas s’entraîner dans l’intention de tricher.

« Le premier abandonne après la cinquième chope. Le suivant n’a pas pu aller au-delà de la huitième. Il n’en restait donc qu’un contre Champion et, à la onzième, ils étaient à égalité, quand tout à coup, le type a fermé les yeux et a roulé par terre. L’histoire veut que Champion ait continué jusqu’à la vingt et unième en vingt et une minutes. Il a été disqualifié par l’homme à tout faire parce qu’il a mis plus d’une minute à descendre la vingt-deuxième. Ça lui a fait plus ou moins perdre tout intérêt pour la bière et il a commandé du whisky. Le tenancier a refusé car il voulait pas avoir un cadavre sur les bras.

— C’est aussi vrai que je suis en train de vous parler, dit le cuisinier sur le seuil de sa cuisine. Bien sûr, Champion avait vingt ans de moins. Et il était aussi un tondeur champion, mais les moutons n’ont rien à voir avec le fait qu’il ait remporté le championnat de bière. En voilà, une belle pluie, hein, inspecteur ?

— Très belle, reconnut Bony. Depuis combien de temps faites-vous la cuisine ici ?

— Quatorze mois. Il serait temps que je m’arrête et que j’essaie de battre le record de Champion. Sauf que je bois pas de bière. C’est le gin, moi, mon remontant. D’ailleurs, j’envisage de faire un petit tour en Nouvelle-Zélande. Excusez-moi ! Le gâteau au chocolat !

Bony suivit le cuisinier dans la vaste cuisine-salle à manger. Il s’assit à la longue table, du côté de la cuisinière, et patienta pendant que le cuisinier s’occupait du gâteau qui cuisait dans le four. Puis quand il s’assit en face de lui et tira sur une cigarette, il lui demanda :

— Les trois hommes qu’on appelle les Frères, depuis combien de temps campaient-ils sur l’autre rive ?

— Oh ! trois ou quatre semaines.

— Est-ce qu’ils sont souvent venus vous demander de quoi manger ?

— L’un d’eux venait deux fois par semaine, quelque chose comme ça. Mais ils avaient du fric, parce qu’ils ont acheté de la bouffe au magasin.

Le cuisinier regarda Bony droit dans les yeux.

— Apparemment, Lush a été liquidé, dit-il. Les hommes en parlaient encore au petit déjeuner.

— C’est un bon sujet de conversation, dit Bony avant de se lever pour partir. D’après le bruit que j’entends, ils doivent travailler sous la pluie.

— Certains touchent des primes. Ce sont les machines qui font ce tintamarre. La patronne s’inquiète, on dirait, avec cette pluie.

Bony se rendit ensuite au hangar à tonte, où il trouva Mick le Maton en train de lire un journal.

— ’Jour, inspecteur !

— Bonjour, Mick. Où est Harry ?

— Dans son pieu. Il a passé une mauvaise nuit. Parler de cadavres et de trucs comme ça le chamboule. Vous voyez bien dans quel état il est.

— Savez-vous comment il est devenu comme ça ?

— Oui. Il est tombé de cheval dans un rodéo. Il a atterri sur la tête. Il s’en est plus ou moins bien sorti et paraissait normal pendant six mois. Et puis, il est parti sur les routes et, un soir, je campais et je l’ai entendu marcher au pas cadencé. Il s’est penché et m’a dit qu’il était mort. J’ai eu comme qui dirait pitié de lui et, depuis, on voyage ensemble.

— Et vous veillez à ce qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Pourquoi avez-vous abandonné votre métier de gardien de prison ? Pour une raison que je ferais mieux d’ignorer ?

— Non. Ma femme et mon fils ont été tués dans un accident de la route. Ça m’a démoli. C’est tout. Quand j’ai arrêté, je suis venu par ici, et je suis heureux de l’avoir fait.

— Le sujet des relations entre les hommes et la police a été abordé hier soir, Mick. Comment les trimardeurs vous ont-ils accueillis ?

— Dites plutôt les « sans-espoir », inspecteur ! rectifia l’homme rondouillard en souriant. Y a pas eu de problème au bout d’un moment, une fois que j’avais réglé leur compte à deux types qui cherchaient la bagarre. Ils aiment beaucoup le pauvre Harry, et je suppose qu’ils m’aiment aussi un peu.

— Ils devraient. Où étiez-vous tous les deux au moment où on pense que Lush s’est fait tirer dessus ?

— À Murrimundi. Dans une vieille cabane où on lave la laine. À environ trois kilomètres en amont de la maison d’habitation.

— Bien ! Dites-moi, où vouliez-vous aller le jour où je vous ai rencontrés au méandre du Fou ?

— Ben, on avait pensé camper et pêcher un peu dans le trou d’eau, au-dessous des boîtes aux lettres, répondit Mick le Maton. Et puis, on s’est dit qu’on allait passer voir Mme Madden, parce que Harry s’est toujours bien entendu avec elle. Vous savez, il avait parfois travaillé dans cette ferme. En fait, on y a tous les deux bossé de temps en temps.

— Comment vous entendiez-vous avec Lush ? demanda Bony en gardant une expression décontractée.

— On s’est jamais entendus. Personne pouvait s’entendre avec lui. Mais quelquefois, Mme Madden avait le dernier mot.

— Mick, vous dites que vous campiez à la cabane de Murrimundi. Est-ce que vous n’avez pas aperçu Lush quand il est allé à White Bend ?

— J’aurais pas pu. La cabane se trouve à plus de quinze cents mètres de la route, dans un coude. Non, nous n’avions pas idée que Lush avait disparu avant d’arriver ici, après vous avoir rencontré.

Mick le Maton eut un sourire dépourvu d’humour.

— Vous allez vous faire mal voir si vous pincez le type qui a tué Lush.

— C’est bien ce qu’il semble, étant donné que tout le monde le détestait à ce point.

Bony se leva.

— Vous savez, si je perdais ma famille, moi aussi, je partirais sur les routes. À bientôt, Mick.

Quatre cents mètres après le hangar à tonte, la digue s’éloignait du fleuve et formait une large boucle pour encercler toute la maison d’habitation et ses dépendances. Le bulldozer travaillait, hors de vue, et Bony devina que tous les hommes le manœuvraient, ainsi que le chouleur. Il n’y avait pas de vent et la pluie tombait bien droit, averse régulière qui créait des mares et les élargissait inexorablement ; elle tambourinait doucement sur l’eau et sur les feuilles des gommiers, près du feu des trimardeurs, et cette note rappelait avec vigueur à Bony la camaraderie des hommes, le lien qui unissait un homme robuste à un affligé.

Comme il n’y avait pas de soleil, il dut attendre que la pendule du bureau lui indique l’heure. Il était assis dans la pièce privée du directeur d’exploitation quand MacCurdle et Ray Cosgrove revinrent après avoir pris des mesures avec le théodolite.

— Une fière matinée, Bony ! Et nous avons bien besoin de boire un coup, dit le directeur d’exploitation d’un ton jovial. Croyez-vous que vous pourriez vous laisser convaincre ?

— Sûrement, répondit Bony.

Ray se mit en quête d’une bouteille de bière.

MacCurdle sortit une bouteille de whisky d’un placard, la posa sur la table et alla chercher de l’eau. Bony remarqua distraitement que la bouteille n’était pas entamée et encore enveloppée dans le papier de soie habituel. Le directeur d’exploitation revint avec une cruche d’eau, déchira le papier, fit sauter le cachet, retira le bouchon et se versa un verre comme s’il y allait de sa vie. Bony se servit d’une main plus légère et tous deux sourirent par-dessus leurs verres. Il n’y avait rien de remarquable dans tout cela, mais Bony sentit qu’une mouche se cognait aux vitres de sa mémoire.

— La pluie ne faiblit pas et le fleuve monte plus vite à cause du ruissellement local, Bony. Seuls la digue, la maison et ce bureau resteront hors de l’eau. Vous allez probablement séjourner parmi nous un long, long moment. Il y a neuf autres bouteilles dans mon placard personnel. Servez-vous quand vous voudrez.

Ray revint avec sa bouteille de bière, remplit deux 180 fois son verre, se roula une cigarette et balança une jambe par-dessus le bras du fauteuil.

— Maman s’amuse beaucoup, dit-il.

Bony haussa les sourcils.

— Là, dehors, sous la pluie, avec les hommes. Elle les dirige, les pousse et ainsi de suite. Ils vont se mettre en grève si elle ne baisse pas un peu le ton. Depuis tout ce temps, elle devrait savoir qu’un Australien n’accepte pas qu’une femme le commande. Elle finira bien par piger.

— Ça, jamais, dit fermement MacCurdle.

— S’ils posent les outils, on ferait mieux d’apprendre à nager.

— Vous ne savez pas nager ? Je croyais que tous les petits garçons apprenaient, fit remarquer Bony.

— Je voulais dire sur une longue distance. Vous savez, une trentaine de kilomètres.

Le téléphone sonna et le directeur d’exploitation sortit prendre la communication. Elle était pour Bony. Macey s’annonça au bout du fil.

— Le rapport vient d’arriver du labo. Oublions les portes. La balle qu’on a retrouvée dans le corps de Lush n’a pas été tirée par la carabine des Madden.